Retour à In Salah après les émeutes

Retour à In Salah après les émeutes

La pression qui mène à l’explosion

De notre envoyée spéciale à In Salah, Saïda Azouz, Le Matin, 7 mai 2002

« Il est normal qu’ils aient recours à la violence pour se faire entendre », commente, non sans fierté, un vieil homme que nous avons rencontré, lundi dernier, en fin d’après-midi, devant la mosquée de la place du centre-ville de In Salah. En fait de centre-ville, l’endroit n’en a que le nom. L’état des lieux, comme tout le reste de la ville, met en exergue l’absence des autorités locales. Aucune artère de la ville, grande ou petite fut-elle, n’est goudronnée. Le sable recouvre toutes les chaussées.
Par endroits, il cache même les murs de clôture dont certains ont fini par céder. Les façades des édifices et des arcades, où se trouvent, entre autres, l’agence de la Badr, l’agence de l’emploi et l’inspection du Travail, que les jeunes ont brûlée, tombent en décrépitude. Le vent de sable qui s’est levé en cette fin de journée entraîne dans son sillage, et dans un interminable tourbillon, des cendres et des papiers brûlés. Le tout offre une image apocalyptique. Une image qui s’incruste pour ne plus disparaître. Quand on visite le marché, dont tous les étals situés à l’entrée témoignent de la révolte des jeunes. Il est près de 5 h. Timidement, les marchands s’installent dans l’espoir d’écouler quelque chose. Assis à même le sol, sans trop de conviction, ils disposent en tas fruits et légumes. Les prix de ces « primeurs », que même le bétail refuserait, sont hors de portée. Ceux qui n’ont pas les moyens ont recours au troc. On échange de la salade contre de la pomme de terre. « Presque tout ce que vous voyez ici est cultivé dans des potagers, c’est comme ça que de nombreuses familles survivent », nous explique un jeune revendeur de cigarettes qui n’a pas « travaillé » depuis les émeutes. « J’ai une table devant la caserne ; d’habitude, ce sont les militaires qui viennent acheter chez moi. Depuis samedi, jour des émeutes, ils ne sont plus sortis », nous confie-t-il avant de nous inviter à faire un tour à la Maison de jeunes. Le long du trajet que l’on effectue à pied, parce que à In Salah les autorités locales n’ont pas jugé utile d’organiser le transport à l’intérieur de la ville, on croise quelques jeunes et des CNS qui, par groupe, arpentent les rues et ruelles, les uns et les autres se mesurent par les regards qu’ils échangent. « Ce sont des brigades ramenées en renfort par avion de Tamanrasset le jour de la manifestation », précise notre guide. On apprendra, par ailleurs, que militaires et gendarmes ont été consignés dans leurs casernes et que le chef de Sûreté de wilaya a, en présence du chef de Sûreté de daïra, rencontré un groupe de jeunes pour « apaiser les esprits et rassurer les nordistes ».
A la Maison de jeunes, un lieu de loisirs, sans aucun moyen, maintenu en vie grâce à la présence des centaines de jeunes qui y affluent de toute la ville, histoire de se retrouver pour tuer le temps, tous ceux avec qui nous avons discuté ont tenu à souligner que jamais les habitants originaires de In Salah ne s’en sont pris aux gens venus du nord ou d’ailleurs. « Dire que nous avons une dent contre les étrangers, c’est nous accuser de racisme et de régionalisme, et c’est surtout fait pour discréditer notre action. Ce n’est pas contre les gens venus du « Tell » que nous nous sommes révoltés, c’est à nos élus, au chef de daïra, à l’inspecteur du Travail et au directeur de l’agence de l’emploi que nous avons demandé des comptes », explique un des délégués de l’association de jeunes chômeurs qui, à l’occasion, revient sur les raisons de la colère : « Le maire, le député et le chef de daïra nous considèrent comme un groupe de délinquants qui se sont pris aux biens de l’Etat et à des privés venus du nord du pays. Bien qu’on déplore ce qui vient de se passer, la présence de la presse, les déplacements d’un ministre, et du chef de la Sûreté de wilaya démontrent que la violence paie. Apparemment, c’est le seul langage que les pouvoirs publics comprennent. Voyez ce qui s’est passé en Kabylie. » Puis s’ensuit un lourd réquisitoire contre le Pouvoir, qui a toujours ignoré cette région et qui n’a jamais eu de politique pour le développement du Sud. Pour mieux nous faire sentir l’isolement, un jeune ingénieur au chômage qui, pour ne pas être déconnecté, passe une grande partie de son temps à surfer sur Internet dans l’unique cyber de la ville, nous invite à refaire un tour dans In Salah. On se retrouve devant un taxiphone, dont le propriétaire est buraliste. Là, des dizaines de personnes font la chaîne pour acheter les journaux, certains sortent avec plusieurs plis. « C’est une scène que vous verrez tout les trois jours, à chaque fois qu’un avion atterrit sur le tarmac de l’aéroport de In Salah ; parfois, ce sont des copies d’articles qui circulent, on utilise tous les moyens pour s’informer ; parfois, on télécharge des journaux entiers, et c’est des disquettes que vous verrez passer de main en main. » Puis il nous fait remarquer que ces derniers temps, presque toute la population s’est dotée d’antennes paraboliques, « autrement, il ne nous restera plus qu’à nous enterrer » Il est interrompu par un pharmacien venu retirer son pli. Les présentations faites, ce dernier nous demande de mentionner que les deux bus donnés par le ministère de la Solidarité nationale pour le transport scolaire ont été réquisitionnés par le maire qui les utilise pour « ses déplacements personnels et pour ceux de sa famille », alors que des écoliers et des lycéens font des kilomètres à pied pour rejoindre leur établissement. A ce propos, un professeur de physique que nous avons rencontré à l’occasion de la fête des « 70 Salah », qui se tient le 1er mai de chaque année, rapporte que toutes les filles des environs de In Salah ont dû quitter le lycée faute de transport. « Nous avons fait plusieurs démarches pour qu’il y ait un internat pour les filles, en vain ». Elle avoue avoir baissé les bras parce qu’un déplacement sur Tamanrasset, où se trouve la Direction de l’éducation, nécessite du temps et de l’argent. Puis, s’appuyant sur le témoignage d’une vieille femme présente pour la ziara, elle explique comment les femmes, pour la plupart âgées, sont exploitées. « Elles sont recrutées par l’APC pour 2 500 DA, dans le cadre du filet social. Elles doivent, entres autres tâches, nettoyer et entretenir les espaces verts qui longent la route principale », la seule à être goudronnée. La vieille dame affirme qu’elle est payée tous les trois mois et qu’elle ne touche qu’un mois sur trois. Ce qui fait dire à une employée des P et T que « des femmes, membres des familles du maire et du chef de daïra, bénéficient de cette aide sans travailler ». Tout comme les hommes que nous avons rencontrés, les femmes souhaitent que l’« Etat » ouvre une enquête à propos du chef de daïra et du maire, tête de liste du parti dissous, avant d’être élu sous la bannière du RND. Notons qu’en dépit de nos multiples sollicitations, ni l’un ni l’autre n’ont voulu nous recevoir. Nous quittons In Salah, où quarante ans d’indépendance n’ont pas eu raison du découpage colonialiste. Les habitants de « ksar larab » et ceux de « ksar El m’rabtine » restent méfiants les uns envers les autres. Rien n’a été fait pour développer la ville et émanciper sa population. L’état de l’aéroport, marqué par les hommes et le temps, en est la meilleure illustration. N’était cet avis de recherche lancé contre Abrika et affiché au poste de police, qui nous renvoie sur l’an 2002, on se croirait dans un aéroport désaffecté.
S. A.