La «marche noire», une déferlante en Kabylie

La «marche noire», une déferlante en Kabylie

En signe de deuil et contre la répression, des centaines de milliers de personnes ont manifesté hier à Tizi Ouzou.

 

José Garçon, Libération, 22 mai 2001

On n’avait jamais vu cela en Kabylie, même lors du Printemps berbère de 1980.» Contactés par téléphone, les habitants de Tizi Ouzou n’ont que cette phrase à la bouche. Unanimes à évoquer une «marée humaine», ils sont bien incapables de chiffrer ce «déferlement» de quatre heures sur six kilomètres. 200 000, 500 000? Presque incrédules, ils répètent inlassablement que «c’est un formidable mouvement citoyen». «La communion entre les villageois venus de toute la Kabylie a bousculé tout ce qu’on avait l’habitude de voir», raconte Karim. «Si la majorité des manifestants étaient des jeunes, on défilait de 10 à 90 ans», s’enthousiasme Majid, évoquant «le nombre incroyable de filles, y compris dans le service d’ordre».

Tous répondaient à l’appel des comités de village et archs (tribus) de Kabylie pour cette «marche noire» destinée à protester contre la répression par les forces de sécurité des émeutes qui ont embrasé la région du 22 avril au 6 mai, faisant près de cent morts. Structurés en carrés par villages, habillés de noir ou portant bandeaux et brassards noirs en signe de deuil, ils ont marché jusqu’au siège de la préfecture de Tizi Ouzou, paralysée par une grève générale, en scandant des slogans hostiles au pouvoir. A commencer par «Pouvoir assassin», tant entendu durant les émeutes du mois dernier. «Pas de pardon», ont-ils lancé en clamant: «Liberté, unité, citoyenneté»; «Halte à l’injustice»; «Y en a marre»; «Pas d’impunité»; «Halte à la hogra», ce mépris dans lequel les autorités tiennent les Algériens.

«Vive l’Algérie.» Le carré le plus émouvant était celui de Beni Douala, dominé par un portrait géant du jeune Massinissa, dont l’assassinat (le 18 avril) dans la gendarmerie avait déclenché les émeutes. Une fois de plus, ces mots d’ordre politiques et sociaux ont pris le pas sur les revendications culturelle et linguistique. Et puis, ici et là, des pancartes avec ces simples mots: «Vive l’Algérie».

On ne peut comprendre l’ampleur de ce mouvement de ras-le-bol et de ce sursaut citoyen sans se référer à l’exaspération créée par l’attentisme d’un pouvoir qui n’a pris aucune mesure concrète depuis la fin des émeutes. «On nous abreuve de promesses creuses», remarquait ainsi un enseignant, en dénonçant notamment le refus des autorités de reporter le baccalauréat fixé au 9 juin, pour permettre aux lycéens de la région de s’y préparer. L’effet libérateur de la grande manifestation organisée le 3 mai à Alger par le Front des forces socialistes (FFS, opposition), qui a réuni 50 000 personnes selon la télévision algérienne, a aussi servi à briser la peur. Enfin, et surtout, l’ambiance qui prévaut en Kabylie depuis un mois a permis au mouvement de maturer. Dans tous les villages où il y a eu des morts, la population allume en effet régulièrement des bougies, «pour que les générations futures ne connaissent plus cela».

Refus et espoir. «C’est une communion de douleur, de refus et d’espoir», estime Mouhoub en insistant sur la «maturité de la population», qui aide les familles des victimes et donne son sang dans les hôpitaux pour les blessés. Autre exemple: le mot d’ordre exigeant le «retrait de la gendarmerie» de Kabylie était, hier, très absent du défilé. «Il ne faudrait pas qu’un éventuel retrait soit prétexte à laisser le champ libre aux milices», explique Mouhoub. A Béjaïa, les 200 avocats qui manifestaient aussi ont créé un «collectif» pour défendre gratuitement les victimes. Partout dans la région, les «comités de village» formés des «sages» du douar interviennent, ici pour calmer le jeu, là pour organiser les collectes, ailleurs pour appeler au boycott de la commission d’enquête officielle et réclamer des poursuites judiciaires contre les auteurs des «assassinats». Partout, aussi, les associations d’étudiants travaillent avec eux.

Sur la durée. Parviendront-ils à calmer et à canaliser dans des manifestations pacifiques la révolte de jeunes laissés-pour-compte désespérés qui échappent à tous les partis politiques, et que certains groupes semblent aussi pousser à «casser»? C’est en tout cas cette colère qui a de nouveau poussé dimanche des jeunes de Béjaïa, Seddouk, Sidi Aïch, Amizour et Aokas à dresser des barricades et à attaquer les forces de l’ordre. Hier, au terme de la manifestation de Tizi, ils étaient aussi quelques dizaines à jeter des pierres sur les forces de sécurité, qui ont riposté à coups de grenades lacrymogènes. Hamid n’en a cure. «On s’inscrit dans la durée», affirme-t-il. La prochaine manifestation – cette fois, de femmes – aura lieu jeudi à Tizi Ouzou.

 

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