Le pays otage des clans

LE PAYS, OTAGE DES CLANS

Noms de code : Betchine, Jeannot et Chapôt

Hamid Larbi, Libre Algérie n°1, 14 septembre 1998

Des élections présidentielles anticipées pour résoudre l’impossible consensus des clans qui, dans l’ombre, prennent le pays en otage et vident les institutions de la République de leur sens ? Chronique d’un été brûlant qui remet l’Algérie à la case départ…

« Les voies insidieuses de la déstabilisation peuvent sembler faciles et mêmes attrayantes pour certains. Mais, en définitive, leur unique aboutissement serait de mettre en danger les acquis de tous, des acquis chèrement conquis… ». Liamine Zeroual le 19 août à 20 heures.

Le 11 septembre à 20 heures, Zeroual annoncée sa démission et l’organisation d’élections présidentielles anticipées pour le mois de février 1999. Vingt et un jours entre les deux dates où les luttes de sérail, aiguisées à l’extrême, ont contraint le président à la sortie et à renoncer à 21 mois de pouvoir. Entre deux discours, Zeroual a-t-il perdu la partie ? Etait-ce la seule solution pour que les luttes de clans, palpables et visibles, ne dégénèrent pas en conflit ouvert ? Y a-t-il eu un arbitrage – et où – pour stopper la tentation du grand déballage ?

A qui donc s’adressait Liamine Zeroual en cette veille de commémoration du 20.août ? A la nation tout entière ? Même officiellement souveraine, celle-ci est plus objet que sujet de déstabilisation. A la Kabylie sur laquelle on focalise les fausses hantises de l’unité nationale « préférable à la démocratie » ? Non plus. La tonalité générale du discours, passé dans la presse comme un non-événement, indiquait volontiers la direction du propos. Une dénonciation des rumeurs, des insultes et l’affirmation prononcée que les institutions offraient à toutes les « ambitions légitimes » l’opportunité de se déployer au grand jour. Et surtout, l’affirmation que les échéances sont connues.. Aujourd’hui, le même homme, bouleverse les échéances.

Derrière le discours codé du 19 août, tout le monde avait à l’esprit les sombres luttes de sérail qui ont envahi la presse pendant l’été.

Cible transparente, le général Mohamed Betchine, ministre conseiller de Liamine Zeroual et, c’est important, membre de la direction nationale du RND. Ceux qui l’attaquent ne se dévoilent pas. Des seconds couteaux et une partie de la presse prennent sur eux d’accomplir le travail au nom de nobles idéaux comme la moralisation de la vie publique et le respect des libertés individuelles. Nourreddine Boukrouh, du PRA , compagnon assidu du pouvoir dans son entreprise de « normalisation institutionnelle », ouvre le feu en premier. Betchine est le mal incarné, un homme qui s’est doté au forceps d’un « empire financier » et qui est en train de squatter l’Etat en y plaçant ses hommes. Second acte : l’affaire Ali Bensaad intervient, à point, pour donner du piquant à la campagne. Déjà condamné à six mois de prison pour outrage à corps constitué, l’universitaire est condamné à mort, le 7 juillet, alors que la campagne anti-Betchine battait son plein; Même si on le crédite d’un tempérament de fonceur, le conseiller du président aurait-il eu une pulsion suicidaire en faisant condamner à mort l’universitaire à un moment où il était attaqué de toutes part ? Voire..

Yahia Guidoum, ministre de la Santé, interpellé par Bensaad n’hésite pas à crier au complot ourdi.

Dans une lettre publiée dans la presse, il affirme à Bensaad « ce qui t’arrive est dirigé contre Mohamed Betchine, les éléments à l’origine de ta condamnation ont été fournis par ceux qui, en ciblant Betchine veulent en réalité arrêter le processus mis en branle le 16 novembre 1995. Ceux qui ont mangé à tous les râteliers , ceux qui sont réellement à la tête de véritables empires, économiques, ceux qui sont là vraie mafia, ceux-là sont les vrais commanditaires du complot… ». Guidoum s’est livré à un essai d’explications codées des avanies qui arrivent à Mohamed Betchine. Il a dû en coûter au ministre de la Santé pour suggérer que derrière ou au-dessus des institutions , y compris celle de la justice, les clans continuent à régner en maîtres du jeu. Thèse confortée, en partie, par l’universitaire Bensaad qui ne semblait guère se faire d’illusions sur lés raisons de la forte médiatisation de ses malheurs « Je ne suis pas dupe, la personne Betchine ne signifie rien, elle peut être interchangeable. Il représente et illustre mieux que d’autres la perversité et la bêtise d’un système qui met en danger l’Algérie, c’est tout. Dans la foulée de ceux qui aimeraient aujourd’hui le voir tomber, certains ne valent pas mieux ».

Encore un effort, M.Guidoum !

Au demeurant, les propos de M.Guidoum sont si graves qu’on s’étonne que la justice ne se soit pas mise en branle pour lui demander comme elle l’a fait pour Boukrouh: de lui fournir des éclaircissements sur ceux qui sont «à la tête de véritables empires économiques » et qui sont la « vraie mafia » qui auraient induit en erreur la justice dans l’affaire Bensaad. La défense des institutions issues du « processus mis en branle le 16 novembre 1995 », selon les termes du ministre, en aurait gagné en vigueur et en crédibilité. Les Algériens médusés par ces déballages à doses homéopathiques seraient tentés de crier : « Encore un effort, M. Guidoum, nommez les choses.». En attendant que le ministre de la santé et que les partisans de Betchine qui crient au « complot contre les institutions » décident d’être transparents, les citoyens se livrent au jeu fatiguant qu’ils pratiquaient sous le parti unique et qui consiste à chercher une phrase glissée entre les lignes d’un commentaire fait de bois d’ébène pour essayer de décoder les batailles qui se livrent dans les abysses de cette étrange chose qu’est le système algérien.

La lecture de Guidoum et de l’Authentique suggère que la guerre se livre entre les « seize-novembristes » contre des adversaires obscurs mais présents dans le système. Une « opinion » contre Boukrouh publiée dans le monument de platitude qu’est El Moudjahid est, miracle !, un peu plus précise. Elle suggérait que ce sont des clans d’éradicateurs présents au pouvoir et en « perte de vitesse » qui s’attaqueraient à Mohamed Betchine qualifié de « réconciliateur ». On avance un peu, mais on n’y comprend toujours pas grand-chose. Abderrahmane Mahmoudi, directeur de l’ex-Hebdo-libéré, publie une longue opinion dans le Quotidien d’Oran. Au milieu d’une obscure analyse sur l’enfermement du pouvoir dans une logique « Est-Est », il nous apprend que l’objet des luttes serait le très stratégique poste de ministre de la défense. On avance, mais pas trop ! On ne connaît toujours pas les « ennemis mortels » de Betchine . Rendons grâce à la presse qui bien entendu n’est pas liée aux clans honni soit qui mal y pense ! – de nous donner à réfléchir sur ses obscures copies. Demain l’Algérie, sans se mêler de la polémique rageuse qui a opposé Le Matin et l’Authentique, entre dans la danse et plante des banderilles. Prenant le parti de Betchine, il ressort dans un éditorial (3 août) la vieille dichotomie entre officiers issus de l’armée française et ceux de l’ALN. Une vieille histoire toujours présente qui renseigne sur la permanence des vieilles logiques claniques derrière des institutions d’apparat. Dans les salons, on commence à mettre des noms sur le clan adverse. Demain l’Algérie se fend, le 7 septembre, d’un éditorial. de guerre, toujours codé . , ou un puissant homme de l’ombre sous Chadli Bendjedid et son gendre, DG de l’OAIC puis diplomate à Nice, sont pris à partie. Noms de code : « Jeannot et Chapôt ». Un DG de LOAIC (Office algérien inter-céréalier) et qui fut consul à Nice, il n’y en a qu’un : Hadj Louhibi. Pas besoin de toutes les clés du code pour l’identifier.

Et quand ce « pavé » évoque la mise en place en 1992, sans le consentement du HCE, d’escadrons de la mort « au moins 300 pour la seule région du centre » selon l’auteur -, on frissonne. Le divorce serait il consommé entre les « janviéristes » ou du moins une partie et les « seize-novembristes » ? Les clans, qui demeurent les acteurs essentiels des jeux de pouvoir – en dépit du « parachèvement de l’édifice institutionnel »sont-ils en situation de casus-belli ou se contentent-ils de se neutraliser à travers la presse par une sorte de « menace d’informer » ?

Quo vadis ?

En tout cas, jamais on a été aussi loin dans les frictions et jamais on a été aussi proche d’une guerre ouverte. L’équilibre des clans fondé sur l’immobilisme et la préservation du statu-quo dans le pays est-il rompu ? Dans ce brusque accès de fièvre – essentiellement médiatique en apparence – on constate que les institutions restent totalement en retrait. Les partis politiques, des institutions aussi, assistent, parfois avec inquiétudes, au spectacle de ces obscurs déchirements médiatiques dont l’objet est le pouvoir. Quo Vadis ? Qu’y a-t-il. de rompu dans l’équilibre clanique que M. Mouloud Hamrouche avait décrit avec une certaine bravoure dans sa fameuse interview fleuve à l’hebdomadaire La Nation ( N’107 du 8 au 14 août 1995)? «….. Dans les conditions actuelles, aucune, institution, aucun centre, n’a suffisamment de poids moral, pour ne pas parler de pouvoir, pour engager une réforme aussi profonde et remettre toutes les institutions sur rails. Effectivement, cet espace d’arbitrage n’existe plus et c’est ce qui rend les choses encore plus difficiles. C’est ce qui fait les difficultés actuelles puisque depuis quatre ans, le Pouvoir et les institutions de l’Etat, sont dans une situation de blocage. Ils n’arrivent pas à dépasser les difficultés internes. Et aujourd’hui, le seul jeu qui reste et qui continue de fonctionner, c’est le jeu de clans. Il n’existe pratiquement plus de jeu d’institutions et d’administration d’Etat. Il y a uniquement le jeu des clans. Comme ces clans ont trouvé dans cette crise l’occasion de s’ancrer davantage, d’avoir plus de pouvoir et d’échapper à un minimum de normes et de contrôle, les intérêts du clan sont devenus dominants dans la vision et dans l’action. C’est ce qui explique, peut-être, cette situation de blocage depuis quatre ans…. ».

Ces propos qui datent d’avant la mise en place de l’édifice institutionnel restent d’une étonnante actualité. Le point de rupture est il atteint ? Le consensus général, qui prévalait entre les tenants du pouvoir pour préserver le statu quo et contrer la dynamique de la société ( la révision de la constitution dans un sens très restrictif aux libertés en est un exemple) n’a-t-il plus de raison d’être ? Ou alors, ces « clans » se sentent-ils suffisamment protégés des assauts de la société qu’ils supposent définitivement neutralisée dans ses aspirations démocratiques et sociales, pour se livrer à ces jeux mortels ? L’irrésistible montée en puissance des « seize-novembristes » qui élargissent leur poids en se fondant, sur la légitimité électorale de Liamine Zeroual et d’une présence dans un parti politique ayant pignon sur rue. (le RND) sont-ils des facteurs qui remettent en cause l’équilibre des clans, ce qui expliquerait que les attaques contre Betchine visent en premier lieu le pouvoir présidentiel.

Les propos de Liamine Zeroual sur les « voies insidieuses de la déstabilisation » qui mettent « en danger les acquis de tous » sonnaient comme un avertissement à ceux qui lui contestent son pouvoir. Sa décision de démissionner dans six mois tout en organisant des présidentielles anticipées indique volontiers que sa supplique du 19 août n’a pas eu d’effets sur la virulence de la guerre dans le sérail.

Les institutions, présentés comme viable et durable, y compris dans le discours d’adieu de Zeroual, ne résistent pas aux secousses claniques. La grande question est de savoir si la « solution » par les élections est une décision solitaire de Zeroual qui exprimerait l’impossibilité d’un consensus au sein des clans.

Dans ce cas, on se trouverait dans une configuration « ouverte » ou chaque clan serait tenté de placer son propre candidat à la succession. Par contre, si la décision est le fruit d’un « consensus » au sein des clans du pouvoir cela signifierait que les jeux sont faits et que le successeur a déjà été désigné ou qu’il le sera dans les prochains jours. Un consensus qui neutralise par avance les urnes citoyennes. A moins que par miracle, les partis politiques ne s’organisent résolument pour imposer la seule véritable « rupture » démocratique, la seule digne de ce nom : la souveraineté absolue des urnes sur les arrangements d’un système qui a toujours fait preuve d’une grande capacité d’adaptation tout en perpétuant les causes profondes de la crise. Pour le moment, sous des institutions dont le caractère factice saute aux yeux avec la démission antidatée de Liamine Zeroual, les clans continuent de décider du destin des Algériens, hors de tout contrôle démocratique.

 

Articles