Les limites idéologiques du nationalisme algérien

Les limites idéologiques du nationalisme algérien

Lahouari Addi

« Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu.
Le paradigme kabyle et ses conséquences théoriques »
chapitre 3 pages 60-76

Prenant contact avec l’Algérie en pleine guerre, Bourdieu a été favorable à l’Indépendance de ce pays, éprouvant de la sympathie, pour les gens rencontrés lors de ses enquêtes de chez qui il recueille des interviews où il découvre la profondeur des ruptures causées par la colonisation. Mais bien que favorable à la cause nationale des Algériens, il n’a jamais considéré que leur quête pour l’Indépendance était une révolution, dans la mesure où l’état économique et culturel de la société dominée ne permettait pas, selon lui, la prise de conscience révolutionnaire qui suppose que les agents aient une vision claire de l’avenir. Cette idée, Bourdieu l’exprimera durant toute sa carrière, prenant ainsi ses distances vis-à-vis des analyses marxistes ou néo-marxistes qui prêtent aux peuples du tiers monde des capacités révolutionnaires qu’ils n’ont pas. Pour lui, une révolution est un projet politique conscient qui ne peut être formulé par que par des groupes conscients de leurs forces . Or, pense-t-il, les Algériens vivent dans une précarité qui favorise l’esprit de révolte mais qui empêche la prise de conscience révolutionnaire en raison d’une propension au millénarisme que nourrissent les espérances magiques. La révolution se situe entre l’espérance et le possible ; au-delà de celui-ci, l’espérance est prise en charge par le millénarisme, l’utopie, l’imaginaire, le fantastique, etc. La domination subie par les Algériens n’a jamais été saisie dans sa réalité objective mais plutôt interprétée comme l’expression d’une volonté maléfique, ce qui donne au politique des formes psychologiques qui n’ouvrent aucune perspective de dépassement de la domination. La situation post-coloniale n’a du reste pas résolu les contradictions qui minaient l’ordre colonial, reproduit après l’Indépendance malgré un discours populiste verbalement généreux. La révolution, dira implicitement Bourdieu, ne dépend pas de la générosité de l’élite dirigeante tentée de reproduire la domination.

1. Révolte et révolution
Pour critiques que soient les travaux de Bourdieu à l’endroit de l’ordre colonial, montrant que celui-ci ne permet pas aux colonisés de sortir du dénuement, ils ne versent ni dans le misérabilisme ni dans une sociologie complaisante de la  » culture de la pauvreté « . Il ne croit d’ailleurs pas aux vertus révolutionnaires de la pauvreté qui mutile l’homme en le livrant à l’imaginaire. Sa sociologie n’exalte pas la pauvreté, elle dénonce ses cause sans pour autant tomber dans le populisme. de Refusant la théorie volontariste de la prise de conscience révolutionnaire découlant de la philosophie du sujet de Jean-Paul Sartre, Bourdieu s’est gardé de prêter à l’Algérien des qualités révolutionnaires parce que, explique-t-il, les  » espérances subjectives ont partie liée avec les conditions objectives « . Concevant la révolution comme une rupture avec un présent à substituer à un futur probable par une construction politique qui suppose la capacité de se projeter dans un avenir maîtrisable, il rappelle que la prise de conscience révolutionnaire ne peut être le résultat d’une ferveur collective, à moins de la confondre avec toutes les utopies des mouvements de foules que les siècles précédents ont aussi connus. Le projet révolutionnaire est lié aux conditions sociologiques contenant en elles-mêmes des  » éventualités probables « , c’est-à-dire que pour que l’oppression débouche sur la prise de conscience révolutionnaire, il faut que l’ordre social contienne en lui-même son dépassement. Il n’est pas une  » confrontation sans antécédent du sujet avec le monde  » comme semble l’affirmer J-P. Sartre qui  » s’insurge non sans raison, contre la sociologie objective (je dirais objectiviste) qui ne peut saisir qu’une socialité d’inertie « . Mais si l’objectivisme qui sous-estime la capacité des individus à faire la révolution est à écarter, le subjectivisme qui la surestime est aussi à rejeter parce que celle-ci ne relève pas de la pure intention du sujet. Ce dernier est porteur d’un habitus qui réconcilie  » la chose et le sens  » dans un équilibre entre la fidélité à soi-même et le désir de changer. Mais ce qui est important pour Bourdieu, ce n’est ni l’un ni, l’autre, mais la capacité de changer et de créer un monde réel différent abolissant la contradiction devenue insupportable pour les individus. Plus cette capacité est faible, plus grande est la tentation de confier le changement à l’imaginaire qui enchante la réalité au lieu de la transformer.

Si Bourdieu n’a pas versé dans le tiers-mondisme ambiant des années 1960, c’est parce que sa sociologie met l’accent sur les capacités, et surtout l’incapacité concernant des sociétés du tiers monde, à concevoir le changement avec une perception du futur en relation avec la maîtrise du présent dans la reproduction de la vie quotidienne. Rejoignant une thèse marxiste pré-léniniste, il argumente que ce ne sont pas les plus pauvres qui feront la révolution même si leurs conditions de vie les amènent à se révolter. Il appuie cette position par une citation de Durkheim, extraite de Les règles de la méthode sociologique :  » C’est parce que le milieu imaginaire n’offre à l’esprit aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s’abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire ou, plutôt, de reconstruire le monde par ses seules forces et au gré de ses désirs « . Cette citation donne tout son sens aux utopies révolutionnaires et aux millénarismes apparus à la faveur de la libération des peuples du tiers monde, annonçant leur échec du fait même qu’ils sont l’expression politique de conditions sociologiques si précaires qu’elles ne permettent pas d’envisager de les dépasser . Les révolutions qui ont éclaté dans des conditions sociale de misère économique et de pauvreté culturelle – et la Russie en est un exemple – ont développé une dichotomie schizophrénique entre le discours clamant la générosité du but final et les moyens et méthodes souvent inhumains utilisés qui ont substitué une inégalité à une autre parfois plus profonde. Les exemples historiques ne manquent pas, de l’Union soviétique à l’Algérie, ou pire encore, au Cambodge de Pol Pot, qui ont malheureusement donné raison à Bourdieu.

Pour être révolutionnaire, un mouvement doit être l’expression d’un refus d’une réalité oppressive à changer non pas par la générosité du discours, mais par la volonté de transformer les rapports sociaux, à commencer par abolir les rapports d’autorité arbitraires que l’enthousiasme de la mobilisation populaire a fait accepter dans une organisation comme celle du FLN, dont des responsables n’ont pas hésité à tuer des militants usant de la liberté de critique et d’expression . Le discours apologétique de l’utopie révolutionnaire de Frantz Fanon a caché les rapports réels dans l’organisation du FLN, dont les responsables ont reproduit les mécanismes traditionnels d’allégeance, cherchant prestige et pouvoir en se posant comme les plus nationalistes et en soupçonnant de trahison à la cause nationale leurs concurrents potentiels. Cette mécanique d’anarchie au sommet et de terreur à la base par lesquelles le FLN s’est rendu célèbre (le mot Eljabha était autant source de fierté que de peur), au-delà de sa victoire sur la France coloniale est le reflet d’une indigence idéologique et d’une pauvreté culturelle qui renforcent l’aliénation poussant des hommes à égorger d’autres hommes au nom d’un Dieu nouveau, la Révolution, d’autant plus implacable et sans miséricorde qu’il devait s’imposer au début par la terreur et la brutalité. Il faut avoir en tête la hantise de ces nombreux militants sincères qui apprennent un jour que la Direction (elqayada), la Révolution (etawra), l’Armée (eljeich)… leur retirent la confiance pour avoir fait preuve de scepticisme à l’égard de telle ou telle décision ou à l’égard de tel ou tel dirigeant, pour prendre la mesure de l’aliénation de ceux qui prétendent se réclamer d’un mouvement de libération supposé libérer de la domination coloniale et des aliénations qui lui sont constitutives . Il faut convenir avec Bourdieu que  » l’aliénation absolue anéantit la conscience de l’aliénation « . En étant autoritaire, en ayant si peu de respect pour la vie humaine et pour la dignité des ses subordonnés, le dirigeant du FLN s’est inscrit dans le prolongement des rapports de la société traditionnelle, avec ses habitus : recherche des honneurs et du prestige pour se distinguer des autres. La société traditionnelle forme l’homme dans la culture patriarcale marquée par l’ethnocentrisme généalogique qui oppose tous les segments tribaux et familiaux les uns aux autres dans une situation de rareté de biens. Le pouvoir, dans ces conditions, est recherché pour le prestige, dans la logique de l ‘ethnocentrisme généalogique et pour ses capacités prédatrices des biens matériels. L’autoritarisme, qui a besoin de capitaux symboliques pour se légitimer, a pour finalité le prestige et la prédation qui, à leur tour, le renforcent. Le FLN est porteur de cette culture apparue au grand jour dans l’exercice du pouvoir entre les mains d’une élite dont les convictions profondes sont en rupture avec les valeurs de la modernité, la première d’entre elles, l’égalité des individus que l’Etat est censé considérer comme des sujets de droit. C’est ici que prend son origine la crise politique qui a éclaté dans les années 1990.

Ce regard réaliste de Bourdieu sur la guerre de libération algérienne découle de l’analyse sociologique de l’Algérie qu’il entreprend à travers des enquêtes et des entretiens qui révèlent une idéologie politique spontanée, le plus souvent implicite, constituant le nationalisme algérien qui se nourrit plus du sentiment d’injustice face à l’ordre colonial que de la volonté de construire un Etat de droit. Les enquêtés expriment leurs positions politiques en termes de bien et de mal, parfois font référence à la justice qu’ils souhaitent et à l’injustice qu’ils dénoncent, se remettent souvent à Dieu qu’ils invoquent pour rétablir l’ordre juste. Dans tous les cas, ils font preuve d’un attachement fort à leur communauté dont ils pensent qu’elle sera la meilleure de toutes une fois l’Indépendance acquise. Si le FLN a été si populaire dans les années 1950, c’est qu’il a été le véhicule de cette culture présentant entre autres une vision enchantée du futur.

Pour se poursuivre avec l’intensité qui a été la sienne, la guerre de libération a besoin de s’enraciner dans le peuple qui la couve, la soutient, la finance… en raison de sa perception comme rupture d’un ordre oppresseur. Elle n’est pas le résultat d’une machination projetée par une minorité soutenue par des forces étrangères mais issue des conditions sociologiques, historiques et culturelles qui alimentent l’insurrection en hommes, en moyens et en énergie suffisamment importants pour créer l’insécurité dans le camp adverse qui plus est, dispose d’une puissance de feu que seul un pays développé possède.  » Prétendre que la guerre est imposée au peuple algérien, écrit Bourdieu, par une poignée de meneurs utilisant la contrainte et la ruse, c’est nier que la lutte puisse trouver ses forces vives et ses intentions dans un sentiment populaire profond, sentiment inspiré par une situation objective « . Le combat nationaliste, pour se poursuivre sur le terrain militaire, a besoin d’une utopie au nom de laquelle le sacrifice est accepté. L’élite politique se formera en relation avec l’expression de cette utopie, c’est-à-dire que ce sont les individus qui traduiront cette utopie en revendications politiques qui auront la confiance des masses.

Née de la contestation de l’ordre colonial, l’élite nationaliste algérienne reflète à bien des égards les transformations culturelles de la société et les limites idéologiques du projet social dont elle est l’expression. Certes, cette élite est diverse, mais celle qui attire les plus grandes masses populaires sera celle qui aura réussi à forger le langage populiste qui convienne le mieux à l’utopie qui fait croire qu’il suffirait que l’Indépendance soit proclamée pour que s’instaure la justice et pour que les richesses soient abondantes . Sans l’enracinement de cette utopie dans les couches les plus pauvres de la population, le FLN n’aurait jamais pu mobiliser les masses populaires autour de son combat contre la colonisation. Pour connaître les capacités révolutionnaires de l’Algérie en armes, il ne suffit pas d’étudier les textes du FLN qui codifient les aspirations du mouvement dans un langage emprunté au discours politique moderne. L’analyse de la réalité exige d’aller au-delà des textes idéologiques officiels (Plate-Forme de la Soummam, Programme de Tripoli…) et de procéder à une étude sociologique des représentations culturelles de ces masses qui ont fourni au FLN le gros de ses bataillons,. C’est ce qu’a fait Bourdieu qui montre que le politique est perçu à travers des catégories psychologiques qui lui refusent toute objectivité et toute spécificité.

2. La psychologisation du politique
Le discours populiste et l’utopie qu’il véhicule confortent la  » culture politique  » du sous-prolétaire et du chômeur pour qui les richesses sont naturellement abondantes mais accaparées par les Français dont la méchanceté empêche une répartition équitable. Il restitue une vision du monde en relation avec la pauvreté culturelle qui n’aide pas à percevoir les causes réelles de la détresse et qui incite à  » personnaliser  » les situations appréciées en termes de mal et de bien.  » La révolte, écrit Bourdieu, est dirigée avant tout contre des personnes ou des situations individuelles, jamais contre un système qu’il s’agirait de transformer systématiquement. Et comment en serait-il autrement ? Ce qui est perçu, ce n’est pas la discrimination mais le racisme ; ce n’est pas l’exploitation mais l’exploiteur ; ce n’est pas le patron mais le contremaître espagnol « . D’où l’explication du chômage par une volonté maléfique, alors que le travail, en quantité suffisante, serait caché aux Algériens pour les maintenir dans la misère. Ne concevant pas la rareté du travail, l’Algérien ne saisit pas le chômage en termes de fluctuations de l’offre et de la demande de main-d’œuvre, et ne l’appréhende pas à travers les mécanismes du marché qui fixe les besoins en force de travail. Pour lui, la cause du chômage est humaine et maléfique : la méchanceté des Français qui refusent d’employer ceux qui sont dans le besoin. Cette représentation est confortée par le fait que le plein emploi est quasi total chez les Européens, ce qui prouverait que le travail existe en quantité suffisante, mais que les colons le cachent pour contraindre les Arabes à la misère. D’où il faut lutter pour trouver un emploi quelconque ; il faut ruser pour échapper au plan diabolique des Européens.  » Le travail, il y en a, mais ils ne veulent pas le donner  » dit l’un ;  » je suis prêt à faire n’importe quoi et à n’importe quelle heure, et ils ne veulent pas m’employer. Les Français ne nous veulent pas du bien « , dit l’autre. Ces réponses montrent l’imprégnation de la  » culture traditionnelle  » pour laquelle l’emploi est une quantité à répartir à tous les membres de la société afin que tous soient occupés . Le chômage serait donc le résultat d’une volonté politique renvoyant à la méchanceté des Français qui font de la rétention de l’emploi pour réduire les Algériens à la misère. Donc une fois les Français partis, le travail deviendrait abondant, ce qui explique que l’Indépendance a été un objectif exaltant dans lequel les Algériens ont investi affectivement.

Le nationalisme algérien a puisé dans cette vision spontanée de l’ordre socio-politique dans lequel les populations avaient la conviction d’être victimes d’un complot ourdi contre elles par des forces étrangères.  » Cette misère, c’est voulu » dit l’un des enquêtés, exprimant une conviction largement répandue selon laquelle des forces – à identifier – complotent pour maintenir les Algériens dans la misère, les empêcher d’instruire leurs enfants, les couper de leurs racines, les détourner de leur religion, et enfin les affaiblir afin de les soumettre. Commode, la thèse du complot ( » c’est voulu « ) fait l’économie d’une explication des mécanismes complexes de la situation coloniale où les dominés ont peu de chances d’améliorer leurs conditions sociales. Elle a l’avantage de dévoiler les intentions maléfiques de l’adversaire sans qu’il soit clairement identifié. Elle a survécu à l’Indépendance et sert aujourd’hui à expliquer la crise que vit le pays depuis 1992 . Mais, en même temps, elle donne à la crise une tournure violente puisque les protagonistes s’accusent mutuellement de trahir l’intérêt national, ce qui justifierait les assassinats. La conscience d’être victime d’une intention maléfique nourrit la pire des violences car les individus ont le sentiment de défendre l’existence même du groupe et non des positions à l’intérieur du groupe. Les luttes politiques menées au nom du bien et du mal sont les plus inhumaines car l’adversaire y perd le caractère d’être humain pour être perçu comme un esprit maléfique à détruire, à éradiquer .

Cependant, il est à noter aussi que sous la colonisation, la misère est expliquée par une cause humaine ; ce n’est en effet ni la nature ni la volonté divine qui est en cause, c’est un facteur humain – la méchanceté des Français – qui provoque le dérèglement de  » l’ordre des choses « . A la conscience résignée et fataliste du  » c’est écrit  » (le mektoub d’antan), marque d’impuissance devant la nature, se substitue la conscience révoltée et indignée du  » c’est voulu « , expression de rejet de l’injustice et de volonté de faire changer la situation. Cependant, ce passage de l’explication par la volonté divine à celle par la volonté humaine maléfique indique le cheminement tortueux de la sécularisation, dont l’évolution ne sera ni linéaire ni inéluctable, dépendant en tout état de cause du niveau culturel de la population à travers le niveau d’indifférenciation de l’ordre social qui permet – ou non – une autonomie du politique par rapport à la morale et à l’éthique religieuse.
Le basculement de la conscience fataliste à la conscience révoltée, indice de changements culturels s’opérant à l’insu des sujets, a alimenté idéologiquement le nationalisme algérien formé autour de l’objectif de l’abolition de l’ordre colonial. Le mouvement nationaliste n’aurait jamais atteint son objectif si la population était demeurée prisonnière de la conscience du  » c’est écrit « . Car, en effet, si une majorité de la population était restée soumise à la fatalité, justifiant la domination coloniale par la destinée (le mektoub), le FLN aurait échoué dans son projet d’Etat national indépendant. Mais cette  » sécularisation  » de la cause de la misère n’a pas produit pour autant une conscience révolutionnaire dans la mesure où  » se révolter contre la méchanceté établie, ce n’est pas nécessairement mettre en question l’ordre qui fonde la méchanceté « . Ceci est probablement l’effet d’une indifférenciation des pratiques sociales qui ne permet pas au politique d’être appréhendé par ses propres mots. Une société où le politique est tributaire des catégories psychologiques ou religieuses ne peut donner naissance à un projet où le rapport politique est fondé sur l’égalité formelle des citoyens, abolissant la hiérarchie statutaire de la société traditionnelle. Les bouleversements de la guerre ne suffisent pas à entraîner par eux-mêmes les changements caractéristiques de la modernité; ils ne font qu’opérer des substitutions de forme où la hiérarchie est reproduite sur des critères nouveaux. Le responsable du FLN, même d’extraction populaire, cherche à créer un lignage nouveau, après avoir capté le prestige que donne la participation à la guerre de libération désormais source de rentes matérielles et symboliques .

La psychologisation du politique – donner une forme humaine à l’injustice et à la domination – condamne le discours politique à l’indigence idéologique que cachent mal les projections utopiques promettant la société juste et fraternelle que devait du reste réaliser l’Etat indépendant. Les limites du nationalisme algérien – qui s’est révélé stérile dans la période post-coloniale – trouvent leurs origines dans l’incapacité du politique à se détacher de l’explication psychologisante et à s’autonomiser des références morales à contenu religieux. Le  » désenchantement national  » qui a suivi de quelques années l’Indépendance n’a pas fait disparaître cette conception psychologisante du politique, qui demeure en vigueur au regard de la nature des critiques portées à l’encontre des dirigeants. La corruption, bien réelle, est le premier mal à être dénoncée, sans que sa pratique ne soit mise en relation avec l’absence de l’autonomie de la justice et de la liberté de la presse. Elle est plutôt expliquée par la cupidité des dirigeants, leurs faibles convictions religieuses, leur indifférence vis-à-vis de la souffrance des petites gens, ou encore par l’indigent  » c’est voulu « . Si les conditions de vie difficiles sont dénoncées dans le même langage utilisé jadis contre le colonisateur, c’est que la  » culture politique  » de la masse de la population n’a pas changé, demeurée génératrice d’utopies promettant  » la société juste  » débarrassée des éléments méchants et immoraux. C’est de ce point de vue que le FLN est le père du FIS .

3. Le regard sur la situation post-coloniale
Les analyses sociologiques de Bourdieu sur l’Algérie fournissent des clés d’explication de l’évolution de la situation ultérieure de l’Etat et ouvrent des pistes de recherche loin des discours romantiques en vogue dans les années 1960 sur le socialisme spécifique et l’autogestion. Ces analyses, trente années plus tard, aident à comprendre l’incapacité de la génération qui a libéré le pays de la domination coloniale à le moderniser et à le doter d’un Etat de droit qui lui aurait probablement évité les affres de la crise sanglante subie depuis 1992. Nourrissant de la sympathie pour les Algériens en guerre, Bourdieu est néanmoins resté lucide sur la société algérienne car, pour lui, la sociologie est d’abord une réflexion critique des pratiques sociales et des représentations culturelles, ce que ne pouvait admettre le discours idéologique tiers-mondiste du FLN. C’est ce qui explique qu’il n’a pas fait école dans la jeune université algérienne des années 1960 et 1970, dont les étudiants étaient réticents à écouter des analyses démystifiant le discours populiste. Au lendemain de l’indépendance, les élites en formation n’étaient pas disposées à critiquer un mouvement de libération qui avait réussi et qui promettait la société nouvelle, et surtout l’ascension sociale pour les promoteurs de la société nouvelle. Il y avait en effet des opportunités à saisir à la faveur du départ des Français qui ont laissé vacantes de nombreuses fonctions dans l’administration et dans le secteur économique. Il fallait accompagner ces occasions par un discours légitimant, porté plus sur l’apologie que sur les critiques des pratiques sociales. On comprend alors pourquoi il était plus indiqué et plus opportun de soutenir et de faire soutenir des thèses sur Fanon que sur Bourdieu, dont l’approche critique heurtait la croyance utopique de l’avenir radieux que l’Etat au service du peuple promettait de réaliser. L’évolution des régimes du tiers monde vers des formes autoritaires opprimant leurs peuples à travers les mêmes mécanismes de la domination coloniale – et l’exemple algérien en est aujourd’hui une illustration vivante – a donné raison à Bourdieu qui a réfuté en son temps les thèses de Frantz Fanon, selon lesquelles la paysannerie pauvre et le sous-prolétariat du tiers monde constituent une force révolutionnaire, au sens marxiste du terme, porteuse d’un projet politique moderne .

Obnubilés par le projet de société dont ils rêvaient et qu’ils défendaient au profit des couches démunies, les universitaires Algériens étaient dans l’incapacité de  » voir  » la société telle qu’elle était et d’être à son écoute. Développant un discours normatif, ils se sont investis de l’autorité pour dire ce qu’elle devait être, au moins politiquement au lieu d’aller sur le terrain et rendre compte de la réalité sociale telle qu’elle était vécue par ces millions de femmes et d’hommes, à travers leurs pratiques, leurs représentations et leurs espoirs. Bourdieu avait montré le chemin dans Travail et Travailleurs en Algérie et Le déracinement. Mais les sociologues n’étaient pas prêts à une telle entreprise. Subjugués par le discours populiste apologétique, ils étaient imperméables au raisonnement sociologique portant sur les pratiques sociales et les conditions de la vie quotidienne. D’où toutes ces recherches et publications sur la voie non capitaliste de développement, sur les fonctions de l’Etat dans une société à économie planifiée, sur le rôle de la paysannerie dans les coopératives socialistes, sur la classe ouvrière dans un pays peu industrialisé, sur les institutions au service des masses, sur ce que doit être le niveau de conscience politique de celles-ci, etc., bref, autant d’objets fallacieux, ou de non objets de recherche. N’étant pas prête à analyser la société au lendemain de l’indépendance, l’Université était pourvoyeuse d’un discours normatif supposé être celui des forces saines de la Révolution dont il fallait assurer la victoire en effaçant les sequelles du colonialisme et les relents archaïques d’une mentalité héritée du passé, qui sont autant des obstacles à la modernisation conduite par l’Etat dirigé par une fraction engagée de l’élite progressiste issue du peuple menacé de retomber dans l’aliénation d’où l’a tirée la Révolution. Ce genre de discours exalté faisait fonction de production scientifique, jusqu’à ce que éclatent les émeutes d’octobre 1988 qui ont levé le voile sur une réalité dont les universitaires ne soupçonnaient même pas l’existence. Ils ne se reconnaissaient pas dans cette société si différente de leur  » objet de recherche  » qui respirait la cohérence thématique éthérée et l’harmonie théorique désirée d’où émanait une quiétude que les  » gueux  » des quartiers populaires ont soudainement perturbée avec leur intégrisme médiéval et leur haine  » irrationnelle  » de l’Etat .

Bourdieu s’était toujours gardé de critiquer, tout au moins ouvertement, les pratiques politiques et économiques de l’Etat indépendant, ou les productions universitaires de ses collègues Algériens, bien que Travail et Travailleurs en Algérie fourmille d’allusions à l’endroit de l’utopie et du tiers-mondisme du FLN. Cependant, en 1997, lors d’un journée d’études organisée en son hommage à l’Institut du Monde Arabe, il y a eu un passage dans son intervention où la critique n’a jamais été aussi explicite et aussi directe. << L’Algérie telle que je la voyais, a-t-il dit, et qui était bien loin de l’image révolutionnaire qu’en donnaient la littérature militante et les ouvrages de combat, était faite d’une vaste paysannerie sous-prolétarisée, d’un sous-prolétariat immense et ambivalent, d’un prolétariat essentiellement installé en France, d’une petite bourgeoisie peu au fait des réalités profondes de la société et d’une intelligentsia dont la particularité était de mal connaître sa propre société et de ne rien comprendre aux choses ambiguës et complexes. Car les paysans algériens comme les paysans chinois étaient loin d’être tels que se les imaginaient les intellectuels de l’époque. Ils étaient révolutionnaires mais en même temps ils voulaient des structures traditionnelles car elles les prémunissaient contre l’inconnu >>. La principale hypothèse constitutive de la sociologie de Bourdieu – la domination sociale et sa reproduction – se vérifiait dès les premières années de l’Indépendance, bien que occultée par le discours verbalement généreux d’un Etat paternaliste et populiste. Mais le caractère autoritaire de cet Etat n’allait pas tardé à se dévoiler à l’occasion notamment de réunions publiques, de choix de responsables ou de grèves d’ouvriers. L’autoritarisme était nécessaire à l’encadrement de la société par l’Etat, à l’intérieur duquel les fonctions étaient des positions privilégiées pour le captage et le partage de la rente par les moyens de la prédation.

Ce qui peut être déduit implicitement des travaux de Bourdieu sur l’Algérie indépendante est que les groupes issus du mouvement national convenaient que la mission de l’Etat, lieu de captage et de partage de la rente, était d’encadrer la société qui devait se mettre à son service. Les fortunes privées accumulées grâce à des relais dans l’Etat ont eu pour source non pas l’exploitation du travail mais le commerce très rentable dans un marché où les importations sont soumises à l’autorisation administrative (licence d’importation) et où la monnaie n’est convertible que par le canal de l’Etat, ce qui lie particulièrement corruption et accumulation des fortunes monétaires. Le système rentier et distributif (salaires ne correspondant pas à leur contrepartie économique, médecine gratuite, scolarisation massive, logements sociaux, etc. ) mis en place dès l’Indépendance n’a pu fonctionner que grâce aux ressources externes fournies par l’exportation des hydrocarbures, dont la chute des prix dans les années 1980 allait entraîner une grave crise sociale et politique .

Un tel système s’est bâti sur la dévalorisation du travail créateur de richesses que la mémoire collective assimilait à l’exploitation qui rappelait encore le colon  » qui labourait sur le dos de ses ouvriers  » comme le décrit si bien l’expression en arabe, encore utilisée à ce jour. Mais cette expression, que Bourdieu rapporte de ses entretiens, bien que correspondant à la réalité, celle de l’exploitation, ne réduit le travail qu’à cette dimension, excluant celle de la création des richesses. D’où la répulsion pour le travail manuel assimilé à l’exploitation, dévalorisé au profit du commerce et des services administratifs, surtout que les salaires étaient bloqués, sans perspectives de revendications syndicales, le syndicat officiel – l’UGTA – étant le représentant de l’Etat auprès des travailleurs et non l’inverse. Bourdieu a perçu cette particularité politique à partir d’une analyse sociologique que l’évolution ultérieure confirmera :  » En effet, la préférence accordée à l’administration s’inspire aussi du discrédit de l’entreprise capitaliste, perçue comme inséparable du colonialisme et de l’exploitation et surtout de la conviction que seule une bureaucratie étatique peut faire fonctionner l’ensemble des institutions abandonnées par la colonisation « . C’est là aussi qu’il faut rechercher, entre autres, le choix de l’option étatique de l’économie , car les Algériens étaient réticents à être employés dans des entreprises privées où le patron Algérien prendrait la place du colon. Seul l’Etat avait la légitimité d’occuper la place du colon, en atténuant toutefois cette image par le discours populiste de dirigeants au service du peuple. Et ce n’est pas un hasard si les entreprises, lieu d’une faible productivité du travail, étaient mal gérées et leurs richesses gaspillées. Le travail n’était pas considéré comme une source créatrice de la valeur ; il était un droit et un moyen d’accès à la distribution des richesses dont l’origine est la nature, ce qui n’est pas faux pour l’Algérie dont la principale ressource est fournie par un accident géologique : les hydrocarbures. Devenus courants de la part de ceux qui occupaient des positions rentières dans le circuit de prédation, les détournements étaient perçus comme des prélèvements de richesses fournies par la nature et non par le travail.

La petite bourgeoisie a profité du modèle distributif de richesses en fournissant les cadres à l’administration et aux entreprises, qui ont été formés dans les universités nationales ou étrangères. Certains de ces cadres étaient issus de la paysannerie pauvre et du sous-prolétariat, ce qui créait l’illusion du caractère populaire du régime, mais cela n’a pas empêché la reproduction des divisions héritées de la société coloniale avec toutes ses injustices et ses frustrations. Car si l’Etat ne s’est pas comporté comme le colon dans les relations de travail, fermant les yeux sur la productivité, il n’a pas pour autant établi des rapports démocratiques avec les administrés, exclus du champ politique comme du temps de la période coloniale. La stabilité politique des années soixante et soixante-dix s’expliquait, entre autres, par la disponibilité des postes dans l’administration et dans les entreprises offerts à des cadres issus des couches populaires. Mais dès que cette offre s’était tarie à la fin des années soixante-dix, et que l’Etat n’assurait plus l’ascension sociale des deux décennies précédentes qui avait profité aux fils de paysans et de sous-prolétaires, la contestation, qui couvait dans les couches pauvres, se propagea dans les couches moyennes qui ont basculé dans la contestation. Se manifestant dans un langage politico-religieux dénonçant la méchanceté du militaire et la corruption du fonctionnaire, elle a gagné les classes moyennes qui se sont senties trahies et sacrifiées par des dirigeants  » cupides et égoïstes « . Les référents culturels de la psychologisation du politique étaient encore intacts 40 ans après l’Indépendance.

De ce point de vue, la société algérienne n’avait pas changé puisque déjà en 1963 Bourdieu notait que << les contradictions que le système colonial a laissées après lui… et qui, aux premiers jours de combat, étaient légitimement voilées, ne pourront être surmontées qu’à condition d’être affrontées en toute lucidité et combattues en pleine lumière >>. C’est pour avoir été cachées par le discours populiste, au lieu d’être affrontées et résolues, que les contradictions dont parlait Bourdieu dans Travail et Travailleurs en Algérie allaient éclater dans des formes violentes dans les années 1990. Lorsqu’elles sont articulées à un objet réel et non imaginaire, les analyses sociologiques sont susceptibles d’indiquer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Les quelques textes de Bourdieu sur l’Algérie des années 1960 ont eu le mérite de montrer, contrairement aux discours généreux, vers où le pays se dirigeait. Il est à regretter que les universitaires n’aient pas tiré profit en leur temps de ces travaux de sociologie.

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Lahouari Addi
SOCIOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE
CHEZ PIERRE BOURDIEU

Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques

L’œuvre de Pierre Bourdieu, disparu prématurément début 2002, n’a pas fini de marquer la recherche en sciences sociales, tant en France qu’à l’étranger. Mais malgré sa notoriété, bien peu connaissent l’importance dans son travail théorique ultérieur de ses premiers travaux empiriques, menés en Algérie dans la seconde moitié des années cinquante. D’où l’intérêt de cet ouvrage, où le sociologue algérien Lahouari Addi revisite le corpus théorique de Bourdieu au regard de l’Algérie.

Il rappelle d’abord que Bourdieu s’est intéressé à ce pays dans une double perspective, sociologique et anthropologique, analysant d’une part les effets de la domination coloniale sur la société algérienne dans une perspective sociologique (avec Abdelmalek Sayad) et, d’autre part, en étudiant le village kabyle et sa culture dans une perspective anthropologique. Lahouari Addi démontre ensuite, de façon particulièrement éclairante, comment les concepts majeurs de l’œuvre théorique de Bourdieu (habitus, capital social, violence symbolique…) ont été forgés dans ces recherches fondatrices : pour lui, la Kabylie n’a jamais cessé d’être une référence paradigmatique pour montrer le caractère caché des mécanismes de la domination sociale et le fondement historique de la rationalité du discours économique dans les sociétés occidentales.

Lahouari Addi, professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Lyon, est chercheur au CERIEP (Centre d’études et de recherches de l’Institut d’études politiques) et au GREMMO (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). Il est notamment l’auteur, aux Éditions La Découverte, de L’Algérie et la démocratie (1994) et Les mutations de la société algérienne (1999).

La Découverte
ISBN 2-7071-3806-1
16,50 €