L’étoile du milliardaire algérien Khalifa commence à pâlir

Le Canard enchaîné, mercredi 23 octobre 20002

L’étoile du milliardaire algérien Khalifa
commence à pâlir

Les  » services  » français lui consacrent des notes désagréables. Et ses partenaires s’inquiètent parfois pour leurs factures.

En recevant quelques journalistes dans son domaine viticole de Tigné, près d’Angers, Gérard Depardieu disait encore le 19 octobre tout le bien qu’il pense de son ami, le flamboyant homme d’affaires algérien de trente-six Rafik Khalifa. Aux yeux de l’acteur, qui s’est pris de passion pour le pays, et pour le vignoble des coteaux Tlemcen en particulier, Rafik est tout simplement  » le sauveur de l’Algérie « . À la tête d’une flotte aérienne de 34 gros appareils (dont de nombreux Airbus exploités en leasing) et d’un groupe industriel de près de 15 000 salariés, Khalifa a investi dans le bâtiment en Allemagne, dans une société de location de voitures en France et dans des labos pharmaceutiques à Vitrolles et à Blida… sans oublier sa banque privée en Algérie et sa chaîne de télé sur satellite en Seine-Saint-Denis. Tout cela depuis 1999.
Pour plus de popularité encore, Khalifa s’est fait le sponsor de clubs sportifs, comme l’OM et l’équipe de rugby de Bègles, et il s’affiche volontiers avec des stars de l’écran.
Bref, il est à la mode. Mais peut-être pas comme il le souhaiterait. Car, malheureusement pour lui, les services de la DGSE ont pondu ces derniers mois plusieurs notes alarmistes sur l’empire Khalifa.  » Des performances commerciales décevantes « ,  » des résultats financiers non divulgués « ,  » un actionnariat opaque « ,  » des fonds mal identifiés  » : telles sont certaines des amabilités employées par nos barbouzes à l’égard de Khalifa Airways, qualifié de  » compagnie atypique « . Une sorte d’euphémisme…

Zone de turbulences

 » Le coefficient moyen de remplissage des avions et inférieur à 65 %, notent nos barbouzes, et ne suffit pas à assurer l’équilibre financier de la compagnie.  » Les méchantes langues prétendent même que sur certaines lignes comme Alger-Johannesbourg (créée à la demande du président Bouteflika), on est loin d’un tel taux de remplissage… Quant à l’accord commercial signé en 2002 avec la compagnie française AirLib, il n’a guère eu de suite.  » Au mois de juillet 2002, constatent nos experts du renseignement, une enquête diligentée par la direction générale de l’aviation civile (DGAC) a conduit à l’annulation de ces vols (…), invoquant la non-conformité aux normes françaises des équipages et des avions « . Rien de moins.  » Pas du tout, répond-on au siège du groupe, la DGAC n’a émis que des réserves mineures. Nos plans de vol sont maintenus « . Autre pépin :  » les politiques sociale et tarifaire agressives de Khalifa Airways entraîneraient des coûts d’exploitation élevés « . Résultat : la compagnie, qui  » ne rend pas publics ses résultats « , se révèle  » un très mauvais payeur, faisant face à d’éternels problèmes de trésorerie « .

Villepin et Sarko au parfum

Et nos barbouzes, qu’on ne savait pas si versées dans l’économie des transports aériens, de conclure :  » Les financements et passe-droits dont profite Khalifa Airways pour asseoir sa stratégie de croissance, alors même que les avis répétés d’experts du transport aérien lui prédisent une faillite prochaine, laissent perplexe « .
Hélas pour la réputation de l’homme d’affaires algérien, ces notes assassines ont été transmises au Quai d’Orsay et à l’Intérieur. Ce n’est pas tout. L’Inspection du travail lui cherche des noises.  » Nous avons eu quelques remarques de leur part, admet-on chez Khalifa, mais seulement sur des points mineurs « .
Et le CSA vient d’infliger au groupe une amende pour avoir lancé les émissions de sa chaîne de télé sans attendre les autorisations nécessaires :  » Nous allons présenté un nouveau dossier, répondent les proches de Khalifa. La France ne peut pas se montrer hostile à un projet de chaîne francophone tournée vers le monde arabe. « 
C’est dire les difficultés rencontrées par notre milliardaire. Et voilà qui est fâcheux, à l’approche de  » l’année Algérie « , organisée en France, en 2003, pour redorer le blason des généraux algériens et dont Khalifa sera le principal mécène.

Bridé par les siens

Mais les barbouzes ne sont pas seules à rester sceptiques devant l’irrésistible ascension de ce modeste immigré. Du côté des entreprises françaises qui travaillent avec Khalifa, on se plaint volontiers des méthodes commerciales de la compagnie d’aviation.  » On est confronté en permanence, explique un petit fournisseur français, à des retards de paiement, à une absence de tout devis et au refus de rédiger des bons de commande.  » Ce que ne dément pas Djouda Jazaerli, directrice générale du groupe :  » Nous avons en effet quelques délais de paiement dus à la lourdeur des procédures de la Banque centrale algérienne. « 
Comble de malchance, à son tour le pouvoir algérien semble s’inquiéter des frasques de son protégé. Et les hommes d’affaires qui le soutenaient jusqu’alors sont aujourd’hui nettement plus réservés :  » Soit prudent avec lui, il jette l’argent par les fenêtres « , conseille l’un d’entre eux au président Bouteflika, un de ses plus fervents soutiens. La puissante sécurité militaire étudie d’ailleurs plusieurs scénarios, dont celui du lâchage du groupe Khalifa.
On aurait pourtant tort d’enterrer trop vite ce représentant de clans puissants (voir encadré).  » Le système militaire est un système qui survit malgré ses fréquentes erreurs de casting, confie un industriel algérien. Khalifa n’est pas mort et personne n’a intérêt à le laisser mourir.  » D’autant que nombreux sont les rejetons des dirigeants algériens à avoir été embauchés par le groupe Khalifa.  » L’idée, poursuit industriel, est de le brider. « 
L’homme d’affaires se trouve ces jours-ci aux États-Unis, où il a été reçu comme un prince par les dirigeants de Boeing.  » Il n’y a qu’en France, dit l’un de ses fidèles, où on prend son argent et on lui crache dessus.  » Un grand incompris, ce jeune homme.

Nicolas Beau

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L’argent des autres…

 » Khalifa lave plus blanc.  » Voilà comment la rue, à Alger, résume la formidable réussite de Rafik Khalifat, qui, à trente-six ans, a déjà investi des milliards de francs. Une insinuation relayée en France par l’ancien candidat Vert Noël Mamère. Lequel devant la formation d’une commission d’enquête sur le groupe algérien.
La croissance de ce dernier doit beaucoup en effet à la puissance des réseaux issus du ministère algérien de l’Armement et des Liaison générales (le MALG, pour les initiés), ancêtre pendant la guerre Algérie de la redoutable sécurité militaire. Le père de Rafik, Laaroussi Khalifa, en fut le secrétaire général et joua à ce titre un rôle décisif dans les accords d’Evian en 1962, avant de devenir ministre de Ben Bella, puis patron d’Air Algérie. Au début des années soixante, ce puissant personnage s’intéressera, dit-on, au partage du trésor de guerre que le FLN avait planqué en Suisse.
Le groupe Khalifa ne manque pas de relations, les dirigeants du Mouvement social pour la paix (ex-Hamas) du cheikh Nahnah, par exemple. Soutenus par le régime algérien, ces islamistes légaux ont, pour la plupart d’entre eux, fait fortune dans la région de Blida, l’ancienne cité des roses, fief de Khalifa père. Et les fonds dont ils disposent se trouvent bien au chaud dans les agences de la Khalifa Bank, où ils bénéficient d’une confortable rémunération de près de 20%.
Dernier appui, et pas le moindre, l’entourage du président algérien. Avant de se faire élire par les généraux, et durant sa longue traversée du désert, Bouteflika a pu compter sur le soutien d’un milliardaire algérien, proche de la famille Khalifa, Abdelkader Koudjeti, qui réside toujours à Paris. Et le frère de Bouteflika, est l’avocat-conseil de Khalifa Airways. Quant au général Larbi Belkheir, actuel directeur du cabinet du président, il veille à la bonne marche du groupe, et sa famille est invitée aux fêtes données à Paris par Khalifa.

Nicolas Beau