D’Alexis de Tocqueville aux massacres d’Algériens en octobre 1961

D’Alexis de Tocqueville
aux massacres d’Algériens en octobre 1961

Olivier Le Cour Grandmaison, Article paru in La Mazarine, hiver 2001

« Qui veut la fin veut les moyens. Selon moi, toutes les populations [ d’Algérie ] qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe ; l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied. » L-F. de Montagnac ( 1843 ).

« J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. » Et le même d’ajouter, après ces recommandations délicates : « Quoi qu’il en soit, on peut dire d’une manière générale que toutes les libertés politiques doivent être suspendues en Algérie. (1) » De quand datent ces martiales et péremptoires déclarations ? De 1954 ? De 1961 ? Non, l’auteur de ces lignes n’est autre que le célèbre, célébré et aujourd’hui consensuel Alexis de Tocqueville. C’est lui qui s’exprime ainsi en 1841 alors qu’a débuté, dans des conditions atroces, la conquête de l’Algérie, et que depuis peu le général Lamoricière, un brillant militaire aux dires de ses contemporains, y applique des méthodes draconiennes. Massacres, déportations massives des populations, rapts des femmes, vols des récoltes et du bétail, razzias régulières, tels sont les moyens communément employés pour anéantir la puissance d’Abd el-Kader et asseoir la domination de la France sur le pays. Non seulement l’auteur de La démocratie en Amérique n’ignore pas ces pratiques ; il a voyagé en Algérie où il a rencontré de nombreuses personnalités civiles et militaires, mais il les approuve. Mieux, il les défend publiquement et salue les opérations menées par ce vigoureux général qui s’illustrera, quelques années plus tard, en combattant, avec la même énergie, les insurgés parisiens de juin 1848 (2).

Partisan de l’occupation armée et de la colonisation, sans laquelle la première demeurerait fragile et coûteuse en hommes, Tocqueville se fait l’avocat de mesures radicales ; elles seules pourront anéantir la puissance d’Abd el-Kader. En effet, il tient la conquête de l’Algérie pour une nécessité impérieuse si la France veut enrayer le déclin international qui, selon lui, la frappe, et retrouver son autorité parmi les Etats européens engagés dans une nouvelle phase d’expansion coloniale. Ne pas laisser le champ libre à l’Angleterre, contrecarrer sa puissance maritime et militaire, et dans une moindre mesure, celle de l’Espagne, prendre pied de façon définitive et ferme sur le continent africain, tel est l’objectif que Tocqueville n’a cessé de défendre. Quant à la politique menée par les différents gouvernements français, il la juge pusillanime et incohérente. En ces matières, les atermoiements ne peuvent être admis ; l’auteur de La démocratie en Amérique opte donc pour des mesures extrêmes comme le prouvent ses différentes positions. Partisan de l’interdiction du commerce pour les populations arabes afin d’accélérer leur ruine et de les affaiblir davantage, il préconise également le « ravage du pays (3) », selon ses propres termes, et les expropriations massives. Opérées par des juridictions d’exception mises en place par l’Etat, ces expropriations permettraient de s’emparer rapidement des meilleures terres qui seraient ensuite revendues à bas prix aux colons. Ces mesures, ne cesse-t-il d’affirmer, sont indispensables si l’on veut favoriser l’implantation durable, dans les environs d’Alger notamment, d’une population européenne nombreuse et stable dont la présence est nécessaire pour tenir le pays. C’est là une première étape qui doit conduire à la transformation de cette ville en un grand port militaire à partir duquel de vastes opérations pourront être menées à l’intérieur de l’Algérie pour coloniser une partie du territoire et s’emparer du littoral cependant que la France pourra mieux contrôler la Méditerranée.

Tocqueville connaît ses classiques ; il sait mobiliser ses connaissances historiques et des exemples prestigieux pour fonder en raison son projet et répondre à ceux qui, en France, le critiquent. Les Romains, se plaît-il à rappeler aux partisans d’une occupation armée sans colonie de peuplement, avaient coutume de remplacer les vaincus par des habitants de « la race conquérante » et de fonder de nombreuses « sociétés romaines transportées au loin (4) » ; il faut s’inspirer de ce passé pour la conduite de la politique en Algérie. Attirer dans ce pays de nombreux colons, tel est l’un de ses objectifs majeurs, et pour y parvenir il faut exproprier, expulser les habitants, déplacer des villages entiers afin d’octroyer aux Français les terres les plus riches.

Analyste et théoricien de la démocratie, Tocqueville doit figurer aussi parmi les penseurs et les hommes politiques qui ont joué un rôle majeur au cours des premières années de la conquête. Il enquête, lit, recherche et théorise l’expansion coloniale afin de promouvoir un vaste projet dont il juge la réalisation indispensable à la défense des intérêts et de la grandeur de la France. Il est donc une figure essentielle de la colonisation moderne à laquelle il apporte son intelligence, ses connaissances et son prestige. Ses écrits, ses rapports officiels et ses responsabilités à la Chambre sous la monarchie de Juillet en témoignent. La plupart des spécialistes français de Tocqueville n’en veulent rien savoir. Libéral et démocrate est leur héros, libéral et démocrate il doit rester. Oublions donc les opuscules qui pourraient nuire à son aura et retenons principalement De la démocratie en Amérique qui permet aux membres de la vénérable République des lettres de continuer à louer le génie incomparable de cette œuvre et de son auteur. Hélas pour cette historiographie, qui confine à l’hagiographie parfois, les faits comme les textes sont têtus.

Le Tocqueville des écrits consacrés à l’Algérie scelle donc les noces sanglantes de la pensée démocratique et de l’Etat d’exception. Il nous contraint à jeter un regard nouveau sur les origines de la colonisation et à reconsidérer nombre de nos jugements. Plus fondamentalement, plus précisément aussi, il oblige à réviser des catégories politiques et juridiques majeures car à travers lui se révèle le fait troublant que l’Etat de droit n’est pas contradictoire avec les massacres et les crimes contre l’humanité ; les deux coexistent parfois. Mieux, le premier prépare et exécute les seconds puisque c’est le même Etat qui, respectueux des droits fondamentaux pour ceux qu’il considère comme membres de la communauté nationale qu’il organise, se fait Etat d’exception permanent pour les hommes et les femmes qui n’en font pas partie. Ces derniers constitue un « corps d’exception (5)» sur lequel s’applique, non la loi républicaine mais la violence et l’arbitraire de la loi martiale qui devient la règle. Avec Tocqueville, on découvre que cet Etat de droit, en tant qu’il est aussi un Etat colonial, se structure d’emblée comme un Etat de guerre et comme un Etat d’exception permanent parce qu’il est un Etat colonial justement. A la lumière de cette histoire, il faut donc admettre, aussi singulier que cela puisse paraître, qu’il n’est plus possible de penser de façon contradictoire l’Etat de droit et la tyrannie, l’Etat de droit et l’Etat de guerre, l’Etat de droit et la dictature. Ce n’est plus, ou l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre. Cela vaut, non seulement pour le XIXeme siècle, pour les débuts de « l’aventure coloniale » comme certains osent encore l’écrire en usant de cette langue délicatement euphémisée des colonisateurs, mais aussi pour le XXeme siècle et pour la dernière guerre d’Algérie, celle qui débute en 1954 et qui verra deux Républiques, la Quatrième et la Cinquième, organiser la torture systématique, les exécutions sommaires et parfois de masse, dans cette colonie et dans la métropole. Il faudra écrire l’histoire occultée de cet Etat d’exception afin d’en établir la généalogie, d’en comprendre la structuration, le développement et les évolutions au cours de ces cent trente années. Nul doute, une telle histoire obligera à réviser quelques schémas enchantés sur le développement progressif de la démocratie en France et les mutations que l’Etat de ce pays a connu.

Ce détour par Tocqueville, et les débuts de la colonisation, ne nous éloigne pas des massacres d’Algériens perpétrés les 17 et 18 octobre 1961 par des policiers aux ordres du Préfet de Police Maurice Papon. Au contraire, ce détour permet d’inscrire les crimes commis alors dans une généalogie qui les éclaire. Elle aide à comprendre qu’ils ne sont pas un accident ou une bouffée soudaine et irrationnelle de violences extrêmes mais la poursuite, au cœur même de Paris, de pratiques et d’exactions qui sont au fond la norme de cet Etat colonial depuis ses origines. Les disparitions qui ont eu lieu doivent retenir notre attention. Elles sont les marques du crime d’Etat et les preuves que ceux qui l’ont organisé ont immédiatement cherché à effacer les traces physiques de leurs forfaits selon une technique qui, depuis, a été massivement mise en œuvre sous d’autres latitudes, en Amérique Latine notamment. Cette technique consiste à faire disparaître les corps ou à les rejeter dans la Seine pour faire croire à des noyades ou à des règlements de compte entre militants du FLN. Alors, le mensonge peut prospérer et ceux qui le soutiennent peuvent même espérer qu’il devienne une vérité officielle qui se soutient de rapports eux aussi officiels. Certains historiens venant apporter leur caution de chercheurs et d’universitaires à ces enquêtes partielles pour ne pas dire partiales. En effet, à cause de ces disparitions, pas de corps, pas de preuves, pas de crimes donc, pas de responsables non plus, pas d’événement dramatique mais de simples opérations de police, certes plus violentes que les autres mais qui n’ont fait que répondre à la violence du FLN. On connaît ces discours. Et miracle des disparitions, elles assurent l’impunité aux coupables, et elles font de ceux qui se battent pour la vérité et la justice des affabulateurs et des calomniateurs qui doivent rendre compte de leurs propos et de leurs écrits devant les tribunaux. Cela ne s’est pas passé à Buenos-Aires ou à Santiago du Chili, cela s’est passé en France, en 1961 et en 1999 à l’occasion du procès intenté par Maurice Papon contre l’historien Jean-Luc Einaudi.

De même, les ouvrages de Paulette Péju (6), révèlent une topologie parisienne de la terreur d’Etat avec ces quartiers « cibles » que furent le XIIIeme arrondissement, Belleville et la Goutte-d’Or notamment. Cette topologie nous fait découvrir des hôtels, des cafés, des restaurants dont les caves ont été transformées en centres, plus ou moins clandestins, de séquestration et de torture. Là, la Cinquième République et l’Etat d’exception, qu’elle imposait aux « Français musulmans d’Algérie » comme on disait alors, laissaient libre cours à leur toute puissance meurtrière en étendant, au territoire de la métropole, les méthodes en vigueur depuis plusieurs années déjà en Algérie.

Les témoignages réunis par Paulette Péju sont essentiels ; ils nous ramènent, sans ménagement, aux violences extrêmes de cette histoire. Contre ceux qui nient les faits ou les révisent, ils permettent d’apporter les preuves que cela a bien eu lieu. Parce qu’elle a donné voix aux sans-voix, à ceux qui n’ont jamais été entendus parce que leur parole ne pouvait avoir droit de cité car ils étaient des terroristes d’abord, des Algériens ensuite, des immigrés enfin, Paulette Péju se dresse comme un témoin qui témoigne et accuse en leur nom ; son réquisitoire est accablant pour la République et ses responsables. Grâce à elle, un récit circonstancié de ce passé criminel de l’Etat français prend corps, une chronologie et une topologie de la torture dans la capitale se mettent en place contre l’histoire officielle. Le lecteur est ainsi confronté à ces récits bruts, répétitifs parfois, mais ces répétitions mêmes révèlent l’ampleur des crimes commis alors. Elles disent une chose essentielle : ce qui a été perpétré n’appartient pas au registre de « bavures » marginales dont seraient responsables quelques individus agissant sous l’empire des passions et des circonstances. Ce qui a été perpétré ressortit, au contraire, à un plan concerté, organisé et mis en œuvre par les plus hautes autorités politiques et policières de l’époque qui ont décidé d’appliquer aux « Français musulmans d’Algérie » vivant en France un état d’exception permanent où les tortures, les séquestrations arbitraires, les enlèvements pour des motifs raciaux et politiques ne sont pas des accidents liés à des dysfonctionnements mais la norme de cet état d’exception.

Antidotes à la négation intéressée de ce passé, ces récits sont aussi des antidotes puissants contre ceux qui cherchent, sous le vocable indistinct de violence, ce « concept dent creuse » pour reprendre une expression de Gilles Deleuze, à mettre sur le même plan les bourreaux et les victimes, à mettre sur le même plan la violence structurelle de l’Etat colonial français et la violence de ceux qui combattaient cette violence au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Contrairement à des représentations tenaces, ces récits prouvent que la guerre d’Algérie n’a pas été menée seulement sur le territoire de cette colonie ; elle s’est aussi déroulée en métropole. En effet, la frontière qui passe entre cet Etat de droit et cet Etat d’exception n’est pas géographique. Il n’y a pas d’un côté une France républicaine respectueuse des droits de l’homme et de l’autre une Algérie française livrée, par les politiques, aux militaires et aux tortionnaires. Les livres de Paulette Péju ruinent ce schéma convenu et rassurant qui permet de nourrir un récit enchanté de l’histoire en opposant une métropole toujours démocratique et exempte de crimes, à un ailleurs tyrannique et tortionnaire. A leur lecture, on découvre que cette frontière, qui sépare l’Etat de droit de l’Etat d’exception, ne coïncide pas au tracé réputé harmonieux de l’Hexagone. Elle repose sur des discriminations dont les fondements sont politiques, raciaux et religieux parfois puisque celles et ceux qu’elle inclut, soit dans un ordre de type démocratique, soit dans un ordre d’exception, le sont sur la base de leur identification comme Français ou comme arabes, réputés terroristes et forcément musulmans. « Enlèvements suivis de torture ou d’actes inhumains, inspirés par des motifs politiques ( …) raciaux ou religieux et organisés en exécution d’un plan concerté », ce sont là les termes de l’article. 212-1 du nouveau Code Pénal qui définit le crime contre l’humanité. C’est cette réalité que révèle Paulette Péju, ce sont ces crimes qui doivent être aujourd’hui reconnus par les dirigeants de ce pays.

Olivier Le Cour Grandmaison. Maître de conférences en sciences politiques à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne. Il a publié Les citoyennetés en Révolution (1789-1794), Paris, PUF, 1992, avec C. Wihtol de Wenden, Les étrangers dans la cité. Expériences européennes, Paris, La Découverte, 1993 et plusieurs articles dans Les Temps Modernes, Critique et Lignes.

(1). A. de Tocqueville. « Travail sur l’Algérie ( octobre 1841 ) » in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, tome 1, p. 704 et 753.
(2) « …nous inquiétons si bien [ les Arabes ], écrit Tocqueville, depuis que Lamoricière est là, qu’à 15 ou 20 lieues d’Oran, il n’en reste plus un seul. Ils sont tous allés se réfugier soit dans les montagnes du côté de Mascara, soit de l’autre côté de ces montagnes ; d’où la nécessité d’avoir à Mascara un corps d’armée qui puisse par des razzias semblables à celles de Lamoricière les inquiéter sur les revers des montagnes et les forcer d’aller plus loin. » Idem, p. 663. Sur 1848, cf. A. de Tocqueville. Souvenirs, préface de Cl. Lefort, Paris, Gallimard folio histoire, 1999, pp. 215-216 où Tocqueville fait de ce général un portrait élogieux.
(3) Pour prendre la juste mesure des massacres et des exactions commises par l’armée française sur lesquels Tocqueville jette un voile pudique, cf. L-F. de Montagnac, Lettres d’un soldat. Algérie 1837-1845, Vernon, Editions Ch. Destremeau, 1998.
(4) A. de Tocqueville. « Travail sur l’Algérie. », op.cit, p. 694. Il résume ainsi sa pensée : « la colonisation partielle et la domination totale, tel est le résultat vers lequel je suis convaincu qu’il faut tendre… » Idem, p. 698. Cela n’empêche pas André Jardin, qui a dirigé la publication des Œuvres de Tocqueville dans la prestigieuse collection La Pléiade, d’écrire tranquillement : « c’est en suivant pas à pas les progrès de l’expérience française en Afrique qu’il entendait dégager les principes d’une politique cohérente et libérale. » ( souligné par nous ). A. de Tocqueville, Œuvres, op.cit, p. 1500.
(5) Concept emprunté à Sidi Mohammed Barkat. Cf. « Le « 17 octobre 1961 » ou la haine de la vie. » in Drôle d’Epoque, numéro 4, printemps 1999, pp. 27-36.
(6) P. Péju. Des harkis à Paris et Ratonnades à Paris, Paris, La Découverte, 2000.

 

 

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