Une contestation dangereuse pour l’Etat

Une contestation dangereuse pour l’Etat

Il lui faut éviter l’extension du mouvement à tout le pays.

José Garçon, Libération, juin 2001

La contestation est-elle limitée à la Kabylie ?

Si jusqu’ici, les manifestations et les émeutes ont seulement touché la Kabylie, elles ressemblent fort à celles qui ont ébranlé toute l’Algérie en 1988. En effet, si l’exigence d’une reconnaissance officielle de la langue tamazight (berbère) n’a pas disparu, les revendications linguistiques qui s’expriment traditionnellement en Kabylie se sont insérées dans le combat général pour les libertés et la démocratie. Le pouvoir a vite compris le risque inhérent à cette évolution. Surtout que la demande de reconnaissance officielle du tamazight n’est pas l’apanage de la Kabylie. Elle s’exprime dans plusieurs autres régions (les Aurès, le Mzab et les zones touareg). Soucieux d’éviter la contagion, Alger tente d’isoler les Kabyles en réduisant leur mouvement à cette revendication purement linguistique. Cette volonté de dresser le reste de la population contre le «particularisme kabyle» et d’empêcher ainsi toute jonction dans la contestation avec le reste de la population algérienne n’est pas nouvelle. Elle est cependant restée vaine jusqu’ici, même si le risque d’une manipulation «ethniciste» demeure.

Dans ce contexte, l’élargissement de la contestation est un enjeu majeur pour un pouvoir qui ne peut gérer la crise qu’en l’enfermant en Kabylie et en agitant «l’épouvantail berbériste». Un incident vient d’ailleurs de montrer sa détermination en la matière. Alors que la mort d’un couple tué par un militaire à Relizane (Oranie) menaçait d’enflammer la population, il a immédiatement relevé de ses fonctions le commandant de ce secteur militaire. Sortir la contestation de Kabylie est un enjeu tout aussi important pour le FFS, le principal parti d’opposition majoritairement implanté dans cette région. Une première manifestation de cette formation, le 3 mai à Alger, visait non seulement à montrer que la colère ne se limite pas à la seule Kabylie. Elle entendait aussi maintenir la pression sur le pouvoir et redonner l’initiative à l’action politique dans un pays où seules les armes semblent devoir s’exprimer depuis dix ans. L’immense succès du rassemblement d’hier, qui s’ajoute aux manifestations observées ces derniers jours près d’Alger, Oran et Sétif, indique que la capitale ne marchande plus son soutien et que la révolte gagne du terrain contre l’arbitraire d’un Etat plus que jamais inexistant, sauf par la brutalité de ses moyens.

Sur quoi la mobilisation peut-elle déboucher ?

L’opposition a réussi hier une démonstration de force. Le FFS a montré qu’il garde intacte une capacité de mobilisation qu’il avait prouvée à plusieurs reprises entre 1989 et 1991. Et ce, même si la colère des jeunes émeutiers en Kabylie a échappé à tout contrôle, y compris au sien. Cela inflige un démenti au seul enseignement que les autorités auraient voulu tirer de cette crise: la mort des partis politiques (lire ci-contre). Cette formation est-elle pour autant susceptible de contraindre un pouvoir dictatorial à évoluer? Elle a récemment envoyé un «mémorandum politique» au chef de l’Etat et aux deux principaux «décideurs» militaires, les généraux Mohamed Lamari et Mohamed Mediène. Le FFS les «adjure d’opérer des révisions déchirantes pour mettre en œuvre une sortie de crise». Il propose une série de «mesures urgentes pour créer un climat favorable à l’ouverture d’un dialogue entre le pouvoir et les forces politiques et sociales, afin d’amorcer une véritable transition démocratique», ainsi que la «mise en place d’institutions chargées de gérer une période de transition la plus courte possible».

Jusqu’à présent, seul le général Lamari y a répondu. Par une fin de non-recevoir, affirmant que «l’armée ne s’occupe pas de politique». Selon une opposante et journaliste parmi les plus respectées du pays, la situation n’autorise plus, cependant, ces tergiversations. «La balle est désormais dans le camp du pouvoir», estimait-elle, hier. «Ou il prend acte de l’ampleur de la colère et s’ouvre à une société avec laquelle il est en rupture. Ou il s’entête dans les faux dialogues et les manœuvres de sérail pour gagner du temps et durer, et expose ce faisant le pays aux ultras de tous bords que personne ne pourra plus canaliser.» Pour l’heure, le pouvoir à Alger reste sourd à la révolte de la rue. De ce point de vue, on est loin des émeutes d’octobre 1988, à l’issue desquelles le président Chadli Bendjedid avait annoncé des réformes en profondeur qui allaient sonner le glas du parti unique.

Que veut le pouvoir ?

Son attitude pose plus de questions qu’elle ne permet de réponses. Espère-t-il que le mouvement finira par s’essouffler? Au moment où des parachutistes auraient été dépêchés en Kabylie, laisse-t-il pourrir la situation pour «normaliser» une région qui lui est traditionnellement hostile, qui demeure l’une des plus pauvres et la plus peuplée d’Algérie, et survit seulement grâce à une forte émigration? Une chose est sûre: les provocations persistantes de la gendarmerie, qui déclenchèrent les émeutes, entretiennent l’agitation. Pour certains analystes, elles s’inscrivent dans une lutte pour le pouvoir que se livrent Bouteflika et les généraux. A moins que les généraux, qui se retrouvent en position d’accusés pour les exactions commises pendant la «sale guerre» contre les islamistes, cherchent à sortir de ce mauvais pas en créant une diversion «berbériste».

Le président de la commission officielle d’enquête sur les émeutes, mise en place par Bouteflika, semble avoir compris le danger. «Si [celle-ci] ne réussit pas, déclarait-il hier à un quotidien, la prochaine sera une commission d’enquête internationale.».

 

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