Enquête sur les mystères du groupe de services algérien Khalifa Entreprises

Enquête sur les mystères du groupe de services algérien Khalifa Entreprises

Le Monde, 31 décembre 2002

Présent dans le transport aérien, la banque, les médicaments, la location automobile et les médias, l’empire dirigé par Rafik Khalifa est caractérisé par des opérations de communication tapageuses et des comptes opaques. Les interrogations que suscite l’origine de ses financements restent nombreuses.

Blanchisseur de l’argent des généraux algériens, prête-nom d’intérêts occultes moyen-orientaux, cible des services secrets français ? Rafik Khalifa, président du groupe du même nom, alimente la controverse. Pourtant, aucune investigation judiciaire ou administrative n’a encore démontré, en France, que ses activités, dans les secteurs aérien, bancaire, pharmaceutique de la location automobile et des médias, cacheraient les maux dont on l’accuse. En revanche, selon les témoignages recueillis par Le Monde auprès de clients, de fournisseurs et de certains membres du groupe et auprès des services fiscaux, il semble exister un décalage entre son image de réussite et l’état réel de sa richesse.

La direction de Khalifa, qui affirme employer plus de dix mille personnes, déclare un chiffre d’affaires de 850 millions d’euros sans fournir, pour autant, le détail de son résultat net. De plus, la relative opacité financière de ce groupe ne manque pas d’aggraver le climat de suspicion. Ce groupe algérien possède peu de capital et de fonds propres. Selon certains observateurs, il serait engagé dans une course incertaine soutenue par un flux financier généré par sa compagnie aérienne, Khalifa Airways. A en croire le groupe, il s’agirait, au contraire, d’une bonne optimisation des liquidités.

L’origine de la fortune de M. Khalifa, âgé de 36 ans, dont la personnalité discrète tranche avec le caractère flamboyant qu’il donne à chaque étape de la vie de son entreprise, trouve son origine dans la distribution de médicaments en Algérie. En 1991, ce fils de la nomenklatura algérienne a profité de l’ouverture de ce marché pour accumuler un capital qui lui a permis, ensuite, d’investir dans le secteur aérien.

A cette époque, le pays, en quasi-cessation de paiements, entrouvre son économie, à la demande du Fonds monétaire international. Le gouvernement choisit notamment de favoriser l’importation de médicaments en instaurant de faibles droits de douane pour leur achat à l’étranger. Dans le même temps, il taxe fortement les produits chimiques qui permettraient de les fabriquer en Algérie. Cela lui permet de monnayer l’attribution des licences d’importation en les conditionnant à la rétribution de partenaires algériens dans le cadre de programmes industriels quasi fictifs, ce qui décourage bon nombre d’entreprises étrangères.

Le groupe Khalifa, grâce au soutien de hauts fonctionnaires du ministère de la santé algérien, dont l’un sera intégré à la tête de la banque Khalifa, obtient, lui, le droit de distribuer quinze médicaments. Disposant d’une filiale à Vitrolles, près de Marseille, il joue sur les deux tableaux et en tire profit pour s’arroger un quasi-monopole. Selon un ancien cadre du groupe, l’unité de Vitrolles, qui affichait en 1998-1999 un chiffre d’affaires de 275 000 euros et 45 700 euros de pertes, permettait à l’ensemble du système de gonfler ses profits en jouant sur les taux de change entre la France et l’Algérie. Le groupe affirme aujourd’hui que la branche médicaments ne génère plus qu’un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros.

STRATÉGIE CLIENTÉLISTE

Khalifa disposait, dès lors, des bases pour mener une stratégie clientéliste en s’attachant des soutiens dans des milieux très divers. Ces derniers vont lui servir pour se lancer, en 1998-1999, dans les secteurs bancaire et aérien. Sollicitant des lignes d’exploitation, les représentants du groupe se présentent face aux autorités françaises en compagnie d’un député (UMP) français qui vante les mérites de cette jeune entreprise. Les collaborateurs du ministre des transports, agacés, apprendront plus tard que l’élu a été rémunéré pour cette intervention jugée inutile puisque le ministère a pour règle de recevoir toutes les compagnies aériennes. Cette maladresse n’empêchera pas Khalifa Airways de mettre en place ses liaisons dès l’année 1999-2000. La direction générale de l’aviation civile accordera les licences pour la province, mais n’honorera pas les demandes sur Paris. L’année suivante, le retrait d’Air Liberté et d’Air France sur l’Algérie ouvre la voie à Khalifa Airways. L’essentiel de sa flotte, une quarantaine d’appareils, dont dix-huit Airbus, est en location sous forme de leasing. Airbus se satisfait de ce partenariat. Jouant la carte Khalifa pour progresser sur le marché d’Afrique du Nord, le constructeur affirme ne pas s’interroger sur la solidité financière de Khalifa et sur le faible taux de remplissage de ses avions. Pour Airbus, le groupe Khalifa n’est qu’une « start-up » sur un marché porteur.

Lors de sa création, mi-1998, Khalifa Bank a pour sa part garni ses rangs d’employés de la Banque d’Algérie. Mais sa croissance doit davantage aux lignes de crédit accordées par la Banque de développement local (BDL), dont l’un des responsables travaillera, plus tard, pour Khalifa Airways. Désireux d’acquérir un caractère notable en obtenant un agrément bancaire en France, le groupe a, en vain, mandaté le cabinet Ernst & Young. Le rachat d’une petite banque mutualiste allemande n’y changera rien. Seule la San Paolo a accepté de jouer le rôle de banque correspondante. Selon la Banque de France, les liens entre le groupe algérien et Dubaï et l’omniprésence de la banque algéro-saoudienne Al-Baraka auraient joué en sa défaveur.

PEU DE FONDS PROPRES

Enfin, symbole de sa stratégie de diversification dans des secteurs de services à faible investissement, le groupe Khalifa est apparu dans les médias, lors du lancement de KTV, mais aussi, dans le BTP, lors du rachat, le 26 septembre, d’une partie des activités du géant allemand, Holzmann. Limitée aux actifs situés à l’étranger, à l’exception des Etats-Unis, cette acquisition, comme l’espèrent certains de ses dirigeants, permettra de participer au projet du gouvernement algérien qui prévoit d’investir plusieurs milliards d’euros dans le BTP et les logements. Grâce à la structure Holzmann, Khalifa intégrerait ce programme qui nécessite peu de fonds propres – le client paye avant de recevoir les travaux – et dont les vrais opérateurs sont des sous-traitants.

Ce mode de développement, sans capital, fortement rémunérateur, mais dont la survie dépend d’une marche en avant constante, ne laisse pas d’inquiéter les experts. Ainsi, lors de contacts récents, des membres du patronat algérien et leurs homologues du Medef ont évoqué le cas Khalifa en affirmant que ce groupe pourrait être, dans l’avenir, confronté à des difficultés financières en raison « d’investissements importants, de prêts à fort taux et d’une dette croissante ».

Le caractère mystérieux des contours financiers de cette entreprise a conduit le tribunal de commerce à radier des registres du commerce, le 11 septembre, le mandataire des filiales françaises du groupe. Selon le jugement, Djamel Guelimi aurait refusé de remplir ses obligations en termes de déclarations.

Jacques Follorou

————————

Dans son pays, la fulgurante ascension de l’homme d’affaires ne suscite aucune polémique

En Algérie, où près d’un tiers de la population est au chômage, les emplois offerts par le groupe constituent un véritable miracle.

Il n’y a pas d’affaire Khalifa en Algérie. A l’inverse de la presse française, les journaux locaux n’évoquent que rarement la saga de Rafik Abdelmoumen Khalifa. Et lorsqu’ils se risquent à le faire, c’est systématiquement pour prendre la défense du magnat algérien. Jamais pour s’interroger sur l’origine des capitaux qui, en quelques années, lui ont permis de jeter les bases d’un groupe présent – souvent modestement – dans la banque, le transport aérien, le BTP et l’informatique…

Ce manque de curiosité s’explique. Khalifa Airways a su faire de chaque ouverture de ligne internationale un événement apprécié des journalistes. Habitués à des salaires médiocres, ils sont logés pour l’occasion dans les meilleurs palaces et, lorsqu’ils retournent en Algérie, c’est munis d’un cadeau ou d’une enveloppe. Lors de l’inauguration de la ligne Alger-Dubaï, en avril 2001, c’est l’équivalent de plusieurs mois de salaires qu’ils auraient touché. »On se bouscule pour couvrir l’inauguration des lignes de Khalifa », résume un journaliste de quotidien.

Le mauvais exemple, si l’on peut dire, vient de plus haut. Des patrons de journaux, murmure-t-on à Alger, seraient rétribués par Khalifa pour le conseiller en matière de communication. D’autres lui sont redevables d’avoir embauché leur progéniture dans son groupe. C’est également le cas d’hommes politiques.

Le golden boy algérien est discret mais sait soigner son image dans l’opinion publique. Qu’il s’agisse de transporter les artistes venus participer au Téléthon au profit des victimes des inondations de l’an 2000 à Bab El-Oued ou de faire découvrir le Sahara à des enfants orphelins, les avions de Khalifa Airways sont toujours disponibles. Aux Algérois, confrontés à une pénurie chronique d’eau potable, il a fait don de deux stations d’épuration. Et surtout il embauche, chose rare dans un pays où près d’un tiers de la population active est sans emploi. De là sans doute la conviction de certains Algériens qui voient dans les critiques essuyées en France par le milliardaire algérien un « complot des Marocains » pour torpiller le projet d’une télévision en langue arabe (Khalifa TV) installée à Paris mais pilotée par un Algérien…

FAILLE DE LA LÉGISLATION

Le voudrait-il, le meilleur limier aurait du mal à remonter la piste des financements de l’homme d’affaires algérien qui a su s’engouffrer dans une faille de la législation. Pour attirer les investisseurs étrangers dans une Algérie convertie au libéralisme, l’administration algérienne a inventé le statut d’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée. Les avantages de la formule, conçue au départ pour les projets de petite taille, sont multiples : l’origine des fonds n’a pas à être fournie ; il n’y a ni conseil d’administration ni, plus généralement, d’organe de délibération ; et l’exonération d’impôts – valable de trois à cinq ans – tient le fisc à l’écart. Certes, en Algérie, le contrôle des changes reste en vigueur. »Ça veut dire que la banque centrale, la Banque d’Algérie, contrôle et surveille tous les capitaux qui entrent et qui sortent du pays », note un ancien ministre du président Bouteflika. Et d’ajouter : « Elle dispose forcément d’informations sur l’origine des fonds de Khalifa. » C’est sans doute vrai, mais la Banque et son autorité de tutelle se taisent, ajoutant aux rumeurs en cours.

L’une des plus tenaces attribue la soudaine fortune de l’homme d’affaires algérien à son père, Laroussi Khalifa, l’un des fondateurs de la police politique du régime, encore très puissante aujourd’hui. Ambassadeur puis ministre avant d’être écarté du pouvoir à la fin des années soixante, et de diriger une officine de pharmacie, Laroussi Khalifa est décédé en 1988 « sans laisser de fortune », affirme celui qui fut l’un de ses proches. Pour d’autres, Khalifa ne ferait que recycler la fortune extorquée il y a vingt ans par des responsables algériens à l' »ami intime » du président Boumediène, Messaoud Zeghar, un autre ancien « historique » de la guerre de l’indépendance reconverti dans les affaires. L’hypothèse est aussi séduisante qu’invérifiable.

AUTRE PISTE

Une note de la DGSE, publiée par Le Canard enchaîné du 23 octobre, avance une autre piste. Selon le service de renseignement, Khalifa servirait d’homme de paille aux fameux « décideurs » algériens. Deux personnalités sont particulièrement visées par la DGSE : le général Larbi Belkeir, l’actuel directeur de cabinet du chef de l’Etat, souvent présenté comme l’un des « parrains » du système politique, et son ami Abdelkader Koudjeti, un homme d’affaires prospère qui partage sa vie entre Paris et Alger.

Les deux intéressés démentent tout lien avec Rafik Khalifa. »Je n’ai rien à voir avec lui. Je n’ai pas investi un centime dans ses affaires et aucun de mes enfants ne travaille dans l’une de ses sociétés », affirme au Monde le général Belkeir. »Je ne connais pratiquement pas M. Khalifa que je n’ai rencontré qu’une seule fois. Pourquoi irais-je confier de l’argent à quelqu’un qui est plus jeune que mon fils ? », s’interroge de son côté M. Koudjeti.

Le plus surprenant est que dans l’entourage du président Bouteflika – dont deux frères travaillent pour le groupe Khalifa – personne ne trouve étonnante l’ascension fulgurante de Rafik Khalifa. »Les services de renseignement ont peut-être étudié le dossier mais ils ne nous ont rien dit », jure un proche collaborateur du chef de l’Etat. A quelques semaines du début de l’Année de l’Algérie en France, un scandale Khalifa qui risquerait d’éclabousser l’image de marque du pays ne semble pas préoccuper le pouvoir.

Jean-Pierre Tuquoi

————————

 

Plusieurs stars du cinéma et des médias se prêtent à ses opérations de communication

Le Monde, 31 décembre 2002

Plusieurs stars du cinéma et des médias se prêtent à ses opérations de communication Une stratégie de communication excessive est-elle le signe d’un succès aussi brutal qu’éphémère ou la démonstration d’une utilisation efficace du pouvoir de l’image ? Seul le futur du groupe Khalifa pourra apporter une réponse à cette interrogation qui traverse de nombreux esprits depuis que ses dirigeants ont entrepris de conquérir, en partie, le monde des affaires à coups d’éclat. Pourtant, dans le même temps, la personnalité, effacée et gauche, de Rafik Khalifa, président de ce groupe, présent dans le secteur aérien, bancaire, ainsi que dans celui des médias et des services, contraste avec le faste qu’il donne à chacune des promotions marquant les événements de la vie de son groupe.

L’irruption brutale de cette société dans le paysage médiatique s’est produite le 11 juin 2001. Ce jour-là, le groupe Khalifa et le club de football de l’Olympique de Marseille signent un accord de sponsoring sur cinq ans pour un montant estimé à près de 1,4 million d’euros. Le visage poupon et adolescent de M. Khalifa apparaît alors au grand jour. Les responsables de l’agence Havas, chargés de gérer l’événement, se souviennent encore d’un personnage balbutiant et mal à l’aise, « pas à la hauteur du projet qu’il nous avait confié d’organiser ».

Dans le registre du mécénat sportif, le groupe Khalifa s’est également fait remarquer lors de son entrée dans le capital du club de rugby Bordeaux-Bègles. En apportant plus de 600 000 euros sur deux ans, Khalifa est devenu le principal partenaire du club dans lequel figure aussi l’acteur Gérard Depardieu, l’un des soutiens les plus actifs du jeune magnat algérien. L’événement fut pourtant marqué par l’absence de M. Khalifa et un violent échange : le député et maire de Bègles, Noël Mamère, dénonçant les liens existant entre le groupe Khalifa et les généraux algériens ; M. Depardieu traitant M. Mamère, en retour, de « raciste et de fasciste ». Les fêtes organisées lors de défilés de mode ou dans des discothèques semblent également s’inscrire dans un plan de communication concerté, permettant à M. Khalifa de paraître, en photos, dans les magazines populaires au bras d’actrices et de célébrités. Le 3 septembre, le Tout-Hollywood avait ainsi été convié sur la Croisette, contre dédommagement financier, pour célébrer le lancement de la chaîne de télévision Khalifa TV (KTV), qui n’avait pas encore été autorisée à émettre par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Plus de 300 invités, parmi lesquels se trouvaient les actrices Mélanie Griffith, Catherine Deneuve, la starlette Pamela Anderson et l’ex-actrice de film pornographique Julia Chanel, ainsi que M. Depardieu, les chanteurs Sting, Bono et Cheb Mami.

LANCEMENT DE KTV

Pourtant, ce soir-là, personne ne vit et n’entendit M. Khalifa, et aucun mot ne fut prononcé sur l’objet de la réunion, à savoir le lancement de KTV qui allait se voir ordonner, quelques semaines plus tard, d’arrêter d’émettre faute d’autorisation.

Parmi les convives, on releva aussi la présence de l’ancien ministre de la culture Jack Lang et d’Hervé Bourges, ancien président du CSA, qui préside l’Année de l’Algérie en France, événement se déroulant tout au long de 2003. C’est d’ailleurs Pascal Joseph – un proche de M. Bourges lorsque ceux-ci travaillaient ensemble à la télévision -, aujourd’hui président de la société de conseil IMCA, qui a proposé, pour le compte de KTV, un nouveau dossier de conventionnement. Le CSA a finalement délivré, le 3 décembre, son autorisation à KTV qui avait, entre-temps, étoffé sa grille de programme. Pour créer cette chaîne, les dirigeants du groupe Khalifa ont démarché nombre de personnalités du monde audiovisuel sans pour autant toujours réussir à les convaincre du sérieux de leur démarche. Ainsi, le journaliste de France 2 Rachid Arhab a refusé les propositions de KTV, affirmant qu’en sa personne « la chaîne voulait juste s’acheter un symbole ». En revanche, certains producteurs d’émission de télévision ayant accepté de travailler pour KTV se sont fait les zélés défenseurs des projets de cette chaîne. Lorsqu’il est interrogé sur le tohu-bohu provoqué par la plupart des événements médiatiques organisés par son groupe, M. Khalifa a coutume de répondre : « Le but est atteint puisque tout le monde en parle. » « Ce qu’il n’a pas compris, commente, à son tour, l’un des grands conseillers en communication de chefs d’entreprise français, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de faire parler de soi ou de son groupe, mais surtout de savoir comment on en parle. »

Jacques Follorou