« Nos généraux ont fait de nous des tueurs »

« Nos généraux ont fait de nous des tueurs »

Propos recueillis par Rémi Kauffer, Le Figaro Magazine, 3 février 2001

Un témoignage accablant. Habib Souaidia était capitaine de parachutistes dans l’armée algérienne. Dans un livre à paraître cette semaine, il nous dit tout sur la « sale guerre » des forces spéciales d’Alger contre les maquis islamistes.

La « sale guerre », c’était quoi?
Un travail de terroristes pour luter contre le terrorisme. Je me suis engagé dans l’armée nationale populaire, l’ANP, en septembre 1989. En décembre 1992, diplômé de l’Académie de Cherchell et breveté parachutiste à Biskra, j’ai été muté au 25e régiment de reconnaissance , une des cinq unités d’élite qui constituaient les « forces spéciales » du Centre de commandement de la lutte antisubversive, le CCLAS. Et jusqu’au 27 juin 1995, j’ai assisté à des scènes de torture, à des exécutions sommaires…

Par exemple?
En février 1994, j’étais à Lakhdaria (anciennement Palestro), un fief islamiste à 70 km d’Alger. Des officiers de la Direction du renseignement militaire ont enlevé l’ancien maire FIS de la ville. Ils l’ont torturé dans notre caserne quinze jours de suite. La nuit, on entendait ses hurlements. Un soir, vers 18 h 30, le lieutenant Abdelhak, du Centre militaire d’investigation, et deux de mes camarades officiers du 25e RR, les lieutenants Bouziane et Saddaoui, l’ont sorti en compagnie de cinq codétenus menottés avec du fil de fer, les yeux bandés. Tous ont été emmenés à l’oued Isser, un endroit très souvent utilisé pour les exécutions sommaires. Avec une quinzaine d’hommes, j’ai reçu l’ordre de protéger Abdelhak et les autres. Je les ai vus agir: ils ont obligé les six prisonniers à se mettre à genoux, puis les ont abattus l’un après l’autre de deux balles de kalachnikov.

C’était peut être un cas isolé…
Pendant les vingt-sept mois que j’ai passés à Lakhdaria, j’ai été le témoin direct d’une quinzaine d’assassinats de ce type! Ceux qui pratiquaient ces massacres venaient d’Alger ou appartenaient à notre garnison comme le colonel Chengriha, son adjoint le commandant Benaich, ou le commandant Ben Ahmed, mon patron au 25e RR. En mai 1994, j’ai vu des officiers enlever cinq civils dans un hameau. Tous ont été exécutés discrètement sur ordre de nos généraux, avec l’accord du colonel Chengriha. Officiellement, les corps n’ont jamais été identifiés, mais moi, je peux citer des noms de ces « disparus »: les frères Braiti, les frèree Bairi, Farid Kadi, Fateh Azergui, Abdelwahab Boudjemaa, Mohamed Messaoudi, Mohamed Moutadjer, Djemel Mekhrani ou les frères Boussoufa. Pour les tortures, on battait les gens avec de longs gourdins, on les forçait à avaler d’énormes quantités d’eau mélangée de Javel ou de détergents. Et l’électricité, bien sûr! Dès janvier 1994, j’ai vu deux de mes collègues torturer un cadre de l’ENAD, une entreprise de la zone industrielle, avec des fils électriques reliés à une petite dynamo à manivelle: du matériel russe qui sert normalement pour les téléphones de campagne. L’homme est mort au bout de quatre jours…

Disparaissait-on facilement?
Nos généraux étaient plus intelligents que les militaires français. Ils prenaient soin d’escamoter les corps, ou de faire attribuer indûment ces crimes aux « tangos », le nom de code des terroristes. Un exemple: en mai 1994, les habitants de Lakhdaria ont découvert plusieurs dizaines de cadavres éparpillés autour de la ville. Certains étaient brûlés, on les a enterrés sous la dénomination « X algérien ». Cette année 1994, la technique pour faire disparaître les corps des victimes, c’était celle-là: les brûler. Morts et parfois vifs: j’ai vu le lieutenant Chemseddine, un camarade de régiment, asperger deux détenus, un gamin de quinze ans et un adulte d’environ 35 ans, et les asperger d’A 72, un carburant de blindés très inflammable. On était tous autour. Le gamin suppliait. Chemseddine a allumé un bout de plastique. Il l’a jeté sur l’enfant, qui s’est transformé en torche humaine! Quelques minutes après, c’était le tour de l’adulte. Pourquoi Chemseddine a-t-il fait ça? Il avait été gravement blessé par les tangos, mais ce n’était pas une raison. Maintenant, il est capitaine. J’ai aussi vu mon chef de corps, le commandant Ben Ahmed, uriner au milieu de la cour de la caserne sur Mohamed Moutadjer, un homme de 64 ans, père de deux tangos, en hurlant: « Appelle tes chiens d’enfants, qu’ils viennent te secourir, maintenant. » Après, Moutadjer a été achevé et son cadavre jeté dans la nature.

La torture aurait donc été institutionnalisée?
Ces crimes ont eu lieu sur ordre des généraux, qui commandent actuellement l’Algérie. « Je ne veux pas des prisonniers, je veux des morts » a déclaré en public le chef du CCLAS. On recevait des ordres au téléphone, par radio. « Faites l’exploitation sur place », ça voulait dire: torture. « Habtou el-oued » (Faites-les descendre à l’oued), ça voulait dire: liquide les. Pas forcément au bord d’un oued. Ça pouvait être n’importe où. Depuis 1993, les généraux ont créé une machine à tuer.

 

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