Des balles contre la « concorde civile »

Des balles contre la « concorde civile »

L’assassinat, le 22 novembre, d’Abdelkader Hachani, le numéro trois de l’ex-FIS, vise à empêcher les membres des groupes armés de déposer les armes avant l’échéance du 13 janvier.

Paul-Marie de La Gorce, Jeune Afrique, 2 décembre 1999

Dans les jours qui ont précédé l’assassinat, le 22 novembre, d’Abdelkader Hachani, personne n’avait le moindre doute sur la signification des attentats qui se succédaient à un rythme accéléré dans les zones où les groupes armés étaient encore capables d’actions spectaculaires : ceux-ci voulaient tout simplement « casser » l’expérience de « concorde civile » tentée par Abdelaziz Bouteflika. Qu’il s’agisse du coup de main du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) contre un restaurant fréquenté par des officiers, au Figuier, du raid sur Dellys, des attentats de Chlef ou du faux barrage meurtrier dans les gorges de la Chiffa, l’objectif était, chaque fois, de donner un coup d’arrêt au flux des redditions. À moins de huit semaines de l’échéance du 13 janvier, quand prendront fin les offres de grâce faites par les autorités au nom de la « concorde civile », une bataille était bel et bien engagée.

Pour les responsables politiques et militaires, il est naturellement capital que les redditions soient assez nombreuses pour priver les derniers groupes armés des soutiens dont ils disposent encore dans la population et pour les réduire au point où toute action qu’ils déclencheraient les rendrait vulnérables à la riposte des forces de sécurité. Pour les chefs des maquis et des réseaux ­ principalement Hassan Hattab, sur le versant nord du massif du Djurdjura, à proximité de la côte kabyle, et Antar Zouabri dans la région de Médéa-Blida ­, il s’agit de démontrer qu’ils conservent la capacité de déclencher, après le ramadan et l’échéance du 13 janvier, de nouvelles actions armées.

C’est dans ce contexte qu’Abdelkader Hachani a été abattu. Il ne fait aucun doute que sa mort vise au même but que la série d’attentats des semaines précédentes, même s’il s’agit, cette fois, d’une opération plus rigoureusement ciblée. De nombreux clichés ont été répandus sur son compte, depuis sa disparition. Certains s’efforcent de le présenter comme un non-violent, un homme de paix et de dialogue, opposé aux extrémistes. N’exagérons rien. Après Abassi Madani et Ali Benhadj, Hachani a été le numéro trois du Front islamique du salut (FIS), au moment de l’essor initial de ce parti, puis lors des affrontements les plus durs avec les forces de sécurité. Décidée au mois de juillet 1991, lors d’une réunion secrète tenue sur le mont Zbarzbar, cette offensive s’est poursuivie pendant la campagne des élections législatives du mois de décembre suivant. Son point culminant a été l’attaque menée par les « Afghans », les plus fanatiques des combattants de la branche armée du FIS, contre la caserne de Guemmar.

Reste que Hachani, même s’il s’est longtemps gardé de condamner la violence, était un partisan résolu de la lutte politique. Il était convaincu que le FIS, après avoir conquis d’innombrables municipalités aux élections de juin 1990, allait remporter sans coup férir un succès décisif aux élections législatives. Cela ne l’empêchait d’ailleurs pas de proférer, au passage, d’explicites menaces contre les journalistes, à qui il avait suggéré « de faire désormais très attention à eux ». Mis en ballottage dans la circonscription de Skikda, il doutait d’autant moins de la victoire du FIS au second tour qu’il était l’interlocuteur du secrétaire général de la présidence de la République, Abdelaziz Khellef, désigné par Chadli Bendjedid pour négocier une cohabitation entre lui et un futur gouvernement islamiste. Le 3 janvier 1992, après quatre heures de tractations entre les deux hommes, un accord semblait conclu…

Au lieu de cela, Hachani fut arrêté avec les autres dirigeants du FIS, maintenu longtemps en détention, puis, après plusieurs grèves de la faim, condamné à une peine de prison dont la durée était couverte par sa détention préventive, et finalement libéré en juillet 1997 (il restera néanmoins assigné à résidence et interdit d’activités politiques). Sa réputation étant désormais bien établie, les spécialistes américains de l’Algérie songèrent pourtant à lui pour diriger la délégation du FIS à la conférence qui allait se tenir à Rome, en janvier 1995, sous les auspices de la communauté de Sant’Egidio, avec les représentants des partis favorables à un accord avec l’islamisme armé qui eût, sans nul doute, assuré à celui-ci une participation prépondérante au pouvoir. Mais les autorités algériennes ayant refusé de l’élargir, Washington fut contraint de se rabattre sur Anouar Haddam, le représentant du mouvement islamiste aux États-Unis, longtemps proche des Groupes islamiques armés (GIA).

Par la suite, Hachani continua de tenir son rôle de principal partisan d’un retour du FIS à la lutte politique, fût-ce au prix d’une condamnation verbale de la lutte armée. Madani y était, lui aussi, favorable, mais moyennant tant de réserves qu’il parut peu crédible aux responsables politiques et militaires algériens. De toute façon, Benhadj y était, lui, catégoriquement opposé. C’est donc seulement à l’approche de la récente élection présidentielle que Hachani trouva à s’employer. Dans une large mesure, il a été à l’origine du ralliement des anciens responsables du FIS (ceux, du moins, qui n’avaient pas rejoint les groupes armés) à la candidature d’Ahmed Taleb Ibrahimi et à leur intégration dans son état-major électoral. Il n’avait pourtant pas perdu de vue son objectif : la levée de l’interdiction du FIS. Cette revendication a d’ailleurs été relayée par les dirigeants du parti que Taleb Ibrahimi était en train de constituer, mais aussi par ceux du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed.

Après le lancement de l’expérience de concorde civile, il fut amené à jouer un rôle qui, quoique discret, lui a, semble-t-il, été fatal. Sa réputation de « modéré », ses rapports supposés avec les autorités civiles et militaires, faisaient de lui, aux yeux de beaucoup, l’homme le mieux placé pour négocier les redditions. Car il faut bien se rendre compte que celles-ci ne vont pas sans de multiples difficultés. La loi ne promet la grâce qu’à ceux qui n’ont ni tué, ni violé, ni déposé de bombes dans les lieux publics : tout membre d’un groupe armé qui désire se rendre doit convaincre ses interlocuteurs que rien de tel ne peut lui être reproché. D’où, le plus souvent, d’interminables tractations…

Il faut aussi assurer la sécurité des repentis. De ce point de vue, la solution la plus efficace consiste évidemment à obtenir la reddition, non d’individus isolés, mais de groupes entiers. On conçoit qu’il s’agit là d’une entreprise hasardeuse, dangereuse, qui doit rester discrète, voire secrète, et qui, pourtant, passe rarement inaperçue. Tout indique que Hachani s’y est longuement consacré. Son calcul, en tout cas, n’avait rien de mystérieux : dans le climat créé par le succès des redditions et des ralliements, dont il aurait été le principal artisan, il espérait devenir le fédérateur de tous les groupes et courants de la mouvance islamiste. Or c’est précisément ce dont les dirigeants des groupes armés ne voulaient à aucun prix. Ils l’ont donc supprimé.

Ce n’est pas, loin de là, la première exécution de ce type. Abdelbaki Sahraoui, assassiné par les GIA, en juillet 1995, dans la mosquée de la rue Myrrha, dans le 18e arrondissement de Paris, fut la première victime des règlements de comptes entre dirigeants islamistes. Beaucoup d’autres allaient suivre, de Mohamed Saïd, « émir » de l’un des principaux maquis issus du FIS, à Abderazak Redjem, responsable du comité politique et national du FIS (et rallié, au moins nominalement, aux GIA), en passant par Bouslimani, responsable de l’association El-Irshad Oua el-Islah (proche du Hamas de Mahfoud Nahnah). Le vieux Cheikh Ahmed Sahnoun, chef de la Rabita (Ligue islamiste) et inspirateur spirituel de l’islamisme algérien, échappa, pour sa part, de justesse, à une tentative d’assassinat dans la mosquée où il prêchait. Et il ne fait aucun doute que beaucoup d’autres exécutions eurent lieu dans les maquis.

L’assassinat de Hachani marque une nouvelle étape dans l’impitoyable lutte entre les deux grandes tendances de l’islamisme algérien : les « salafistes » et les « djaz’aristes » [algérianistes]. Il y a trois ans déjà, dans Al-Ansar, l’organe extérieur des GIA, on pouvait lire ce macabre avertissement : « Les GIA rappellent aux frères […] qu’anéantir la secte djaz’ariste est un devoir sacré, car elle veut faire régner la loi divine par des voies sacrilèges [démocratie, élections] et s’exclut donc de la communauté des croyants et de la tradition. Elle est sortie du sunnisme et prône l’hérésie, trahit l’orientation salafiste et fomente des scissions au sein des GIA. Comme toute hérésie, il faut donc combattre la djaz’ara et l’exterminer. »

Ce nouveau drame renforce évidemment les craintes de ceux, plus nombreux qu’on le croit, qui redoutent que la tentative de concorde civile ne conduise à un relâchement de la lutte contre l’islamisme armé et à des accommodements aussi dangereux qu’inutiles. Ils dénoncent désormais ouvertement certaines déclarations officielles exagérément optimistes et le climat de détente artificiellement entretenu par les autorités. Celles-ci, à l’inverse, vont s’efforcer, jusqu’au dernier moment, de réduire, groupe par groupe, homme par homme, les derniers bastions terroristes. C’est le pari qu’ils ont fait avec Abdelaziz Bouteflika, et le flux des redditions leur laisse encore l’espoir de le gagner. Verdict le 13 janvier.

 

Retour