Alger se lasse du «vote guignol»

Alger se lasse du «vote guignol»
Aucune excitation dans la capitale hier, jour de l’élection présidentielle. Pour tous, le résultat était acquis d’avance.

Par FLORENCE AUBENAS

Libération 16 avril 1999

Alger envoyée spéciale

Ce sont des beaux gosses, une petite bande tout comme il faut, gomina, veston, même le téléphone portable «emprunté à un voisin qui a gardé la batterie». A peine poussée la porte, ils sont devenus les rois de ce centre électoral de Bab el-Oued. Un coup d’oil tout autour, «juste pour voir s’il n’y a pas la grand-mère de l’un de nous en train de voter dans le coin». Et c’est parti. «Mate la scrutatrice à gauche, celle avec le rouge à lèvres marron.» Pas mal, pas mal. Rires, oillades. Un rendez-vous? «Pour nous, les Algériens célibataires, jour de vote, c’est jour de drague.» Attention, voilà le chef de centre. «Vous venez pour quoi, exactement?» Alors, ils votent. Se rappellent déjà plus pour qui. «En Algérie, je ne connais pas une seule fois où le vote n’a pas tourné guignol. Mais cette fois-ci, c’est le record.»

Hier, à Alger, le scrutin présidentiel s’est déroulé dans une sorte d’apesanteur. La veille, à la surprise générale, six candidats sur sept avaient retiré d’un bloc leurs candidatures, estimant que le résultat était déjà «non légitime», entaché par plus d’une centaine d’accusations de fraude sur les votes des corps constitués (forces de l’ordre), ces derniers se prononçant traditionnellement avant leurs compatriotes. Toutes ces malversations jouaient en faveur du septième homme, Abdelaziz Bouteflika, favori de la haute hiérarchie militaire. Un retrait jugé illégal par le général Liamine Zeroual, président sortant, qui a annoncé hier soir que le vote serait maintenu. Voteront? Voteront pas? En l’absence des représentants des partis d’opposition, les résultats seront de toute façon sujets à polémique. A 19 heures, officiellement, 50,84 % des Algériens avaient déjà voté.

«Les traîtres». Clair-Soleil, c’est l’ancienne banlieue moderne des Français. «A l’indépendance, on s’est rué pour déposer nos valises en premier dans les appartements désertés par les pieds-noirs», raconte Ahmed, un retraité. De ses fenêtres, pendant trente ans, il a vu défiler «les heures dorées du FLN, parti unique, travail et grandeur. Ensuite, on a vu l’ouverture et ce que ça a donné: des enterrements, des enterrements, des enterrements». Mercredi, à 20 heures, Ahmed a eu un choc. «Je pointais devant le journal télévisé national, comme tous les bons Algériens, lorsque j’ai appris que six candidats foutaient le camp. Ah, les traîtres. Il faut que le pays se remette debout et eux, ils viennent nous torpiller les élections.» Dès le petit matin, il est allé à l’isoloir soutenir Bouteflika, ancien ministre du FLN, «qui vient nous guider et sauver le pays». Au centre de vote numéro 98, juste en contrebas du centre commercial, moins de 10 % d’électeurs ont voté à midi. «Que des vieux et des vieilles, commente un responsable. Jusqu’à présent, ils sont les seuls à sembler emballés.»

Au bureau de tabac du centre commercial, un employé raconte; en 1990, il était militant du FIS (Front islamiste du salut), pour protester «contre un pouvoir qui nous écrase sans cesse». Après avoir remporté les législatives l’année suivante, son parti a été déclaré hors la loi. «J’ai été arrêté trois fois par la police. Dans les commissariats, on te déshabille. Un peu d’électricité, un peu de chiffon. J’ai essayé de penser aux vieux maquisards de la libération. Ils nous racontent toujours quand Jean-Pierre ou Jean-Paul les a torturés. Beau passé, héroïque souvenir. Faut pleurer. Mais quand c’est Mohamed, ton voisin, qui te fait hurler? Alors là, tu vois la fin du monde.» Plus jamais il n’ira voter. «Si je salue le courage des six qui ont osé donner une gifle à Bouteflika, je regarde maintenant passer les trains, les bras croisés.»

«Ça ne sert à rien.» Dans le bureau de vote de l’école Oubad, à Hydra, c’est l’heure du déjeuner. Enjouées, les trois scrutatrices travaillent toutes dans la même clinique publique de ce quartier chic d’Alger. Les violences? La crise? Oui. Enfin… à la télé. Elles ont continué la plage, les sorties, les décolletés. Malgré leur poste près de l’urne, aucune n’a voté. Le policier, qui accompagne les journalistes dans leurs déplacements, se met à prendre des notes. Elles n’ont pas peur. «A Hydra, tout le monde a une arme et du piston.» Une autre poursuit: «On suspecte trop la fraude, ça ne sert à rien de prendre un bulletin.»

La semaine dernière, à Badjarah, un policier s’est fait tuer juste devant la cave du marchand d’huile. Ce quartier d’Alger est ce qu’on appelle «un endroit normal». «C’est-à-dire qu’ici vivent des gens qui ne sont pas encore tout à fait tombés», explique Norredine, un informaticien. «Les plus riches mangent de la viande une fois par mois et les autres une fois par an, pour les fêtes de l’Aïd [fin du mois de jeûne musulman, ndlr] Avec ses voisins, ils sont tous d’accord sur la fronde des six. Mais ce serait vraiment dommage de ne pas se disputer quand même. Chacun s’empaille donc pour savoir si le retrait a eu lieu trop tôt ou trop tard. «De toute façon, à part Aït-Ahmed [FFS, parti historique d’opposition] et Djaballah [Ennadha, islamiste modéré], les autres sont des pourris du système. Ils finiront toujours par s’entendre pour arnaquer.».

 

Bouteflika ou le temps arrêté

Avec lui reviennent les effluves de l’ère du parti unique.
Par FRÉDÉRIQUE AMAOUA

Cet automne, l’apparition de son nom parmi les présidentiables a provoqué une sorte d’ébahissement en Algérie. Bouteflika ? Pour les aînés, on venait soudainement de rouvrir un tiroir de l’histoire nationale qui paraissait scellé : l’Algérie de Boumédiène, ces années 70 vissées par le parti unique dont «Boutef» fut un des symboles. En revanche, pour les moins de 25 ans, soit la majorité de la population, ce patronyme n’évoquait tout simplement rien, un trou dans la mémoire. Mais les campagnes électorales en Algérie ont cette particularité de se jouer davantage autour de l’urne que dedans : en quelques jours, Bouteflika est passé sans transition de candidat qui étonne à candidat qui détonne. «Avant même un semblant de compétition (…), le résultat est connu d’avance», déclarait l’ancien chef d’état-major Rachid Benyellés dans la presse algérienne fin décembre. «Des instructions ont été données pour que le candidat choisi puisse bénéficier des soutiens appropriés.»

Le «choisi», pour ne pas dire l’élu, a donc 63 ans et un parcours taillé moitié lumière, moitié ombre. Ou bien il occupe le devant de la scène, ou bien il se fait invisible. Ou bien il hurle, ou bien il ne dit mot. Commandant de l’Armée de libération nationale (Aln) pendant la guerre d’indépendance, il fait partie de cette génération qui passe, à l’âge de 20 ans ou presque, du maquis au sommet du nouvel Etat. D’abord ministre des Sports dans le gouvernement Ben Bella, il prend les affaires étrangères sous Boumédiène, portefeuille qu’il garde dix ans. Intime du Président, il semble devoir en être le successeur naturel. En 1979 pourtant, l’armée le sacrifie au profit de Chadli. Et Bouteflika disparaît. Même un procès pour fonds occultes dans le cadre de ses fonctions passées (dont il sort blanchi) n’entame pas un silence distant et ombrageux, qui va durer quinze ans. Spécialiste du dossier pétrolier, pour l’avoir géré pendant la crise de 1973, il devient conseiller privé, circulant entre Genève et les pays du Golfe.

Bouteflika ne réapparaîtra plus sur la scène algérienne que dans le rôle qui semble le sien depuis la mort de Boumédiène, celui de «candidat préféré» du système. En 1994, d’abord : cette fois, c’est lui qui refuse le trône au dernier moment, à la stupéfaction des militaires. Ainsi va Bouteflika, à coups de gueule, de portes claquées, de poings qui martèlent. Il revient donc aujourd’hui pour son troisième essai, pareil à lui-même, comme si le temps s’était arrêté à l’ère du parti unique. Il traite les journalistes de «commères de hammam», ponctue ses discours de «Boumédiène, je t’aime» et affiche pour programme de rendre «sa fierté à l’Algérie»

En revanche, autour de lui, tout a changé dans un pays à genoux, et misère et violence. Sa position de candidat – et Président- du système lui vaut désormais la méfiance de la rue, tant tout ce qui touche au pouvoir est aujourd’hui discrédité.


Une présidence mal partie avant d’avoir commencé

Les «parrains» de Bouteflika sont divisés. L’opposition s’est renforcée.

Par JOSÉ GARCON

Peu importe au fond que le chiffre officiel de participation au scrutin -51 %- contredise les informations et les témoignages venus d’un peu partout et faisant état d’une affluence très moyenne dans les bureaux de vote, parfois insignifiante comme en Kabylie, ou très faible dans les grandes villes, y compris sur les hauts plateaux. Les taux gonflés demeurent une constante des scrutins en Algérie et même la présidentielle de 1995, qui suscita pourtant un réel intérêt, n’y a pas échappé. Peu importe aussi qu’Abdelaziz Bouteflika puisse trouver dans le chiffre annoncé «la majorité substantielle» qu’il a exigé pour ne pas «rentrer chez lui». L’essentiel est ailleurs. Candidat unique élu grâce au forcing d’une poignée de généraux après une campagne électorale qui avait suscité de réels espoirs et après que tous ses adversaires ont refusé de cautionner ce plébiscite, Abdelaziz Bouteflika commence mal son mandat. Celui qui, dans un mimétisme touchant avec son mentor le président Houari Boumediène, se rêvait le nouvel homme fort de l’Algérie aura, quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise du mal à se débarrasser d’une étiquette de président illégitime.

Demande de retrait. «Pour nous, les élections ne seront pas légitimes, la fraude était un coup de force du pouvoir que nous avons refusé», remarquait hier Mouloud Hamrouche à l’unisson des autres candidats et en estimant que Bouteflika «devrait se retirer car les taux officiels de participation sont erronés». Sans aller jusqu’à cette demande de retrait, les premières réactions internationales ne diffèrent guère.

Le nouveau chef de l’Etat risque dés lors d’avoir les pires difficultés à s’imposer. Dans un pays où la rue est déjà totalement désabusée et qui connaît une crise économique et sociale sans précédent, le successeur de Liamine Zeroual ne peut même pas espérer bénéficier du préjugé vaguement favorable qui avait entouré l’élection de ce dernier, simplement parce qu’elle avait suscité l’espoir un peu fou, mais vite déçu, qu’elle ramènerait la paix. Il devra au contraire affronter d’emblée une situation politique aussi difficile qu’inédite. Rien ne dit en effet qu’il pourra compter sur le soutien d’une haute hiérarchie militaire déjà très divisée et qui risque de connaître de sérieux règlements de compte après la défaite cuisante que lui a imposé le «groupe des six» en se retirant. En effet, les militaires algériens entendaient prouver à travers ce scrutin qu’ils n’intervenaient plus dans la vie politique. Ils ont démontré très exactement le contraire. Avec le retrait des «six», l’Algérie est non seulement revenue à l’époque du candidat et du parti unique, mais le forcing du commandement militaire pour l’imposer a montré que l’armée détenait bien, aujourd’hui comme hier, les rênes du pouvoir et qu’elle refusait toute «ouverture» démocratique réelle. Reste que si les «décideurs» ne paraissent pas vouloir lâcher du lest, cette attitude est loin de faire l’unanimité au sein d’une institution militaire qui redoute en s’exposant trop sur la scène politique de voir exploser ses contradictions et donc remettre en cause sa cohésion.

«Expérience positive». Dès lors, rien n’assure à Bouteflika qu’il pourra compter sur des «parrains» déjà très divisés et qui risquent de se déchirer davantage encore sur les responsabilités de la Bérézina qu’ils ont subie. Face à ces parrains désunis, il devra affronter une opposition représentant réellement les différents courants politiques existant en Algérie. C’est une nouveauté de taille dans un pays où le pouvoir a toujours tout fait pour empêcher les opposants de s’organiser. Si le régime fera tout pour ramener les «six» à la portion congrue, rien ne dit qu’il parviendra à briser l’entente qui s’est établie entre les trois principaux ex-candidats, Hocine Aït-Ahmed, Mouloud Hamrouche et Ahmed Taleb Ibrahimi, qui savent que leur force vient précisément de leur union. «Notre retrait est une expérience positive pour l’Algérie parce que le pouvoir s’est dévoilé et que la coordination dont (nous avons) fait preuve va permettre de mettre au point des actions communes à l’avenir», remarquait hier Taleb Ibrahimi, tandis que Mouloud Hamrouche se félicitait de ce «renforcement du mouvement démocratique». Une situation qui, plus que le taux de participation, serait susceptible d’amener Bouteflika à renoncer.

En France, silence officiel
(D’après AFP)

Pour la troisième fois en deux semaines, les Etats-Unis ont fait savoir, mercredi soir, que l’élection devait être «crédible». «Nous avons fait savoir clairement que des élections libres et justes étaient un élément décisif du processus de réformes politiques en Algérie», a déclaré un porte-parole du département d’Etat qui réagissait au retrait des six candidats. Washington semble ainsi marquer sa défiance à l’égard de la volonté des autorités d’imposer contre vents et marées leur favori, voire même approuver la démarche des «six». «Nous suivons de près ces élections, et notre intérêt réside toujours dans un processus électoral crédible», a en effet précisé le porte-parole. Ces prises de position répétées des Etats-Unis sur ce scrutin tranchent avec le silence sidéral de la France officielle sur le sujet.

Seuls jusqu’ici, les responsables de partis politiques se sont exprimés. Pour François Hollande, le premier secrétaire du Parti socialiste, Abdelaziz Bouteflika ne pourra pas «tirer de ce scrutin une légitimité, même s’il aura l’apparence de la légalité». Parlant d’«occasion perdue» pour l’Algérie, François Hollande a estimé qu’en raison de la «suspicion» sur la régularité du vote, «il fallait reporter le scrutin» et «trouver les conditions» pour que «le candidat élu puisse être un président légitime». «On ne pourra pas en rester là», a poursuivi le leader du PS, en invitant les autorités algériennes à «prendre une initiative politique» au lendemain de l’élection présidentielle.

La réaction de l’Internationale socialiste qui «salue l’acte courageux de Hocine Aït-Ahmed et des cinq autres candidats de l’opposition» est à l’unisson. Son président Pierre Mauroy estime qu’«un coup dur vient d’être porté à l’espoir d’un renouveau démocratique qu’avait fait naître la campagne électorale» et «déplore que le président Zeroual n’ait pas reporté un scrutin désormais vidé de son sens et dont les résultats, joués d’avance, sont dépourvus de toute légitimité démocratique». On n’est pas moins sévère chez les Verts où Noël Mamère considère que «c’est encore l’armée qui dirige et encore une fois le peuple algérien qui en sera la victime».

Daniel Cohn-Bendit, lui, souhaite que l’on «remette le scrutin» d’hier et que «tout le monde fasse pression sur l’Algérie pour un vrai scrutin démocratique». Même tonalité chez l’ex-chef de la diplomatie, Hervé de Charette, pour qui, «seul candidat, Abdelaziz Bouteflika ne pourra pas se considérer comme le chef légitime de l’Algérie de demain». Et d’ajouter : «Il n’est pas facile d’être élu par la voie démocratique, mais c’est la seule façon d’exercer durablement le pouvoir.».

 

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