Bouteflika condamné aux travaux forcés

Bouteflika condamné aux travaux forcés

Les initiatives de paix du nouveau président algérien se heurtent à une vague de violence terroriste. Et à une opposition sournoise.

Baudouin Loos, Le Soir, 25 août 1999

Près de cent cinquante personnes, civiles et militaires, assassinées à travers l’Algérie dans d’abominables conditions depuis le début du mois d’août: la relative accalmie qui avait prévalu pendant quelques semaines après l’avènement controversé d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence nationale a fait long feu. Pour les observateurs, cette flambée de violence extrême s’inscrit dans le contexte du référendum populaire organisé à l’initiative du nouveau «raïs» le 16 septembre prochain, et qui portera sur la «concorde civile». Il s’agit officiellement d’obtenir l’adhésion de la population à la loi déjà en vigueur depuis le 3 juillet, qui prévoit notamment une amnistie partielle pour les islamistes armés non coupables de crimes de sang et de viols. Cette initiative présidentielle a la prétention de faire entrer l’Algérie dans un scénario de sortie de crise; sans surprise, elle a été dénoncée par les groupes armés «islamistes» (GIA et autres), alors que l’aile armée du Front islamique du salut (FIS), directement concernée, l’a avalisée. Des associations de victimes du terrorisme ont de leur côté rejeté avec virulence cette « réhabilitation de criminels intégristes ». D’abord silencieux face à la recrudescence des actes de violence – qui visent également les forces armées plus souvent qu’à l’ordinaire -, Bouteflika n’a pas voulu en dramatiser les conséquences la semaine dernière dans «L’Express»: « Ce ne sont pas quelques groupuscules d’égarés qui feront vaciller une démarche en faveur de la paix et de la concorde portée par l’ensemble de la nation« , a-t-il dit. Lundi soir en Italie, il ajoutait: « Cette recrudescence était attendue par un calcul de probabilité. Car, malheureusement, nous avons des marchands de mort à l’intérieur et à l’extérieur du pays« . Quelques jours auparavant, son ministre de l’Intérieur, Abdelmalek Sellal, avait estimé à quatre cents le nombre de terroristes encore « dans la nature« .

«UN MAGMA DE GENS VEREUX»

Les desseins de «réconciliation nationale» chers à Bouteflika sont loin de faire l’unanimité. Non seulement rejetés avec hargne par les terroristes – des «fous de Dieu» hallucinés aux groupes manipulés (quand ce ne sont pas les mêmes) -, ils gênent aussi beaucoup ceux qui tirent les ficelles pécuniaires de la crise. Un éditorial du très officiel «El Moudjahid», le 21 août, s’en prenait à « ce milieu à la fois occulte et inculte »: « L’Algérie profonde a saisi la problématique de sa mise en oeuvre [de l’approche présidentielle] de par la résistance affichée par des courants et autres cercles occultes dont les intérêts sont menacés par le rétablissement de la paix et la restauration de la sécurité« . Et d’évoquer « ces forces ou autres commanditaires, partisans du maintien d’un ordre pour le moins machiavélique, qui, des salons feutrés et climatisés, veillent scrupuleusement à la préservation de leurs intérêts (…) ». On le voit, l’approche manichéenne – les bons républicains contre les mauvais islamistes – n’a plus cours. Bouteflika lui-même a d’ailleurs assuré lundi que « la violence se confond dans un magma de brigandage, de mafiosi, de gens véreux. Depuis que je suis au pouvoir, je suis arrivé à la conclusion que l’Etat algérien était bien pourri« , a-t-il assené. Mais, pour les Algériens – qui savent trop ces vérités -, la grande question reste celle de savoir dans quelle mesure leur président va réussir à s’émanciper de ses parrains de la toute-puissante institution militaire. Chacun sent en effet au moins intuitivement que la réponse à cette problématique conditionne l’ampleur des réformes que Bouteflika pourra mener à bien.

LA DEMOCRATIE PEUT ATTENDRE

En tout cas et dans ces conditions, l’avènement de la démocratie, elle, ne constitue pas du tout une priorité du «raïs». C’est bien ce que lui reprochent certains, comme le Front des forces socialistes (FFS), l’un des rares partis politiques algériens (d’opposition) constants et cohérents dans ses aspirations démocratiques, lequel soupçonne Bouteflika de rouler pour «les décideurs» et en veut pour preuve son refus d’entendre parler d’une conférence nationale pour la paix. « Nous constatons qu’une petite caste liée au pouvoir est en train de s’enrichir d’une manière la plus ostentatoire qui soit », a ainsi déclaré dimanche à «La Tribune» Ahmed Djeddaï, premier secrétaire du FFS: « Notre crainte est que nous entrerons après le référendum du 16 septembre dans une phase de glaciation autoritaire qui risque de menacer même les fondements du multipartisme« . Et de dénoncer ce référendum « qui servira surtout à combler le déficit chronique de légitimité du chef de l’Etat » (élu en avril sans concurrents). Il est vrai que la question qui sera posée aux Algériens – «Etes-vous pour ou contre la démarche générale du président de la république visant à la réalisation de la paix et de la concorde civile?» – revient un peu à « demander à quelqu’un s’il est pour ou contre que le soleil se lève à l’est« , comme le relevait ironiquement «El Watan». Mais, à bien y regarder, ce référendum (et la question posée) n’aurait-il pas un lien direct avec les efforts de Bouteflika pour, justement, s’émanciper de l’armée et surtout des clans prédateurs qui gravitent à son sommet? Des messages présidentiels clairs ont été envoyés, comme lorsqu’il a qualifé de « violence » l’interruption par l’armée du processus électoral en 1992 qui a précédé la descente du pays aux enfers, ou lorsqu’il a estimé à 100.000 le nombre de victimes du conflit au lieu des 26.000 jusque-là admis.

Une partie de l’establishment militaire soutient Bouteflika, qui clame à tous vents qu’il est de par la Constitution à la tête des forces armées nationales, mais un bras de fer invisible semble se dérouler avec les autres gradés influents – le chef d’état-major et le chef des «services», par exemple – pour définir les prérogatives réelles du président. « Je suis prêt à mourir debout pour que l’Etat algérien retrouve sa crédibilité et sa pureté« , a plusieurs fois dit le «raïs», comme s’il s’adressait à la «mafia politico-financière» qui, pour tous les Algériens, a eu la peau, le 29 juin 1992, de Mohammed Boudiaf, cet autre président qui avait voulu débarrasser l’Algérie de la gangrène de la corruption.

Langue de bois laminée, popularité assurée

A la fois impressionnée et inquiète, la presse algérienne unanime reconnaît au président Bouteflika le mérite d’avoir gagné une popularité considérable en quelques mois de pouvoir. Le secret de ce succès tout à fait inattendu? Un franc-parler – presque surréaliste au pays de la langue de bois – au service d’une volonté farouche d’avancer vers la réalisation d’objectifs qui, comme le retour à la concorde civile, répondent aux aspirations de la population et coupent l’herbe sous le pied d’une classe politique tétanisée par l’ouragan présidentiel. Avec Bouteflika, on commence à l’apprendre, d’intouchables tabous sont laminés, non sans conduire à des contradictions. Revue partielle de détails.

La paix. Le retour à la paix constitue la priorité affichée du président en tant que prélude obligé au redressement économique. Malgré la capacité de nuisance de certains groupes (voir article précédent), Bouteflika impose son rythme effrené et veut recueillir l’assentiment populaire par référendum. A la surprise générale, il a même laissé entendre en juillet que la plate-forme de Rome signée en 1995 par l’opposition algérienne, FIS compris, aurait pu constituer un début de solution au drame algérien, alors que ce texte avait été rejeté globalement et dans le détail par le pouvoir en son temps.

Le FIS. Bouteflika assure que l’ex-parti qui triomphait en 1990-91 ne peut renaître puisque la Constitution prohibe les formations politiques d’obédience religieuse, mais il se dit prêt à réintégrer les membres du FIS dans le jeu politique, sauf certains, comme les deux dirigeants embastillés Madani et Belhadj – malgré « l’estime » qu’il porte au premier et « la main » qu’il tend au second – « car les Algériens les tiennent pour responsables de la tragédie nationale« .

La corruption. Cet enjeu considérable n’a pas échappé au président, qui s’y est attaqué. (Voir article suivant.)

La langue. Après un premier discours télévisé en langue arabe classique, froidement accueilli car non compris par la majorité des Algériens, le «raïs» s’est plusieurs fois exprimé en public en… français, contrevenant ouvertement à la loi portant sur l’arabisation! Il a même vanté les avantages de la connaissance des langues étrangères ouvertes à la modernité; «Boutef» a aussi renoué avec Paris des liens qui se veulent chaleureux. La classe moyenne francophone (en général anti-islamiste) rosit de plaisir, mais beaucoup se demandent pourquoi le président refuse de parler dans la langue comprise par le plus grand nombre: l’arabe dialectal algérien.

La communication. Grand communicateur, Abdelaziz Bouteflika vante les mérites d’une presse libre, mais il a limogé un ministre de l’Information proche des journaux indépendants, et la radio-télévision nationale a tout naturellement épousé le laudatif profil de «voix de son maître» des plus classiques dans le monde arabe. L’accès à Internet, jusqu’ici corseté par un «provider» étatique unique, vient toutefois d’être élargi à six autres fournisseurs d’accès. Le président a par ailleurs lancé une méchante pique lors d’une interview à un journal anti-islamiste («Liberté»), en expliquant qu' »un terroriste est toujours un terroriste: qu’il tue avec le pistolet, le couteau, les mots ou la plume« … Personne n’a relevé l’allusion.

Le «raïs» s’attaque à un monstre: la corruption

Bouteflika peut avoir des coups de génie. Il vient encore de le prouver dimanche en procédant à la brutale radiation de 20 des 48 «walis» (préfets ou gouverneurs). La nouvelle a rempli d’aise la rue et la presse algériennes: « Le président a voulu frapper très fort l’imaginaire du citoyen qui ne croit plus en l’administration » («Liberté»); « D’un point de vue symbolique, l’acte du président de la république d’exclure définitivement des hauts fonctionnaires qui se croyaient intouchables est hautement porteur » («El Watan»); « Bouteflika fait le ménage » («Le Matin»)… Le «raïs» a assorti les nominations des nouveaux walis d’une autre grosse surprise: l’arrivée à la tête d’une wilaya de la première femme promue à ce grade administratif très puissant. Car les walis disposent de pouvoirs importants, comme la distribution de postes et de logements, qui sont autant de tentations corruptrices et clientélistes que l’Algérien expérimente avec amertume dans la vie quotidienne.

Sans doute les éditorialistes émettent-ils aussi des réserves en observant que la radiation met les walis dans une situation d’immunité judiciaire alors que la sanction montre justement qu’ils auraient des comptes à rendre. Mais la cible visée se révèle très pertinente. « La corruption, constatait ainsi lundi «El Youm», s’est répandue à travers plusieurs wilayas où les walis étaient devenus des modèles de pourrissement qui ont contribué à la perte de confiance en l’Etat et dont se plaignent quotidiennement les citoyens. »

Corruption? Le terme ne figure pas dans le communiqué officiel, qui justifie les limogeages par le désir de « mettre fin à la dépravation et à la désinvolture« , mais c’est pareil, puisqu’il évoque la volonté présidentielle de « réhabiliter la responsabilité, dont la rigueur morale et le mérite doivent être les paramètres exclusifs pour accéder ou se maintenir à ce poste« . « Ces mesures, lit-on aussi, constituent un premier étalon de ce qu’exige la réintroduction dans les institutions et administrations de l’Etat des critères d’engagement, de compétence et d’intégrité. »

Ce n’est pas tout! Le texte précise que ces radiations de la fonction publique ne sont que « les premières d’une série qui suivra« … Et la presse d’évoquer le secteur de la diplomatie et, surtout, celui de la justice. Une très bonne nouvelle pour les justiciables algériens.

Edition du 31/08/99 Copyright ROSSEL & Cie SA — LE SOIR Bruxelles

Le « raïs » s’attaque aux vrais problèmes: l’ouragan Bouteflika souffle sur l’Algérie

Baudouin Loos, Le Soir, 31 août 1999

Où s’arrêtera donc ce diable de Bouteflika? Le nouveau président algérien, si « mal élu » en avril, que chacun s’échinait à décrire comme l’homme du passé et la marionnette du régime, n’en finit décidément pas d’étonner les Algériens.

Après avoir entrepris d’imposer la concorde civile — à travers une loi clémente pour les islamistes « égarés » dans la violence, qui sera soumise à référendum le 16 septembre — Abdelaziz Bouteflika veut aussi réconcilier les Algériens avec leur passé — l’on va enfin pouvoir parler de la vraie histoire de la révolution en Algérie –, avec leur culture multiforme et, surtout, avec leur Etat. Vaste programme, quand on connaît le haut degré d’aversion qu’inspire aux Algériens cet Etat aux ressorts totalitaires.

En tout cas, « Boutef » frappe juste. La justice, l’administration et l’économie constituent, à l’entendre, ses cibles à court terme. S’agissant de la première, il annonce la création d’une commission chargée de réformer l’appareil judiciaire. Mais c’est la terrible justesse de son constat qui a frappé: « Chaque Algérien, le justiciable plus que les autres, sait que le recouvrement de droits bafoués et la réparation des arbitraires sont de vains mots, tant le recours aux juridictions est devenu une véritable appréhension pour tout un chacun« , a-t-il notamment assené à l’ouverture de la session ordinaire de la magistrature. Et de nommer les maux qui rongent le corps judiciaire: « Partialité, trafic d’influence, corruption« . Corruption? « Un problème plus grave que le terrorisme« . On croit rêver! Mais non, le premier magistrat du pays prononce bel et bien ces sentences.

« JUSTICE CORROMPUE »

Le quotidien gouvernemental « El Moudjahid » est chargé d’enfoncer le clou: « S’il est admis que la justice renferme en son sein des cadres valables et honnêtes« , écrivait-il en éditorial samedi 28 août, « il n’en demeure pas moins que ces derniers sont noyés dans un environnement malsain pour (…) s’identifier malgré eux à une image souillée par le comportement néfaste et l’attitude irresponsable d’une majorité à vrai dire gangrenée par le fléau de la corruption« .

Avant Bouteflika, tous les présidents algériens s’étaient engagés à vaincre ce fléau; la population peut donc légitimement craindre un seul « effet d’annonce », d’autant que le « raïs » tient comme à la prunelle de ses yeux à la réussite de son prochain référendum sur la concorde civile (qui devrait le légitimer, disent les mauvaises langues). Mais des actes, il est vrai, ont déjà été posés, comme la radiation pure et simple, la semaine dernière, de vingt walis (les puissants gouverneurs de province) sur quarante-huit. Et un autre secteur réputé complètement perverti devrait vite recevoir les honneurs de l’attention présidentielle: l’économie.

Dans un entretien à la radio nationale, samedi, Bouteflika a ainsi à nouveau retiré ses gants. Evoquant les nombreuses structures étatiques chargées de développer les investissements en Algérie, il a notamment eu ces mots: « Il n’est pas difficile de prouver que certains dirigeants de ces organismes favorisent leurs amis, non pour développer l’investissement productif, mais pour accorder dans la plupart des cas des facilités pour les activités d’importation. (…) Rien ne se fait pour la production, mais tout se fait en direction de l’importation car il y a bakchich« . Pour conclure plus loin: « Des milieux occultes sont derrière ces actes de sabotage économique. » Le quotidien « Le Matin » osait dès lors poser la question: « Existe-t-il une fortune qui résisterait à une enquête minutieuse et approfondie sur ses innombrables et lointaines origines si ce n’est que par la corruption, le détournement, le trafic d’influence, les fraudes fiscales, le clientélisme? »

« CELA FAIT CHAUD AU COEUR »

En effet, même la presse anti-islamiste, « éradicatrice », celle qui voue la « concorde civile » présidentielle aux gémonies, ne peut s’empêcher de clamer son admiration, tempérée par des craintes bien compréhensibles sur l’autoritarisme du « raïs ». « Si elle est menée à son terme« , écrivait ainsi « Liberté », « la réforme de l’appareil judiciaire est de nature à réconcilier le pouvoir avec la population « . (…) « Cela fait chaud au coeur dans les chaumières« . Pour « El Watan », le discours présidentiel va « dans le sens d’une radicale rupture avec l’actuel système de l’iniquité institutionnalisée« . Mais « La Tribune » met en garde: « L’oeuvre de salubrité publique à laquelle s’est attelé le président menace des intérêts énormes« . Comment, en effet, vont réagir les clans occultes au sein du pouvoir, comme la fameuse « mafia politico-financière » ?

Seule formation politique à résister à l’ouragan présidentiel, le Front des forces socialistes (FFS, présidé par le vétéran de la guerre d’indépendance Hocine Aït-Ahmed) dénonce le référendum, « une démarche annonciatrice d’une nouvelle ère de glaciation avec davantage de verrouillages politiques et médiatiques, confiscation des libertés, refus du dialogue et remise en cause du pluralisme politique » Et si, pour une fois, le FFS se trompait?

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