Algérie, l’explosion kabyle

Algérie, l’explosion kabyle

Nouvel Observateur – N°1905 , semaine du 10 mai 2001

La révolte de la jeunesse kabyle, qui a fait plus de 60 morts en deux semaines, a surtout révélé l’échec d’un homme, Abdelaziz Bouteflika, élu en 1999 pour «tout changer» et incapable de guérir l’Algérie de ses plaies : corruption, terrorisme islamiste, crise économique, omniprésence de l’armée, absence de démocratie. Dossier de Farid Aïchoune et René Backmann, avec Benjamin Stora et Tassadit Yacine

C’est une fois encore de Kabylie, vieille terre d’insoumission, qu’est partie l’étincelle. Mais la colère qui a embrasé la jeunesse de Tizi Ouzou, Bejaïa, Sidi Aïch, avant de gagner Alger, n’était pas seulement une fronde identitaire, une intifada berbère exprimant la révolte d’une région ulcérée de recevoir si peu de l’Etat après lui avoir tant donné. C’est aussi, c’est surtout contre la misère, la corruption, le chômage, la crise du logement, la violence des forces de l’ordre, l’absence de démocratie que les jeunes Kabyles sont descendus dans la rue. Et comme en octobre 1988, ce sont des symboles du pouvoir central – bureaux de poste, succursales des banques d’Etat, mairies, sous-préfectures, perceptions, sièges des partis politiques – que les émeutiers ont incendiés ou mis à sac.

Deux ans après son élection à la présidence, Abdelaziz Bouteflika se retrouve face à un peuple qui attendait beaucoup de lui et qui ne lui pardonne ni ses mensonges, ni ses promesses trahies, ni la violence d’une répression qui a fait plus de 60 morts en deux semaines. Car le fond de cette révolte est là, dans le dépit explosif d’un pays une fois encore trompé par ses dirigeants.

« Il n’y a pas d’Algérie sans la Kabylie, j’ai pris bonne note de la dictature de l’administration », avait déclaré, peu après son élection, le nouveau président en visite à Tizi Ouzou. Dénonçant la corruption et les gros bonnets du « trabendo », fustigeant la « gendarmerie défaillante » et l’omniprésence des militaires, Abelaziz Bouteflika parcourait le pays en répétant, d’Oran à Constantine, le même discours : « Je vous ai entendus, tout va changer. » Pour rétablir la paix dans un pays déchiré par plus de dix ans de terreur islamiste, il avançait un projet de « concorde civile » fondé sur la reddition volontaire des combattants et l’amnistie des repentis.Ces bonnes intentions hélas ! n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Au terme d’un bref état de grâce, Abdelaziz Bouteflika s’est retrouvé confronté à la « mafia politico-financière » qui avait déjà eu raison de ses prédécesseurs. Ses principaux projets de réforme – laïcisation de l’enseignement, abrogation du Code de la Famille, modernisation de l’économie – ont buté sur une majorité de députés « islamo-conservateurs » peu disposés à remettre en question un système dont ils sont les bénéficiaires depuis l’indépendance. Quant à la « concorde civile », non seulement elle n’a pas ramené la paix mais, au désespoir des familles de victimes, elle a permis de recycler en hommes d’affaires prospères des émirs dont les mains étaient couvertes de sang.

Pour tenter de masquer son impuissance en politique intérieure, Abdelaziz Bouteflika a multiplié les initiatives en politique étrangère. En vain. Son seul et modeste succès diplomatique a été la conclusion à Alger d’un accord de paix entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Ces gesticulations ont contribué à créer l’image d’un homme indécis et velléitaire, otage de ceux-là mêmes dont il disait vouloir s’affranchir. Incapable, malgré les ressources fournies par l’augmentation du prix du pétrole, de tirer le pays du marasme économique, prisonnier de la cohabitation avec des militaires qui entendent régler seuls le problème de la guérilla islamiste, désarmé face à la corruption, Abdelaziz Bouteflika a été placé par l’« intifada kabyle » dans la situation périlleuse qu’avait connue avant lui Ahmed Ben Bella : il a perdu la confiance du peuple et s’est exposé pour longtemps à la rancoeur des Kabyles. L’un des principaux slogans des manifestants qui parcouraient les rues d’Alger la semaine dernière était « Oulèche smah ! » : « Pas de pardon ! »

FARID AïCHOUNE et RENE BACKMANN

1. Pourquoi la Kabylie a explosé ?

Comment vivre quand on n’a que des olives et des pierres ?  » Cette interrogation résume l’une des composantes majeures de la révolte kabyle. Certes, la revendication identitaire berbère, le refus de l’humiliation, l’exaspération face aux abus de pouvoir répétés de la gendarmerie ont joué leur rôle dans une région fière d’avoir été l’un des foyers de la lutte de libération. Mais c’est surtout la profondeur de la crise économique et sociale qui explique le rejet explosif du régime exprimé par la jeunesse. Malgré son poids historique et le nombre de cadres civils et militaires qu’elle a fournis au pays, la Kabylie,  » pays d’insoumission « , a depuis longtemps le sentiment d’être oubliée du pouvoir. Dans ces montagnes arides où nombre de villages ne survivent que grâce aux mandats envoyés par les immigrés de l’intérieur et de l’étranger, la  » malvie  » est plus insupportable encore que dans les villes où les petits trafics du  » trabendo  » entretiennent l’illusion d’une débrouille possible. Malgré la fin de l’économie étatisée, rien n’a changé en Kabylie, comme dans le reste du pays. Là aussi, malgré les moeurs austères, la misère et la résignation conduisent parfois aujourd’hui jusqu’à la prostitution. Là aussi se multiplient les suicides de jeunes. Lourde de frustrations et de colère contenue, la révolte couvait depuis trop longtemps.

Et c’est ce baril de poudre que la mort suspecte d’un lycéen dans la gendarmerie de Béni Douala, le 18 avril, a fait exploser.  » Du travail, des logements, halte à l’humiliation, halte à la corruption  » : les slogans des manifestants de Tizi Ouzou ou de Bejaïa montraient clairement que les revendications régionalistes et identitaires ont été éclipsées dans la rue par la condamnation d’un régime dont les Kabyles, comme nombre d’autres Algériens, n’attendent plus rien.

2. Deux ans après l’élection de Bouteflika à la présidence, que reste-t-il de son crédit ?

Même s’il a été élu dans des conditions discutables, avec le soutien actif de l’état-major, Abdelaziz Bouteflika, a incarné un espoir de changement. Ce changement reposait largement sur la politique de  » réconciliation nationale  » destinée à mettre un terme à la violence et à  » restaurer les grands équilibres économiques et sociaux « . En appelant à son gouvernement des islamistes modérés comme Mahfoud Nahnah, des laïques appartenant au Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) de Saïd Sadi et quelques anciens FLN passés au Rassemblement national démocratique (RND), il semblait disposé à pratiquer enfin la politique d’ouverture attendue par la majorité des Algériens. Mais cette intention s’est heurtée à des obstacles infranchissables chaque fois qu’une réforme fondamentale a été envisagée. Les  » islamo-conservateurs  » ont barré la route au nouveau statut de la femme, à la modernisation de l’école et à la reconnaissance officielle de tamazight, langue parlée par les Berbères (Kabyles, Chaouïa, Mozabites et Touareg) qui constituent 30% de la population algérienne.

Quant au projet de réconciliation nationale, il a buté sur le refus d’une bonne partie des islamistes et les réticences de l’armée. L’une des seules réformes menées à son terme a été celle du Code pénal, qui alourdit les peines frappant les auteurs de diffamation envers le chef de l’Etat et les corps constitués. Ulcérés par cette succession d’espoirs déçus, les Algériens reprochent aussi à leur président d’avoir fait preuve de désinvolture en négligeant les innombrables problèmes intérieurs et en multipliant les voyages à l’étranger. Au point que le quotidien  » Al Khabar « , le plus gros tirage de la presse algérienne, demandait, il y a quelques mois, si Abdelaziz Bouteflika avait l’intention de faire un jour une visite officielle en Algérie

3. Quels ont été les résultats de la politique de  » concorde civile  » ?

Fondée sur un projet d’amnistie, approuvé par référendum en septembre 1999, cette stratégie de  » réconciliation nationale  » avait été amorcée par le prédécesseur de Bouteflika, le général Liamine Zeroual. Dès 1997, deux officiers supérieurs, le général Fodil Chérif, chef des forces spéciales, et le général Smaïn Lamari, numéro deux de la Direction du Renseignement et de la Sécurité (DRS), avaient pris contact avec l’émir national de l’Armée islamique du Salut (AIS), Merzag Madani, pour proposer aux islamistes armés une trêve suivie d’une reddition sans condition. Proposition qui avait été acceptée, malgré les réticences du numéro trois du Front islamique du Salut (FIS), Abdelkader Hachani. Lequel a payé de sa vie, en novembre 1999, son opposition à ce qu’il tenait pour un  » marché de dupes « .

Après son élection, Abdelaziz Bouteflika a endossé cette politique qui a abouti au retour à la vie civile de 2 000 combattants amnistiés. Ce qui a provoqué la colère des familles de victimes et, surtout, les représailles des jusqu’au-boutistes contre les  » impies  » qui s’étaient ralliés au  » taghout « , le  » tyran « . Aujourd’hui, la guerre contre les islamistes armés et les massacres de civils sont loin d’être terminés : les deux principaux chefs des Groupes islamistes armés, Antar Zouabri qui contrôle une bonne partie de l’Algérois et l’Oranais et Hassan Hattab implanté surtout en Kabylie et dans les Aurès, ont refusé la proposition du pouvoir. A la tête d’environ 8 000 desperados de l’islamisme radical, Zouabri et Hattab, qui continuent à recruter parmi les laissés-pour-compte des grandes villes, sont responsables de ce terrorisme que le gouvernement persiste à considérer comme résiduel mais qui a tué près de 5 000 civils en deux ans.

4. Quels sont les rapports entre Abdelaziz Bouteflika et les militaires ?

 » En cas de troubles sociaux avec débordements dans la rue, que le président ne compte pas sur nous pour les réprimer. Cette fois nous resterons dans nos casernes. Qu’il se débrouille avec sa police.  » C’est ce que déclarait devant quelques proches, peu avant les émeutes de Kabylie, un officier supérieur algérien. Sur le terrain, les témoins ont effectivement constaté que, malgré l’ampleur des manifestations, l’armée était restée absente à Tizi Ouzou comme à Bejaïa, le rétablissement de l’ordre étant assumé par la gendarmerie et les Compagnies nationales de Sécurité (CNS) de la police. A Draa el-Mizan, en Kabylie, les militaires sont même allés jusqu’à arrêter, le 28 avril, deux gardes communaux accusés d’avoir tué un jeune émeutier

En d’autres termes, la cohabitation entre le président et l’état-major traverse une nouvelle phase de crise. En octobre 1999, déjà, à la Foire d’Alger, devant un parterre d’invités étrangers, le nouveau président avait menacé de démissionner si les militaires continuaient d’intervenir dans la formation du gouvernement. En réalité et quels que soient les engagements pris à ce sujet par Abdelaziz Bouteflika, l’armée n’a jamais changé de position sur les conditions du rétablissement de la démocratie : pour l’état-major, l’état d’urgence ne pourra être levé que lorsque tous les combattants islamistes auront été éradiqués ou convaincus d’abandonner les armes.

La répression sanglante des émeutes en Kabylie place le président dans une position difficile : il lui est désormais impossible de maintenir qu’il n’a pas de sang sur les mains et de rejeter sur les seuls militaires la responsabilité de la violence d’Etat. Aux yeux des spécialistes, le discours du 30 avril, au cours duquel il a proposé la création d’une commission d’enquête sur les manifestations, était de ce point de vue un aveu d’impuissance et un appel à l’aide : la référence coranique à Moïse, invoquant la protection du Seigneur contre Pharaon (sourate 26, verset 13), était une claire allusion aux menaces que font désormais peser sur lui les généraux

5. Quelle est l’attitude de l’opposition ?

Depuis la formation du  » gouvernement pluriel  » d’Abdelaziz Bouteflika, l’opposition parlementaire se limite au Front des Forces socialistes (FFS) d’Aït Ahmed toujours en exil en Suisse et au Parti des Travailleurs (PT) trotskiste de Louisa Hanoun. A ces deux formations, il faudra peut être ajouter bientôt le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) du psychiatre kabyle Saïd Sadi, qui vient de claquer la porte du gouvernement pour protester contre la violence de la répression. Le FFS et le PT étaient favorables à une réconciliation nationale plus large que celle proposée par Bouteflika. Ils souhaitaient en effet que le Front islamique du Salut (FIS) en bénéficie et retrouve sa place dans le jeu politique national.

Ce que l’armée ne pouvait accepter. Aujourd’hui officiellement interdit, le FIS, dont les deux dirigeants historiques sont en prison ou en résidence surveillée, a conservé une bonne partie de ses militants et exerce encore son influence sur un grand nombre de mosquées. C’est d’ailleurs au cours des prêches du vendredi que les imams qui lui sont restés fidèles ont dénoncé la répression des émeutes en Kabylie par les forces de l’ordre.

Formation à vocation nationale mais d’origine kabyle, le FFS a prudemment mêlé les déclarations de solidarité avec les manifestants et de sympathie pour les victimes avec les appels au calme. Comme si, depuis son exil volontaire à Lausanne, le politicien roué qu’est Hocine Aït Ahmed avait perçu les multiples risques de dérapage que contenait l’intifada kabyle : récupération par le courant autonomiste radical qui prône l’autonomie de la Kabylie, surenchère islamiste de Hassan Hattab ou manipulations par les services spéciaux.

Le terrain de la revendication identitaire, il est vrai, est d’autant plus instable qu’il existe aujourd’hui en Kabylie trois mouvements culturels berbères : l’un rattaché au FFS, le deuxième proche du RCD et le troisième lié au chanteur Ferhat Meheni. A quoi il faut ajouter un quatrième mouvement, le Mouvement culturel Amazigh (MCA), implanté celui-là dans les Aurès. Inhabituelle dans le climat politique algérien, cette prudence des formations de l’opposition montre qu’à leurs yeux la crise actuelle est exceptionnellement grave.  » Le danger, aujourd’hui, c’est la yougoslavisation de l’Algérie « , a averti la semaine dernière, la députée trotskiste Louisa Hanoun.

6. Pourquoi l’économie algérienne est-elle en crise ?

Malgré la hausse constante, depuis dix-huit mois, du prix du pétrole, l’Algérie, qui tire pourtant plus de 97% de ses recettes à l’exportation de la vente des hydrocarbures, ne parvient pas à sortir de la crise économique et sociale qu’elle connaît depuis une dizaine d’années. Sept ans après le passage à l’économie de marché, surveillé par les experts du FMI, les réserves de change sont en hausse, l’inflation est jugulée, le service de la dette ne représente plus que 22% des recettes d’exportation, mais la population, dont le taux de croissance est six fois supérieur à celui de la France, est saignée à blanc par  » l’ajustement structurel « . Un actif sur trois est au chômage, le revenu par habitant s’est effondré de 3 600 dollars à 1 600 dollars en dix ans et les diplômés ingénieurs, informaticiens, médecins, dentistes s’exilent par milliers aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe. Dans un pays où un habitant sur deux a moins de 20 ans, où le salaire minimum ne dépasse pas 550 francs, où les logements manquent cruellement, près de la moitié de la population vit au- dessous du seuil de pauvreté.  » La classe moyenne a disparu en Algérie « , constatait l’année dernière le ministre de la Solidarité Djamel Ould Abbès. Destinée en principe à assainir un secteur public  » obsolète « , la fermeture d’un millier d’entreprises d’Etat déficitaires a condamné au chômage près de 400 000 personnes. A Alger, la situation est devenue si difficile pour les chômeurs que certaines familles survivent avec les restes des marchés ou le contenu des poubelles. En dépit de cette médecine de cheval qui devait rendre l’économie algérienne compétitive, le pays est encore loin de l’autosuffisance alimentaire, la diversification de la production se fait attendre et les investisseurs étrangers ne se bousculent pas. Seul le secteur des hydrocarbures malheureusement très peu créateur d’emplois nouveaux semble les attirer.

L’incertitude politique et l’inquiétude provoquée par la persistance du terrorisme islamiste en sont largement responsables.

FARID AïCHOUNE et RENE BACKMANN

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Trente ans de lutte pour l’indépendance… et pour leur identité

Ceux qui ont levé le glaive

Traditionnellement accusés d’affaiblir la cohésion nationale en réclamant un statut culturel particulier, les Kabyles, qui revendiquent aujourd’hui la pluralité comme ils combattaient hier pour l’indépendance, annoncent peut-être, par leur révolte, une nouvelle étape de la lutte des Algériens pour la démocratie

Chaque moment fort de la vie intérieure en Kabylie, (protestations, marches, grèves, émeutes), ravive les références à la tradition historique d’engagement politique de cette région d’Algérie. Les événements récents, en forme d’explosion sociale, s’inscrivent ainsi dans une chaîne historique tout au long du XXe siècle. Une chaîne parfois lacunaire, quelquefois sanglante, et entrecoupée de trouées démocratiques, de relâchements. Pour la reconstituer, il nous faut suivre les parcours de figures essentielles issues de Kabylie et qui ont joué un rôle fondamental dans la longue marche du nationalisme algérien.

Dans la communauté kabyle, qui forme près de 80% de l’immigration algérienne dans la France de l’entre-deux-guerres, deux figures importantes émergent du premier mouvement indépendantiste, l’Etoile-nord-africaine. Amar Imache et Radjeff Belkacem, nés en 1895 et 1907 dans des douars situés dans l’ex-commune mixte de Fort National (aujourd’hui Larbaa Naït Iraten), vont être les principaux lieutenants de Messali Hadj dans les années 30. Ils s’affronteront à lui, l’un après l’autre, sur la conception de la nation à construire et la place de la singularité berbère. Amar Imache se trouvera écarté de l’organisation. Ce débat essentiel reviendra dans la principale organisation indépendantiste, qui prendra pour nom Parti du Peuple algérien-Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques (PPA-MTLD) après la seconde guerre mondiale.

En 1948-1949, éclate dans la fédération de France du PPA-MTLD, la crise dite « berbériste » : la majorité de la direction adopte des positions défendant l’identité berbère et critique le sens jugé trop « arabe et islamique » donné à l’orientation générale du parti. La direction, en Algérie, décide de « normaliser » la situation. Plusieurs dizaines de cadres de l’immigration algérienne en France sont exclus de l’organisation nationaliste. Cette crise va révéler ultérieurement d’autres débats qui traversent l’association, et l’on évoquera à ce propos deux types d’interprétation. Le premier touche au caractère centralisateur, voire jacobin, que porte en elle l’organisation nationaliste : s’efforçant de consolider l’idée nationale dans sa lutte pour l’indépendance, elle tend à gommer tous les particularismes. Le second souligne plus spécifiquement le fait que cet « incident » a éclaté en France, chez les cadres de l’immigration, et n’a pas touché les militants d’Algérie, pas même en Kabylie, région pourtant particulièrement concernée. L’hypothèse des effets d’influence de la société française (laïcité, position des jeunes intellectuels en France en rupture avec les coutumes religieuses et les traditions familiales, volonté de sortie d’un nationalisme jugé trop étroit pour l’intégration plus grande aux luttes sociales en France) a été invoquée.

À la faveur de cette crise, Hocine Aït Ahmed, né en 1926 à Michelet (aujourd’hui Aïn El Hammam), responsable de la branche armée du PPA-MTLD (l’Organisation spéciale) se trouve écarté de la direction. Il retrouvera un rôle de premier plan dans le déclenchement de l’insurrection contre la France en 1954, en participant à la construction du Front de Libération nationale (FLN).

Dans la séquence de la guerre d’indépendance, plusieurs dirigeants originaires de Kabylie vont jouer un rôle de premier plan. Abane Ramdane, né en 1920 dans un douar situé près de Fort National, sera le principal organisateur et théoricien du premier congrès du FLN, tenu dans la vallée de la Soummam en Kabylie. Il préconisait la primauté des hommes politiques sur les militaires dans la conduite de la lutte nationaliste. Il sera assassiné par d’autres dirigeants du FLN en décembre 1957 au Maroc. Amirouche, redoutable chef de guerre, né en 1926 dans une petite localité du Djurdjura, organisera les maquis de la wilaya III. Il sera abattu par les troupes françaises en 1959. Krim Belkacem, né en 1922 près de Dra el Mizan, sera le premier ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire de la République Algérienne (GPRA) en 1958, et le principal négociateur algérien des accords d’Evian de mars 1962. Il sera assassiné, vraisemblablement sur ordre de l’Etat algérien, en 1970 en Allemagne.

Après l’indépendance de l’Algérie, la Kabylie se retrouvera vite sur le devant de la scène politique algérienne. Hocine Aït Ahmed, en désaccord avec la politique suivie par Ahmed Ben Bella, annonce le 29 septembre 1963 la création du Front des Forces socialistes (FFS). À la suite de la « guerre des sables » (l’affrontement entre l’Algérie et le Maroc), les troupes de l’ANP (l’Armée nationale populaire) ouvrent le feu sur des soldats de la 7e région en Kabylie. L’ANP pénètre à Azazga sans rencontrer de résistance. Hocine Aït Ahmed et ses partisans prennent alors le maquis. Cette résistance en Kabylie contre un pouvoir jugé autoritaire est le premier cas larvé de guerre civile dans l’Algérie indépendante. Arrêté puis condamné à mort, Hocine Aït Ahmed s’évade de sa prison en 1966, et vivra en exil en Europe.

La Kabylie entrera de nouveau en dissidence contre le pouvoir central, quinze ans plus tard, en avril 1980. À la suite de l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri, de violentes émeutes secouent cette région pendant plusieurs semaines. Une nouvelle génération entre en scène, celle du docteur Saïd Saadi et du chanteur Ferhat Mehenni. Ces nouveaux acteurs politiques et culturels porteront publiquement les revendications touchant à l’enseignement de la culture berbère, totalement ignoré par les gouvernements successifs lancés dans une politique d’arabisation de l’école. Le « printemps berbère » sera le premier signal, violent, de remise en cause de la culture du part unique, le FLN, qui s’effondrera dans les émeutes d’octobre 1988.

Il y a derrière tous ces itinéraires le rapport compliqué que la Kabylie entretient avec l’histoire algérienne. Traditionnellement accusée d’affaiblir la cohésion nationale en revendiquant des droits singuliers, cette bataille pour la pluralité livrée par les Kabyles annonce toujours des moments décisifs de passage à la démocratie. Quand cette région s’embrase, comme ce fut le cas sur des questions sociales, il y a quelques semaines, c’est l’Algérie tout entière qui se trouve concernée.

BENJAMIN STORA

 

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