« Ces démocrates à la solde de Souaïdia »

« Ces démocrates à la solde de Souaïdia »

 

Par Latifa Benmansour, Le Matin, 14 juillet 2002

Latifa Benmansour, écrivain, exprime ici sa profonde déception des « démocrates » qui sont venus prêter main-forte aux partisans du « Qui tue qui ? », aux Souaïdia de tout acabit lors du procès Nezzar contre Souaïdia. Elle témoigne avec forte indignation sur « ce procès de la honte » duquel, dit-elle, le général à la retraite Khaled Nezzar ne pouvait que remporter une victoire juridique et politique tant ses adversaires qu’elle désigne sans détour sont ceux-là mêmes qui ont précédé Souaïdia, le chef de l’Etat en premier, à faire de l’Algérie le bastion de l’islamisme.

Je suis allée assister comme observatrice au procès qui se tenait à Paris opposant M. Khaled Nezzar à M. Souaïdia ; je pensais dans ma naïveté que l’on allait parler de la diffamation, mais pas du tout ! C’était le procès de l’Algérie qui se tenait au palais de justice de Paris, à la dix-septième Chambre correctionnelle. J’ai cherché partout un représentant de l’Etat algérien, c’est-à-dire un ambassadeur, il n’y en avait personne. J’ai cherché partout ceux et celles qui se prétendent debout, il n’y avait pas trace. Des personnes qui avaient signé spontanément la pétition que j’avais faite circuler en mai 1997, où je demandais aux autorités religieuses de faire une fetwa contre les massacres en Algérie, m’ont saluée et fait une place à côté d’elles. Parmi elles, il y avait Mme Benameur que je n’avais jamais rencontrée auparavant.
J’étais navrée et désolée, blessée à mort par les propos qui se tenaient sur l’Algérie et son évolution depuis l’Indépendance par les personnes qui livraient en pâture des secrets d’Etat. C’est à se demander qui les téléguide ! J’étais choquée jusqu’à la nausée de savoir que chaque mot énoncé et chaque parole prononcée étaient en train de souiller le combat du peuple algérien pour son indépendance.
J’étais bouleversée de voir des personnes qui soi-disant luttent pour la démocratie jeter aux orties l’essence même de la démocratie et des droits humains en piétinant le combat de personnes mortes pour qu’ils et elles puissent un jour prendre librement la parole.
Mais la liberté a des limites lorsque la vérité a des relents de bas-fonds.
J’étais choquée de voir M. Harbi – qui a omis quand même de dire que son oncle, M. Ali Kafi, était aussi membre du HCE qui, à l’époque – avait fait des articles dithyrambiques sur son cher oncle, tronquer la vérité et condamner certains qui deviennent des boucs émissaires parce que pendant qu’ils faisaient le boulot – propre ou sale, ce n’est pas à moi d’en juger – ceux qui les mettent en accusation de la manière la plus perverse (sans avoir l’air d’y toucher, ils ont les doigts manucurés, les chers hommes et les chères dadames) n’ont pas non plus les mains propres, mais ils étaient planqués à Genève, Londres, Rome, Damas, rue de Longchamp à Neuilly et rue Fontaine à Paris !
J’étais choquée d’entendre le rire ironique d’une journaliste de Libération à la narration du martyre d’une femme violée dans le maquis intégriste. J’étais choquée de voir l’essence et la sève d’un pays, mon pays, l’Algérie piétinée ! J’ai dit à M. Harbi qu’il avait failli à tous ses devoirs et au premier, le respect pour les morts. Et s’il faut témoigner c’est en Algérie, quand on se dit patriote, qu’on le fait et dans des tribunaux algériens et s’il faut se battre pour que la parole obscène soit jetée dans les salles des tribunaux ; alors je n’ai rien à voir avec ces « démocrates » qui n’ont rien d’autre à offrir que de la pornographie.
Lorsqu’une soi-disant militante des droits de l’Homme, journaliste et membre d’un parti politique, a commencé par cracher sur l’Algérie jusqu’à l’insupportable, je me suis levée et suis sortie de la salle d’audience pour ne pas me mettre à hurler de dégoût, de douleur et de colère, j’ai dit à ses chefs, qui résident en France, car j’ai eu à les croiser lorsque j’ai le malheur d’aller à une rencontre où se trouvent les Algériens : ashmayat ! J’avais les lèvres sèches et le visage bouleversé au point où des femmes venues assister au procès se sont précipitées vers moi pour me demander ce que j’avais. Un cri est sorti de ma gorge et de ma poitrine. Je vais prendre la nationalité française, moi qui m’accroche comme une demeurée par respect pour nos morts, à une Algérie mythique. Elle n’existe plus. Elle est morte cette Algérie-là, celle des hommes et des femmes libres ! Où sont nos hommes et nos femmes ? Où est l’ambassadeur de l’Algérie ? Pour moins que cela, il y aurait eu un incident diplomatique.
Je compris qu’il ne pouvait y avoir d’incident diplomatique, car c’est voulu ! C’est voulu par l’actuel chef de l’Etat algérien qui se venge tout simplement d’un homme qui a eu l’outrecuidance de le traiter de « canasson » et dans ce cas, il faut lui faire rendre gorge à ce signifiant-là : canasson. Voilà la clef de l’affaire ! Ce n’est pas pour les milliers de morts algériens, pour les disparitions, pour la désolation, pour l’hécatombe que ces livres sont sortis, mais pour s’acharner sur un individu qui avait eu le pouvoir à un moment et qui ne l’a plus et a osé traiter l’actuel chef de l’Etat algérien de canasson qui l’a livré aux hyènes au rire sardonique !
Je n’aurais pas écrit ces lignes car je suis tenue par l’obligation de réserve, si lors des témoignages sur la torture par un jeune homme qui m’a brisé le cur, il n’avait pas prononcé cette phrase qui a été consignée au tribunal : « Des milliers d’intellectuels sont complices du Pouvoir. » Bien sûr, il visait M. Nezzar et ceux qui étaient à cette époque-là à la tête de l’Etat algérien. Je l’ai croisé à la cafétéria du tribunal et je lui ai dit : « Mon fils, vous m’avez brisé le cur, mais vous n’avez pas le droit moralement de dénoncer tous les intellectuels. Vous n’avez pas le droit de jeter l’opprobre sur ce qui reste d’esprits libres et s’il y a une seule personne propre, vous ne pouvez vous autoriser à la qualifier d’infâme. » Son avocat, maître Bourdou, m’a répondu avec condescendance : « Il n’a pas dit ça. » Il y avait José Garçon qui se trouvait là comme par hasard, je me suis tournée vers elle et lui ai dit : « Venez ici, Madame Garçon, vous qui salissez toute personne honnête ! Vous qui rabaissez toute dignité aux Algériens ! Vous qui ne pouvez pas supporter qu’une Algérienne ou un Algérien puisse vous tenir tête par son travail et son éthique. »
Mais le courage de Mme Garçon est légendaire. Ensuite, je suis repartie vers la salle d’audience, c’est là qu’un Algérien fait un geste très courageux que je connais, qui donne froid dans le dos mais il y a bien longtemps que je ne me laisse plus faire : le doigt qui coule sur la gorge et les gestes des femmes dans La prière de la peur. Trop choquée pour lui demander pourquoi ce geste, je suis repartie. Vendredi matin après la première plaidoirie, à midi, 5 juillet 2002, heure où je me trouvais en 1962 sur la place de Tlemcen assise près de la Grande Mosquée et voyant les Algériens défiler fous de joie parce qu’ils croyaient avoir gagné leur guerre d’indépendance, mais elle n’est malheureusement pas gagnée ! Je suis allée à la buvette chercher de l’eau et du café, j’ai trouvé cet homme en compagnie d’un responsable du FIS et d’autres du FFS. Je me suis approchée de lui et lui ai dit poliment : « Monsieur, auriez-vous l’amabilité de vous présenter car lorsque je suis menacée, je veux savoir par qui et que vous ai-je fait ? » Que n’avais-je pas dit là ! Il s’est mis à élever la voix, me rappelant la pire période de la sécurité militaire de l’époque du défunt Kasdi Merbah et de Benhamza ! Je suis prise à partie en même temps par d’autres hommes, l’un retroussant ses manches ; il ne lui restait qu’à lever la main sur moi ! C’étaient des militants du FFS et du FIS !
Bien entendu, je fus traitée de « chienne du Pouvoir », que c’est le Pouvoir qui m’a « envoyée et téléguidée » pour leur faire le scandale qu’ils étaient en train de me faire. Mais ce qu’ils n’avaient pas pris comme paramètre, c’est que même si je suis tlemcénienne, ce qui est devenu péjoratif par les temps qui courent, que l’on nous habitue à la pudeur et à ne pas élever la voix ni chez soi ni en public, depuis longtemps j’ai appris à compter sur moi, à ne pas attendre d’un pouvoir une quelconque protection. Même si je suis « tlemcénienne » et femme, il faut avoir le cran d’élever la voix plus fort que celles de tueurs déguisés en militants pour la bonne cause, qu’une femme pour défendre son honneur et celui de son pays a le devoir d’élever la voix, car le 5 juillet 2002, j’ai été triplement orpheline de mon père ! Sidi Mohamed Benaouda Ben Mansour qui a tiré de la lie certains en croyant en faire des honnêtes hommes et citoyens ? Mais la canaille reste la canaille. Qui rugissait comme un lion, qui n’a jamais été lâché de ta vie où es-tu ? De mon pays et d’une certaine idée de l’Algérie et des hommes de mon pays ! où êtes-vous ? En train de festoyer avec Lady Gousse d’Ail qui officiait pendant que l’on piétinait dans les tribunaux français l’honneur de l’Algérie.
J’ai fini par partir déposer une plainte au commissariat de police.
Voici ce que l’on a fait de nous pendant que le feu d’artifice et la musique célébraient quarante années d’indépendance perdues et piétinées de l’Algérie.
Réveille-toi peuple d’Algérie, celui des hommes et des femmes libres !
L. B.