Les témoignages des médecins sont accablants

Les témoignages des médecins sont accablants

« On a tiré pour tuer »

Simples accidents balistiques ou expédition punitive avec volonté manifeste de tuer ? Autopsie sur balles réelles.

Liberté, 8 mai 2001

Feu Makhmoukh Kamel, un lycéen de 19 ans, a été le premier jeune de la commune d’Ouzellaguène à tomber sous les balles « réelles » des brigades punitives de la gendarmerie nationale. C’était au premier jour des émeutes qui ont secoué Ouzellaguène, le 25 avril. Kamel a reçu deux balles à l’abdomen et une à la mâchoire. Nous avons rendu visite ce dimanche à ses parents. Ils ne comprennent pas que l’on ait réduit un aussi beau garçon en une dépouille inerte juste pour avoir crié « Hogra barakat ! ». Pour eux, il n’y a même pas lieu de parler de bavure dans cette tragique affaire. « Vous avez vu un pouvoir tirer comme ça sur des enfants qui avaient les mains nues ! », lâche le père, impuissant, les yeux embués, avec une tendresse paternelle encore incandescente.

Dans un geste épique, à la limite du surhumain, voire de l’inhumain, il demande à son autre fils d’aller chercher un carton un peu particulier. Un banal carton d’emballage désormais d’une grande valeur sentimentale. Dans ce carton sont rangés les vêtements que portait le défunt Kamel le jour de sa mort. Des vêtements inondés de sang. Il tient à nous montrer les empreintes immondes de l’acte innommable qui leur a ravi leur cher fils. Le frère du défunt disparaît un moment avant de revenir avec les derniers effets de kamel. Il hésite à poser le carton sur la table basse. Il fait signe à sa maman de nous laisser seuls. Et celle-ci, dans une attitude que ne connaissent que les mères courage, lui rétorque, le regard sévère : « Allez, pose-ça. Ouvre-le. Montre-leur comment ils ont tué mon fils. »

Et le père, aidé par le fils, déballe un à un les vêtements « coagulés » manquons-nous de dire tant ils sont maculés de sang. Un courage inouï. « Voilà ce qu’ils ont fait à mon fils. Vous voyez les impacts des balles ? », fait-il en nous montrant deux trous dans un tee-shirt à rayures ensanglanté. « Une autre balle l’a touché au visage, ajoute-t-il. Regardez la ceinture. Toute rouge de sang. Regardez cette trace de boue au genou au moment où il traînait dans la gadoue en luttant contre la mort. Ils n’ont pas eu pitié de lui. » Nous avons dû ravaler nos larmes en admirant l’incroyable dignité de la maman de Kamel qui s’est stoïquement retenue devant un tableau aussi cruel.

À El-Kseur, un mort a été enregistré. Son nom : Yahia-Cherfi Karim, 31 ans, TS en informatique. Nous avons là aussi rendu visite à sa famille. Son père est encore sous le choc. À peine a-t-il reçu nos condoléances que les larmes coulent sur sa barbe blanche. « Dire qu’il n’était même pas parmi les manifestants. Il était d’ailleurs absent pendant les émeutes. Ce jour-là, il y avait foule après l’enterrement. Des sages conduits par l’imam devaient parler aux jeunes pour les calmer. Mon fils s’était porté volontaire pour former un cordon de sécurité autour de l’imam et le faire passer. C’est alors qu’il a reçu cette balle. » Les deux familles ne savent même pas à quel saint se vouer pour obtenir justice.

Il faut dire qu’à Béjaïa comme à Tizi-Ouzou, une foule de témoignages que nous avons recueillis militent en faveur de la thèse de dérapages commis par les brigades antiémeutes, sous l’effet de la colère, avec un esprit revanchard, une mentalité de matons bruts et méchants.

C’est surtout dans la commune d’Ouzellaguène que les témoignages chargent le plus les forces de l’ordre, et pour tout dire, la gendarmerie nationale.

Dans le bureau du maire d’Ouzellaguène, un détail fort curieux s’ajoute au décor: une collection de capsules lacrymogènes. Un collaborateur du maire nous ramène en outre une boîte remplie de douilles de balles réelles : « C’est des 7,67X39mm, des balles de kalachnikov, précise-t-il. Et vous pouvez être sûr qu’un peu partout, les gens ont ramassé autant de balles. C’est dire le déluge de feu qui s’est abattu sur la commune. »

Pour le maire d’Ouzellaguène, il est évident que les forces antiémeutes de la Gendarmerie endossent directement la responsabilité de l’endeuillement de plusieurs familles de sa commune : « J’appuie la plainte de mes concitoyens contre la brigade de la gendarmerie responsable de ces morts. Les jeunes manifestaient au début sans aucun incident, se contentant de quelques jets de pierres. La preuve, ils n’ont pas attaqué l’APC. Quand les gendarmes sont arrivés, ils se sont mis à provoquer la foule et c’est cela qui a mis le feu aux poudres. » Le premier vice-président de l’APC renchérit : « Le mouvement a commencé sans casse. C’est l’intervention hystérique et provocante des gendarmes qui a excité les jeunes. Les gendarmes se sont mis impulsivement et sauvagement à tirer sur tout ce qui bougeait. On les a même vus s’en prendre à des gens qui ne faisaient que passer, qui attendaient le bus ou allaient ouvrir leurs magasins. »

On nous affirmera aussi que « les gendarmes tiraient à 300 m de la foule. Plusieurs victimes étaient touchées à la tête ou au cœur. N’est-ce pas là la preuve, s’il en faut, qu’ils étaient venus expressément dans une entreprise punitive contre la population ? D’ailleurs, ils ont tout fait pour pousser les manifestants à bout, avec des mots et des gestes méprisants. Ils voulaient à tout prix justifier un bain de sang. On a dû intervenir pour leur dire : si vous n’arrêtez pas, on fera descendre toute la population dans la rue et tuer tout le monde ! »

De leur côté, MM. Djamel Fardjallah et Abdelkader Hamoudi, deux députés RCD qui ont suivi les événements sur le terrain depuis le début, n’ont pas manqué d’apporter leur témoignage qui corrobore ce comportement de snipers observé chez les gendarmes : « C’était le 25 avril, au premier jour des émeutes dans la région. Nous avions du mal à nous frayer un passage. Il y avait un face-à-face terriblement inégal entre les gendarmes, armés jusqu’aux dents, et les manifestants. On a même pensé à nous mettre au milieu, mais c’était de la folie », dira Fardjallah. Le député RCD ajoute qu’à la manière avec laquelle les gendarmes géraient la situation, on se dirigeait vers un carnage. D’autres témoignages fusent encore, accablant les forces de sécurité dans la riposte aux émeutes. À Tizi Ouzou, lundi dernier (30 avril), les interventions des CRS étaient nettement plus musclées, allant jusqu’à poursuivre les manifestants dans l’enceinte de l’hôpital Nedir-Mohamed. Ce qui fera violemment réagir le corps médical pour rappeler aux uns et aux autres que l’hôpital est un lieu de paix par définition. Un enseignant témoigne qu’il a vu de ses propres yeux un des gendarmes sortir d’un véhicule un blessé par balles (qui devait être évacué à l’hôpital) et le rouer de coups. Sous nos yeux, un sourd-muet est matraqué par une horde de CRS sans même pouvoir hurler. À la morgue de l’hôpital de Tizi Ouzou, plusieurs morts sont atteints à la tête, ce qui fera dire à des médecins qu’il y a eu volonté manifeste de tuer. C’est d’ailleurs cela qui a fait sortir de leurs gonds les membres du corps médical et paramédical lors de la visite de Zerhouni aux blessés à Tizi Ouzou. Il se verra ainsi conspué par des cris hurlant : « Pouvoir assassin. » Idem pour les médecins d’Azazga.

Avis donc à la commission Issaâd quoi que, comme le dit le père de Kamel : « À quoi bon une commission puisque moi je sais qui a tué mon fils. Est-ce que les commissions ont rendu justice à Matoub et Boudiaf ? »

M. B.

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« Les gendarmes ont utilisé des balles explosives »

Vendredi 27 avril, après Beni Douala, Azazga, Larbâa Nath Irathen et Maâtkas s’embrasent. La situation est dramatique. Bilan de la journée : 11 morts et une vingtaine de blessés. Au centre hospitalo-universitaire Nedir-Mohamed, c’est le branle-bas de combat. Tous les services de l’hôpital sont devenus un vaste pavillon des urgences. Tout le personnel est mobilisé pour faire face à la situation. Premier évacué, Ouahab Rachid, 17 ans n’échappera pas à la mort. Une balle explosive, tirée de loin par les gendarmes de Maâtkas, lui a fait sauter la cervelle. Le responsable du service des urgences paramédicales de Tizi Ouzou se souvient de cette première image d’horreur vécue par le personnel de l’hôpital : « C’était affreux, sa cervelle coulait sur le chariot qui le transportait.

Il y avait du sang partout. Personnellement, je n’ai jamais vécu une telle tragédie. Nous avons reçu un autre cas évacué de Tizi Rached. Il est mort sur le coup, la tête trouée par une balle explosive. » Autre scène fort émouvante racontée par un médecin, celle d’un enfant de 14 ans touché à la vessie. Le jeune Derdour Mohand Akli a été blessé par balles lors des émeutes qui ont éclaté à Larbâa Nath Irathen. « Il n’arrêtait pas de crier, je vais mourir. Laissez-moi rentrer à la maison », témoigne un chirurgien. Rencontré hier après-midi au service de pédiatrie, Mohand Akli se tient difficilement debout. Dans le même pavillon, se trouve Brahim, 9 ans, habitant à Alger et blessé à Azazga, alors qu’il rendait visite à ses proches. Une balle lui a transpercé le genou. Son souhait : guérir vite et retrouver la famille et les copains. Direction du service traumatologie où 19 blessés sont admis. Un infirmier mobilisé, lors de cette journée fatidique du 27 mai, nous parlera du cas d’un jeune de Larbâa Nath Irathen, blessé à la jambe : « Le pauvre, il a fait une embolie graisseuse. Un caillou s’est formé bouchant toutes ses veines. L’amputation était inévitable. » L’opération chirurgicale a nécessité de gros efforts et 7 flacons de sang. Son artère fémorale a été arrachée par une balle réelle.

Les médecins approchés ne mâchent pas leurs mots. « Les dépassements et la répression féroce et mortelle sont sans précédent », affirment-ils à l’unanimité.

« Tirer sur la tête, le cou, le thorax et l’abdomen veut dire que l’on a l’intention de tuer. Le crime est prémédité. Nous exigeons que toute la lumière soit faite sur ce massacre, que les auteurs soient jugés et condamnés et que de telles pratiques soient bannies à jamais », ajoutent-ils.

Le Dr Hadj Saïd, l’un des médecins présents au moment des premières évacuations à l’hôpital de Azazga, est toujours sous le choc : « En arrivant à mon travail, vers 16h30, la situation était indescriptible. Au total 110 blessés ont été évacués des localités de Fréha, Mekla, Bouzeguène et Illoula. Les victimes ont reçu des balles au niveau de la tête, du thorax et du cou. L’émotion était à son comble lorsque la mère de Mehadi Mustapha a su que son fils était mort. Sincèrement, on ne s’attendait pas à recevoir autant de blessés. Nous avons passé toute la nuit à travailler. Les blessés ont été même évacués par des fourgons de transport. C’était affreux. »

A. T.

 

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