Algérie 2011 entre ruses et nuisances

Commencée par trois jours d’émeutes vaines mais révélatrices

Algérie 2011 entre ruses et nuisances

Ahmed Selmane, La Nation, 27 Décembre 2011

Il était une fois l’année 2011. Elle a commencé par des émeutes. Brèves, violentes. Equivoques. A ces émeutes, le pouvoir a donné une explication et une réponse. Très significatives de la manière dont le rapport entre l’Etat et la société est appréhendée. Pour le système de pouvoir en place, les algériens pacifiques qui cherchent accéder à l’âge de la citoyenneté et de la construction de la cité ne pèsent rien. Seuls ceux qui ont une capacité de nuisance méritent d’être entendus. Les jours de janvier 2011 « éclairent » toute l’année. Sombrement.

Emeutes et boule de gomme

Les trois jours d’émeutes de janvier 2011 ont pris fin rapidement. Destructrices avec en tout cinq morts. Elles se sont arrêtées net, moins en raison de l’intervention des forces de sécurité à qui l’on a exigé de faire preuve de retenue, que par le refus des algériens d’accepter la réponse émeutière. Dans de nombreuses localités, ce sont les citoyens qui ont pris en charge la protection d’édifices publics (postes, écoles…) contre les actions de destruction menées par les jeunes émeutiers. Il y avait dans cette confrontation un signe évident que la violence sociale en Algérie peut mener plus surement à la guerre civile qu’à une remise en cause du régime. A des jeunes qui ont rarement fait les achats de la famille, mais qui trainent une mal-vie pesante que l’on retrouve à presque tous les niveaux des classes sociales, le régime a trouvé la réponse. C’est à cause de la hausse des prix de l’huile et du sucre. Et le « coupable » n’a pas été difficile à trouver : c’est le groupe Rebrab qui fait aussi bien dans le sucre que dans l’huile. Il y avait même dans cette mise en cause – qui a été levée de manière relativement vite – une sorte de message de connivence à Issad Rebrab : laissez-nous vous accuser, vous êtes des « nôtres », on sauve l’ordre. Bien sur, M.Rebrab n’a pas apprécié. On ne réussit pas dans les affaires sans connaître ce monde et sa manière de fabriquer la diversion et le bouc-émissaire. Finalement, le ministre en charge du commerce, Mustapha Benbada, sans attendre l’affligeante commission d’enquête de l’affligeante assemblée populaire nationale, a disculpé le groupe Rebrab… Qui est, explique-t-il, dominant mais pas monopolistique. Exit donc l’explication « marxiste » trop instrumentale pour être sérieuse lancée dans la périphérie du régime. Mais il en est resté pour le pouvoir l’essentiel : en janvier, les jeunes casseurs qui en avaient marre de tout et de rien n’en avaient pas après le régime. Ils faisaient malgré eux le « syndicat » pour les algériens qui souffraient, en silence, de la hausse des prix. Honni donc soit qui politiquement y pense, à ces émeutes et au fait que la grande majorité des algériens ont entravé le début d’un incendie qui, à leurs yeux, ne se nourrissait pas d’huile et de sucre. Comme pour la décennie de guerre civile, le pouvoir aime écrire l’histoire officielle. Et interdire, à coup de loi, toute lecture « subversive ». On aura donc un soutien plus renforcé aux produits de premières nécessités et on fera preuve de largesse pour les jeunes qui veulent s’offrir une auto en faisant semblant de créer une entreprise et on augmentera des salaires qui seront bouffés par de nouvelles hausses de prix ou par l’achat de voitures … et surtout ne touchons pas aux grossistes !

Pas touche aux grossistes !
Dans le psychodrame de janvier, le pouvoir a accusé Rebrab – avant de se replier – pour ne pas avoir à accuser les grossistes. Car il y a eu pénurie dans un pays affichant une aisance financière sans précédent et au lendemain d’une année 2009 marquée par les affaires de corruption dont la plus spectaculaire est celle qui a décapité le haut management de Sonatrach. Il y a eu aussi une hausse des prix qui serait « inexplicable ». C’est la fameuse « main invisible » si particulière du marché algérien. Et qui pourtant n’a rien de mystérieux. Dans une nouvelle tentative de mettre de l’ordre dans un secteur commercial dominé par l’informel, l’Etat avait décidé qu’à partir du 1er avril 2011, toute transaction financière égale ou supérieure à 500.000 dinars ne pourra être réglée que par virement ou chèque bancaire. Des opérateurs comme Cevital ont donc décidé qu’il est temps d’appliquer la loi et de demander aux grossistes les registres de commerce et le paiement pas chèques. Les grossistes informels ont donc déclenché une grève informelle qui a eu un impact évident sur le marché. Le gouvernement a reproché – c’est un fait remarquable – à Cevital et à d’autres opérateurs d’essayer d’appliquer la loi ! M.Mustapha Benbada, ministre du commerce, qui s’est retrouvé à gérer les lendemains d’émeutes, a reproché aux opérateurs de se mêler de ce qui ne les regarde pas ! L’application de la loi est censée concerner tout le monde mais en Algérie la règle de la nuisance prime. Et en termes de nuisance, les grossistes, c’est du sérieux. Non seulement, l’Algérie officielle par le biais de son ministre de la Tidjara a officiellement décidé que les grossistes pouvaient continuer à faire comme bon leur semblait mais elle a décidé, en Conseil des ministres, qu’il ne faut pas appliquer l’obligation du recours aux chèques. C’est la victoire totale de l’informel et de la chkra. Et aujourd’hui encore alors qu’on essaye de mettre de l’ordre dans les registres du commerce, les « grossistes » sont opportunément oubliés. Du coup, c’est le plus grand enseignement à tirer : les grossistes sont une force informelle très organisée et puissante par sa capacité de nuisance. Pas touche à ceux qui peuvent créer de la nuisance. La règle d’or du pouvoir s’est vérifiée. Pour les autres, on agite le bâton et on organise la diversion.

Pourquoi on « ne marche » pas
Nos émeutes sans lendemain – comme toujours – de janvier se sont déroulées concomitamment au mouvement tunisien entamé par une immolation et poursuivi par des cadres syndicaux de base – en rupture avec leur sommet – et qui débouchera par une fuite sans gloire de Zine EL Abidine Ben Ali, dictateur « chéri » des occidentaux et modèle tentant pour le pouvoir algérien sous présidence de Bouteflika. Mais en Tunisie, une classe moyenne encore présente, un syndicat où les cadres de base ont constamment refusé une caporalisation totale et une erreur d’appréciation française – qui s’est avérée salutaire pour les tunisiens – ont permis au mouvement de trouver un prolongement politique. En Algérie, ce sont ceux en partie qui ont contribué à créer le vide, qui ont justifié au nom de l’anti-islamisme la mise en au pas de la société, l’empêchement de l’organisation autonome, qui ont décidé d’embrayer sur le mouvement tunisien. L’effet « dégage » a ramené 2000 personnes pour la première manifestation, beaucoup moins pour la suivante et plus personne par la suite. Des deux premières manifestations organisées en février on a pu constater à quel point certains «républicains à mort » étaient « populaires » au point de servir de repoussoir commode. Les mauvaises langues disent qu’ils exercent bien leur fonction et qu’il faut leur rendre grâce de ce fait dans un pays où rien ne se fait correctement. Même la lèche au pouvoir. On en a retenu aussi que les mêmes émeutiers qui cassaient début janvier pouvaient, pour presque rien, être programmés pour insulter les manifestants et chanter des hymnes à la gloire du pouvoir.

Manifs du vide et du rien
Ces manifs du vide et du rien vont être un argument pour le pouvoir pour reprendre la vieille rengaine : les algériens n’ont pas de demandes politiques, ils veulent des réponses économiques et sociales. Ce n’est certes pas sérieux. Cela fait rire même les militants du FLN de Belkhadem. Mais comme on a de l’argent, on en donne et on croit que c’est cela la réponse économique et sociale. Les mois qui ont suivi les « trois jours » d’émeutes ont été celle d’une course poursuite à la revendication salariale miraculeusement exaucée. Avec rappel, messieurs, dames ! Certains ont crié à la dilapidation, à l’absence de vision économique. Mais comme on veut éviter de parler politique, il faut bien mettre la main… au trésor public ! Les choses sont allées ainsi jusqu’au jour où des hôtesses de l’air et des stewards – dont certains sont des filles et des fils de flen et flen – ont décidé qu’ils devaient être payés comme leurs collègues d’Europe et des Etats-Unis. Là, ça n’a plus marché ! Non pas que le gouvernement n’aurait pas fait un effort pour des enfants « bien nés » mais parce que partout dans Air Algérie on a juré que si les hôtesses et stewards s’alignaient sur l’Europe, il en sera de même pour eux ! Fin de partie. On resserre la vis. Et puis les émeutes étaient loin !

Le monde ne change pas
Il y a donc eu une révolution en Tunisie, une demi-révolution en Egypte et une intervention de l’Otan et une guerre civile en Libye ; et un Centre qui fronçait les sourcils sur le manque d’enthousiasme d’Alger pour l’intervention de nos « amis » de l’Otan. Il a fallu tout cela pour que le pouvoir se décide à parler de « réformes ». En rusant. Une commission Bensalah qui a invité des clones de Bensalah qui ont dit les mêmes choses que Bensalah et qui en a fait la synthèse Bensalah. Et le pouvoir qui change quelques textes avant de le faire approuver par des députés bien sages tout en créant l’idée, cocasse, que le FLN s’oppose « aux réformes du président »… Mais en cette fin d’une année marquée par les trois jours vains d’émeutes et de leurs enseignements, il ne sert à rien de constater que le pouvoir ne change pas. Il faut surtout penser comment ré-intéresser les algériens à la politique et à l’impératif de changer une situation qui, objectivement, mène le pays vers le mur.