Les pouvoirs étendus de l’armée algérienne sont mis en cause

Les pouvoirs étendus de l’armée algérienne
sont mis en cause

Le rapport final de la commission Issad, chargée de faire la lumière sur les émeutes de Kabylie du printemps 2001, souligne l’effacement du pouvoir civil en Algérie au profit de l’autorité militaire.

Florence Beaugé, Le Monde, 8 janvier 2002

Alors que le rapport préliminaire de la commission d’enquête Issad sur les événements sanglants de Kabylie, au printemps 2001, avait été rendu public de manière tout à fait officielle, en juillet, par la présidence de la République, le rapport final, lui, a été mis sur la place publique la semaine dernière, par un journal algérien, Le Jeune Indépendant, ainsi qu’un journal électronique, Algeria-Interface. Tous deux ont profité d’une « fuite » sur laquelle tout le monde se perd en conjectures à Alger.

Le rapport final de la commission Issad — du nom de son président, Mohand Issad, juriste de soixante-cinq ans connu pour son intégrité et son indépendance, chargé l’été dernier par le président Bouteflika de faire la lumière sur le Printemps noir kabyle (82 morts et près de 2 000 blessés) — est en tout cas politiquement encombrant pour tout le monde. Beaucoup pensent ici que cette divulgation avant l’heure risque de susciter des animosités entre le président Bouteflika et la hiérarchie militaire.

Sur le fond, le rapport final exprime un profond pessimisme sur l’avenir immédiat en Kabylie et met en cause le trop grand pouvoir de l’autorité militaire en Algérie depuis l’entrée en vigueur de l’état d’urgence, en janvier 1992, au lendemain de l’annulation d’élections largement emportées par le Front islamique du salut. Il souligne que les conditions pour une investigation poussée sur les derniers événements de Kabylie, après la mort, le 20 avril 2001, d’un lycéen, dans une caserne de gendarmerie, « ne sont pas réunies ». La peur, souligne-t-il, a amené des témoins prévus à ne plus se manifester, tandis que ceux qui ont accepté de le faire n’ont pas apporté d’éléments déterminants. Aucun apaisement, estime-t-il, n’est à attendre dans un délai raisonnable.

Dans la foulée, la commission souligne que le travail accompli a aidé à la révélation de « faits graves et sans appel » et « permis l’identification des responsables ». « Il n’y a dès lors rien de fondamental à ajouter », constate-t-elle, laissant ainsi le soin au chef de l’Etat et à la justice d’en tirer les conclusions pratiques.

Le rapport analyse le dispositif de l’état d’urgence en vigueur dans le pays depuis janvier 1992, soulignant l’effacement du pouvoir civil en Algérie face à l’autorité militaire. Le pouvoir des civils dans la gestion des questions sécuritaires durant toutes ces années s’en trouve considérablement relativisé, ce qui place une bonne partie de la presse algérienne dans l’embarras, elle qui a tendance à accuser systématiquement le chef de l’Etat de tous les blocages en Algérie.

« DOUBLE COMPÉTENCE »

La commission souligne ainsi que le décret du 9 février 1992, instaurant l’état d’urgence, a confirmé officiellement la responsabilité de l’autorité civile (c’est-à-dire le ministre de l’intérieur et les préfets) dans la gestion des opérations de maintien, de préservation et de rétablissement de l’ordre public. Mais ces attributions ont été immédiatement battues en brèche par un arrêté interministériel pris le lendemain, qui introduisait une « double compétence » entre le pouvoir civil et l’autorité militaire pour tout ce qui concerne l’ordre public. La distinction entre les attributions de l’un ou de l’autre est « difficile à observer sur le terrain » et a abouti à un « enchevêtrement » indémêlable, constate le rapport.

A cela s’ajoute le fait qu’un autre arrêté interministériel, daté du 25 juillet 1993 et jamais rendu public, a encore renforcé le pouvoir de l’autorité militaire, laquelle se trouve investie du pouvoir d’apprécier la menace à l’ordre public et de prendre les mesures en conséquence. La commission Issad estime que ces différents textes ont entraîné un « glissement subtil » de l’état d’urgence vers « l’état de siège » en Algérie. Le rapport constate par ailleurs que le respect de la loi « n’est pas encore entré dans la culture des responsables » du pays et que les pouvoirs de contrôle et de sanction ne sont pas exercés. Enfin, la commission Issad estime que l’émergence « spontanée et rapide » du mouvement des âarchs en Kabylie attire l’attention « sur la nécessité d’une représentation réelle des populations ».

Le Quotidien d’Oran, l’un des rares journaux algériens à se pencher sur le contenu du rapport, estime que la commission Issad a changé « la nature même de sa mission » pour assumer le rôle d’une commission politique. C’est là que se trouve, apparemment, l’origine du malaise provoqué par le rapport.

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25 morts dans des attentats depuis début janvier

Sept personnes ont été tuées samedi soir lors d’une fusillade entre un groupe armé et les forces de sécurité à la sortie de Médéa, à 80 kilomètres au sud d’Alger. En battant en retraite, le commando a assassiné successivement un garçon de dix-sept ans, une mère de famille et sa fille ainsi que deux hommes qui se trouvaient sur son passage.

Cette fusillade survient alors qu’une recrudescence des attentats attribués au Groupe islamique armé (GIA) ainsi qu’au Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) est enregistrée ces derniers jours en Algérie. Depuis le début du mois de janvier, vingt-cinq personnes ont été tuées, selon un décompte établi à partir de bilans officiels et de presse.

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Mohand Issad, président de la commission d’enquête sur la Kabylie

« Pour sortir de la crise, le respect de la loi est nécessaire »

« Mohand Issad, le rapport final de votre commission d’enquête sur les événements de Kabylie vient d’être rendu public à Alger à la suite d’une « fuite ». Qui est à l’origine de cette publication prématurée ?

– Si je le savais, je déposerais plainte immédiatement. Le journal Le Jeune Indépendant qui l’a publié, de même qu’un site Internet, parle d’une « source protégée ». J’ignore ce que cela veut dire, mais cela exclut qu’il puisse s’agir de l’un des 26 membres de la commission. Ce qui me gêne, ce n’est pas que ce rapport ait été rendu public (il l’aurait sans doute été tôt ou tard), mais que l’initiative ne provienne pas de son commanditaire, le président Bouteflika. Ce qui vient de se passer n’est pas légal et je le regrette.

– Vous venez de lancer un pavé dans la mare en soulignant l’importance des pouvoirs dévolus à l’armée, au détriment du pouvoir civil…

– Je suis persuadé que notre rapport rend service à l’autorité civile comme à l’autorité militaire. Il met en lumière, en effet, le fait que plusieurs petits textes [un décret présidentiel et deux arrêtés ministériels] ont permis dans les années 1992-1993 un enchevêtrement qui nous a conduits, parfois sans le savoir, à la situation actuelle. Je pense, pour ma part, que ces textes ont été rédigés par un ou deux juristes qui n’ont pas mesuré sur le moment les conséquences de ce qu’ils proposaient.

« Y a-t-il eu une volonté délibérée de l’armée de dépouiller le pouvoir civil de ses attributions ?

J’estime qu’il faut accorder aux responsables un minimum de bonne foi, en dépit de la culture répandue, en Algérie et ailleurs, selon laquelle les pouvoirs civils se retrouvent toujours délestés, malgré eux, de leurs prérogatives.
Qu’on se pose donc cette question : qui serait assez suicidaire, dans le cas de l’Algérie, pour vouloir se charger d’aussi lourdes responsabilités ? Qui vous dit qu’en Algérie, le pouvoir civil n’a pas été heureux de se débarrasser de pouvoirs encombrants ? Révisons les idées trop faciles !

– Certains font remarquer que, dans votre rapport final, vous avez débordé du cadre de la mission qui vous avait été dévolue.

– Personne n’a fixé de cadre à ma mission, aucun texte réglementaire n’en a souligné les limites. C’est là que peut se mesurer la liberté de notre commission d’enquête car nous avons bénéficié d’une totale liberté, du début à la fin, et je tiens à le dire. Les 26 membres de la commission ont pu travailler en toute indépendance, sans aucune pression d’aucune sorte, ni de la présidence, ni de l’armée, ni d’aucune autre partie. Nous avons ainsi pu dire, dans nos conclusions, ce que nous estimions utile de dire. Notre rapport est bon ou mauvais, complet ou insuffisant, mais il a au moins le mérite de ne faire preuve d’aucune complaisance vis-à-vis de qui que ce soit.

– Vous utilisez par moments un langage un peu sibyllin quant aux responsabilités dans les émeutes.

– Ce n’est pas sibyllin pour les lecteurs que nous visons… Quant aux responsabilités, nous nous étions fait une règle de ne pas chercher de noms. Après avoir rencontré la gendarmerie de Kabylie, nous avons souligné qu’il y avait eu des interférences. C’est ainsi que le commandement de la gendarmerie avait donné des ordres pour qu’on ne tire pas à balles réelles pendant les manifestations. Or les tirs à balles réelles ont eu lieu et ont continué. On a donc parasité la gendarmerie. Qui ? J’ai des soupçons mais pas de preuves absolues, c’est pourquoi je préfère ne pas en parler.

« En ce qui concerne l’enquête, je ne sais pas si on peut dire que j’ai ressenti une certaine frustration. En revanche, j’ai éprouvé de la peine devant l’angoisse que j’ai perçue chez mes compatriotes. Pour ma part, je disposais d’une totale liberté. J’étais « l’enquêteur », et, pour cette raison, j’étais tenu au devoir de vérité. Eux n’avaient pas les mêmes obligations de résultat que moi.

– Quels sont, à votre avis, les moyens de sortir de la crise interminable que traverse l’Algérie ?

– Il faudrait avant tout clarifier la situation entre les institutions, et savoir qui est responsable et de quoi. Cessons de poser le problème de la crise algérienne en termes de rivalités, même si elles existent, et ne donnons pas d’arguments à ceux qui ne voient chez nous que des clans acharnés à se neutraliser plutôt qu’à combattre ensemble les maux dont souffre l’Algérie. Nous n’avons qu’une hâte : sortir de cette crise qui nous épuise et, pour cela, le courage et le respect de la loi sont nécessaires. »

Propos recueillis par Florence Beaugé