Facteurs explicatifs de la violence ou orientation sécuritaire de la recherche?

Facteurs explicatifs de la violence ou orientation sécuritaire de la recherche?

Un point de vue critique

par Fatiha Talahite, 30 mai 2002

Le 21 mai dernier s’est tenu au CERI (Sciences po, Paris) un colloque sur l’Algérie: « Etat des lieux et perspectives ». L’une des interventions les plus structurées fut celle de Selma Bellal, doctorante à l’IEP de Paris, sur « les facteurs explicatifs du maintien de la violence ». Il nous a semblé intéressant d’en faire la critique, dans la mesure où elle est représentative d’une certaine orientation de la recherche actuelle sur l’Algérie.

Le propos de l’intervenante était d’expliquer les raisons du maintien de la violence des groupes salafistes (GIA et GSPC) ayant refusé la concorde civile. Sa thèse principale est que ces groupes, qu’elle qualifie de »millénaristes », s’attaquent, au delà de l’Etat, à l’ordre social, ce qui explique leur violence à l’encontre des civils. Nos critiques portent essentiellement sur sa démarche, qui se présente comme objective, respectueuse des normes académiques, légitimée par des références livresques (à Paul Ricoeur notamment).

1. Dès le début, tout en reconnaissant l’existence d’une violence répressive venant de l’Etat, l’intervenante a précisé qu’elle ne traiterait dans son exposé que de la violence islamiste. Mais en opérant ainsi une séparation nette entre ces deux formes de violence, elle écarte les liens existant entre elles, et notamment la dimension de manipulation et d’infiltration des groupes armés islamistes par les forces de sécurité de l’Etat. Or nous disposons aujourd’hui de nombreux témoignages et preuves de ces liens, dont l’intervenante a dit ne pas vouloir tenir compte. Du fait de cette occultation, sa démarche ne peut être recevable.

2. A l’appuie de son analyse, S. B. a utilisé deux sources principales de données: la presse, ainsi que sa propre « enquête de terrain ». Concernant la presse, elle n’a pas pris en considération les présomptions qui pèsent sur l’information qu’elle diffuse, en particulier dans le domaine sécuritaire. Prendre aujourd’hui la presse algérienne comme source fiable sur la violence islamiste n’est pas acceptable, au vu des éléments disponibles par ailleurs pour attester du parti pris de cette presse et du rôle actif qu’elle joue dans la manipulation et la guerre psychologique. Interrogée sur ce point, l’intervenante a répondu que son enquête de terrain avait validé les données présentées par la presse. Mais cet argument est-il suffisant pour prouver la fiabilité de la presse? Cela dépend bien sûr de l’enquête.

3. S.B. dit avoir enquêté auprès de proches des membres des groupes armés, et ne pas avoir eu accès à d’autres informations provenant des autorités. On peut légitimement s’interroger sur la facilité avec laquelle cette doctorante de sciences po a pu entrer en contact avec des familles de terroristes. Si cela était si simple, il y aurait certainement une foule d’enquêteurs qui se bousculeraient pour recueillir de si précieux témoignages, tant le sujet suscite de la curiosité dans le monde. De quel privilège a donc bénéficié cette doctorante, qui dit par ailleurs ne pas avoir eu de contacts avec les autorités? On imagine mal, dans le contexte algérien, des membres des familles de terroristes répondre en toute liberté à une enquêtrice venue de Paris, fut-elle la plus angélique. Quelle est la fiabilité de cette enquête et dans quelle mesure les personnes qu’elle a interrogées n’étaient-elles pas sous pression et sous contrôle, tenues de répondre selon une norme, la même qui préside à l’élaboration de l’information sécuritaire contenue dans la presse? Dans ce cas, il n’est pas étonnant que l’enquête ait confirmé les données de la presse! Nous sommes en pleine spécularité, sans rapport aucun avec un quelquonque « terrain »…à moins que celui-ci ne soit tout autre (car peut-être que pour enquêter sur ces groupes il faut carrément aller voir du côté des laboratoires de la DRS d’où ils sont sortis). D’une certaine manière, Selma Bellal l’a reconnu lorsqu’elle a remarqué, concernant la tendance islamiste « millénariste », qu’il s’agit d’une internationale dont l’action se limite à la prédication, et que, curieusement, l’Algérie est le seul cas au monde où ce discours est mis en actes par des groupes armés. Qui a transformé ce discours en actes, dans quels laboratoires et selon quels plans diaboliques s’est faite cette transformation? Telle est la véritable question à se poser si l’on veut connaître les raisons du maintien de la violence en Algérie. (Notons toutefois que l’enquête, malgré ses limites, aurait pu apporter des éléments de connaissance, à condition de ne pas en avoir fait une interprétation au premier degré comme cela nous a été présenté).

Nous avons tenu à faire la critique de cette intervention, car elle nous semble symptômatique d’une dangereuse déviation de la recherche à des fins sécuritaires. Et parce que ce phénomène rejaillit sur l’ensemble de la recherche et jette le discrédit sur la communauté des chercheurs. Domaine stratégique, terrain ultra-sensible, l’Algérie est devenue inaccessible à la connaissance, interdite à la compréhension. Le résultat en est une opacification sans précédent de ce qui s’y passe, de ce qui s’y joue, y compris pour les acteurs directs. C’est d’ailleurs l’impression générale qui est ressortie de cette journée organisée par le CERI. La conclusion que de nombreuses personnes en ont tirée – à savoir que « rien ne change en Algérie » – est inquiétante. Cela ne signifie-t-il pas plutôt que c’est notre regard qui ne change pas, qui reste spéculaire: nous y voyons les schémas que nous avons construits et que nous reproduisons en vase clos, avec de moins en moins de prise sur la réalité. Cela a des effets catastrophiques sur l’action: paralysie dans le meilleur des cas, réflexes de peur et crispation sécuritaire surtout.

 

Voir le compte-rendu du colloque sur le site d’Algeria Interface
DES EXPERTS S’INQUIETENT DE LA SITUATION EN ALGERIE