Massu, Aussaresses, Bigeard et les autres : Entre lamnistie et limprescriptibilité
Massu, Aussaresses, Bigeard et les autres : Entre lamnistie et limprescriptibilité
Par Nasr Eddine Lezzar Avocat, Le Quotidien d’Oran, 31 octobre 2002
Massu est mort, un ennemi intime de lAlgérie qui disparaît.
Voilà qui vient rappeler à nos mémoires mutilées, les atroces tragédies qui parsèment notre histoire. Elle rappelle aussi brutalement une sorte dentourloupe juridico-judiciaire avec laquelle la France a préservé sa mauvaise conscience et protégé ceux qui lont «bien ou mal servie», cest selon. Rien ne doit perturber la «bonne conscience» de lhistoire coloniale.
Une immunité juridique à la fois solide et fragile couvre les crimes de guerre commis en Algérie. Solide parce quayant acquis autorité de chose politiquement décidée. Fragile parce quelle ne résiste pas à lanalyse. Laffaire Aussaresses, qui avait défrayé la chronique, avait révélé ou plutôt confirmé ce que la mort «sans jugement de Massu» est venue rappeler…
Limmunité et limpunité des crimes de guerre commis en Algérie trouve son origine dans une loi damnistie qui a gracié et absous tous les crimes commis par les Français durant les événements dAlgérie. Piètre échappatoire; imparfait alibi. Cette loi damnistie mérite quelques remarques : la première est quelle ne concerne que les faits commis en Algérie, cest-à-dire ayant touché des Algériens. Il serait intéressant de voir si les faits de même nature ayant été commis en France ou sur des Français entrent dans son champ dapplication. La deuxième est quelle amnistie des crimes imprescriptibles selon le droit international français constitué par les conventions internationales. Il y a lieu de signaler que la France a joué un rôle très dynamique dans la rédaction des conventions internationales relatives aux crimes de guerre et crimes contre lhumanité. Par ailleurs, ses juridictions ont eu à connaître à une date récente des procès retentissants de criminels nazis (Barbie – Touvier – Papon); la France a-t-elle le droit damnistier des crimes imprescriptibles ?
Peut-elle absoudre ses enfants tout en militant pour la sanction des mêmes crimes quand ils sont commis par les autres ?
Cependant, au-delà de son inacceptabilité sur le plan éthique et moral, cette amnistie se trouve être inopérante sur le plan strictement juridique : ce que ces «juristes» omettent de remarquer et de dire, cest que cette loi damnistie se fonde sur un considérant principal donnant aux événements dAlgérie le statut dopération de police interne. Par cet artifice non convaincant, tous les crimes commis par les militaires français en Algérie sont exclus de la catégorie de «faits de guerre» ou «crimes de guerre» prévus et réprimés par des conventions internationales, pour être gérés par le droit interne et, ainsi, faisant partie dune zone juridique de souveraineté de lEtat français qui peut pardonner tous les crimes commis par ses ressortissants dans ses territoires contre ses populations de France et de Navarre.
Cependant, il y a deux ou trois années, un élément majeur a bouleversé les données de la problématique : il sagit de la reconnaissance aux militaires français dAlgérie de la qualité danciens combattants. Les militaires français dAlgérie se voyaient injustement privés du statut lucratif et prestigieux «danciens combattants», car ils navaient pris part quà des opérations de police interne et non à des faits de guerre contre un ennemi extérieur.
Ce groupe de pression na pas cessé dexercer un véritable lobbying pour obtenir un changement du statut de ses membres qui nécessitait une révision du statut juridique des événements eux-mêmes. Après une longue résistance, les pouvoirs français ont fini par abdiquer en reconsidérant les faits doutre-mer et de ceux qui y ont pris part.
Depuis à peu près deux années et suite à un long combat, les militaires français ont pu conquérir le titre de combattant pour la France et obtenu les droits et dédommagements conséquents.
La bataille changea dâme et le militaire changea de statut. Alors quils étaient policiers menant des opérations de rétablissement de lordre interne, les militaires français dAlgérie devinrent des soldats «guerriers» jouissant des honneurs de la guerre mais, aussi, soumis aux lois de celle-ci. Du coup, les faits commis par larmée française en Algérie sortent de lordre interne pour être soumis à lordre international et, notamment, aux instruments et traités internationaux ratifiés par le France parmi lesquels les conventions relatives à limprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre lhumanité. Le statut des faits qui a permis et servi de base à lamnistie a été modifié. Le considérant essentiel se trouvant aboli, la loi se trouve désuète. Les agissements des soldats français en Algérie sont, depuis deux ans, des faits de guerre dont les crimes contre lhumanité – notamment la torture – sont imprescriptibles.
La loi damnistie invoquée pour mettre les tortionnaires dAlgérie à labri des poursuites nest plus pertinente en la matière, elle ne régit plus son objet. Deux conséquences juridiques majeures découleront de la mutation juridique des événements et de ceux qui les ont commis. La première est limprescriptibilité mentionnée ci-dessus et la possibilité dêtre jugé par une juridiction pénale nationale autre que celle du pays du coupable ou une juridiction pénale internationale.
Ainsi, théoriquement et conformément aux instruments internationaux relatifs à la torture, Aussaresses peut être jugé par une juridiction non française (algérienne ou autre), ou un tribunal pénal international.
Mais, là aussi, les juristes français développent des prouesses pour absoudre les leurs et les mettre à labri de mécanismes juridiques quils (les Français) mettent en oeuvre avec un enthousiasme sans pareil pour sanctionner les autres criminels de guerre.
La duplicité française a été, on ne peut mieux, exprimée lors de la ratification par la France de la convention de Rome sur le tribunal pénal international; il faut signaler que la France sest fait particulièrement remarquer comme un des pays les plus dynamiques pour la mise en place dune pareille juridiction; cependant, elle a tenu, par le biais du mécanisme des réserves, à conserver une échappatoire pour retirer ses ressortissants à la compétence de ces juridictions.
Lambivalence de la position française consiste à se présenter et sempresser pour linstauration de ces juridictions tout en tenant à la possibilité de recourir à larticle 124 de la convention de Rome qui dispose : «(…) un Etat qui devient partie au présent Statut peut déclarer que, pour une période de sept ans à partir de lentrée en vigueur du Statut à son égard, il naccepte pas la compétence de la Cour en ce qui concerne la catégorie de crimes visés à larticle 8 [crimes de guerre] lorsquil est allégué quun crime a été commis sur son territoire ou par ses ressortissants. Il peut à tout moment retirer cette déclaration. Les dispositions du présent article seront réexaminées à la conférence de révision [convoquée sept ans après lentrée en vigueur du Statut]».
Le 22 février 2000, les députés ont adopté le projet de loi pour la ratification par la France de la Convention de Rome. Le ministre des Affaires Etrangères a cependant maintenu lintention de la France de recourir à larticle 124, exemptant de poursuites pour crimes de guerre les ressortissants des pays qui en feront la demande. «On peut dautant mieux accepter de ratifier un texte, lorsquon peut clairement sen exonérer», dira un député français qui souhaitait et réclamait une adhésion totale.
Par sa position, la France adopte la moitié du droit. La précaution et les arguments français pour justifier cette précaution auraient été acceptables sil ny avait le militantisme de ce pays pour la mise en place de juridictions internationales compétentes pour juger les crimes des autres.
Lépisode Aussaresses permet ainsi de lever une erreur, maintenue et entretenue, soutenant lamnistie de crimes dAlgérie en droit interne français et leur imprescriptibilité en droit international français.
Les autorités françaises se doivent dabroger cette loi pour anticonstitutionnalité et, aussi, parce que contraire aux traités internationaux ratifiés par la France. La constitution française place les conventions internationales relatives à la protection des droits de lhomme au sommet de la pyramide des normes et, tout texte dordre interne qui se trouve être en contradiction avec une disposition internationale sera automatiquement écarté.
Devant la réticence des autorités françaises, une partie diligente pouvant se prévaloir du statut de victime au sens de la convention européenne des droits de lhomme, peut saisir la cour européenne de Strasbourg qui exerce depuis 1948 sa censure des lois nationales contraires aux engagements internationaux.
Le bouleversement de lenvironnement juridique autorise et impose une relecture de cette sinistre loi damnistie qui est devenue obsolète et en porte-à-faux avec son environnement par son inadaptation au contexte.
Sans cet aggiornamento, tous les criminels de la guerre dAlgérie continueront à jouir dune belle mort, épargnés de tout jugement.
Et nos martyrs continueront à se remuer dans leurs tombes.