« L’avenir sera contradictoire »,

Entretien avec Gus Massiah de Catherine Tricot

Regards, 6 février 2025

Que faire quand les temps paraissent incompréhensibles ? Retourner voir son professeur.
Gus Massiah, économiste, ingénieur et urbaniste fut le mien… Il est une figure importante à l’échelle internationale du mouvement altermondialiste, engagé depuis les années 60 dans les luttes et les institutions internationales en faveur du développement et de la décolonisation.
Il a souvent accompagné Regards de ses analyses panoptiques. Il était l’homme de la situation.

Comment comprends-tu ce temps bouleversé ?

Nous sommes dans un moment de crise structurelle du mode de production capitaliste, un changement de période historique bien au-delà de l’élection de Donald Trump. Même si l’élection de Trump dramatise la situation et introduit de nouvelles incertitudes. Le social, l’écologique, le démocratique sont interpellés et bouleversés et se redéfinissent aux différentes échelles, locales, nationales, des grandes régions et mondiale. Nous sommes dans une période de rupture, de crise structurelle du mode production capitaliste, mais il ne s’agit pas d’une sortie du capitalisme.

Quels sont ces bouleversements qui te permettent de parler de rupture ?

Je dirai : la décolonisation et la montée des Suds ; l’écologie ; la démocratie et enfin les nouveaux rapports sociaux, avec notamment le numérique.
Une première conséquence, les classes sociales sont en mutation. A commencer par la bourgeoisie financière. Trump, Milei et Musk ont perdu toute mesure et c’est la première fois qu’on a une affirmation aussi violente du pouvoir des milliardaires. La classe productive est, elle aussi, en plein bouleversement avec la transformation du travail et des compétences. Et, à l’échelle mondiale et dans chaque société, la montée des précaires et de la classe moyenne.
Une deuxième conséquence, en lien avec l’écologie, est la crise du productivisme.
Mutations des classes et crise du productivisme se traduisent par une montée des mouvements sociaux, à la fois complémentaires et alternatifs aux classes sociales : le mouvement des femmes, l’écologie, l’antiracisme, l’immigration, les peuples premiers, le logement et la ville, l’éducation.
Ces éléments me conduisent à dire que nous sommes dans une période changement historique, de crise du mode de production.

La poussée de l’extrême droite partout dans le monde serait une réaction à ces mutations ?

Oui, en partie. Mais pas seulement. La montée de l’extrême droite tient, en partie, à la peur et au refus des mouvements sociaux qui bouleversent l’idéologie dominante. Quand Trump s’en prend aux femmes et aux Trans il exprime avec violence sa crainte de ces changements.
Pour comprendre la montée de l’extrême droite, je me suis demandé ce qui s’était passé dans les changements et les crises précédentes du mode de production capitaliste. Je me suis rendu compte que toutes les crises structurelles du mode de production capitaliste ont commencé par une montée de l’extrême droite, suivie par des réponses de gauche puis par une mutation du capitalisme. Cette temporalité des crises est très frappante.

Pour identifier les crises du mode de production capitaliste, on peut partir des crises financières structurelles, celles de 1873, de 1929, de 1976, de 2008. Chaque crise financière marque une rupture ; elle est le point d’orgue d’une période de crise de vingt à quarante ans avec ses luttes sociales, idéologiques, culturelles, souvent accompagnées de guerres.

La crise de 1873 se prolonge par la longue dépression qui dure de 1873 à 1896 ; elle marque le passage du capitalisme libéral au capitalisme monopoliste avec la naissance des grands groupes industriels, la forte intervention des banques et le développement du capitalisme financier. La période commence, avec l’extrême droite et Mac Mahon et se poursuit, vers 1890, avec l’émergence de la nouvelle extrême-droite avec Charles Maurras. Mais, c’est pendant cette crise qu’interviennent la création de la Première Internationale, en 1864, à Londres, et la Commune, en 1871, à Paris. Ce sont les répliques de gauche à cette crise du capitalisme. Cette crise se prolonge par la seconde révolution industrielle, de 1880 à 1914 ; celle de l’électricité, du pétrole et de la chimie.

Deuxième grande crise, financière, celle de 1929 ; la grande crise, qui commence en 1914 et s’achève en 1945 et qui comprend deux guerres mondiales. Elle est marquée par la montée du fascisme. Mais elle voit aussi la montée du Front populaire. Elle se prolonge par le fordisme, nouvelle forme du capitalisme, qui s’imposera après la deuxième guerre mondiale et dominera jusqu’en 1976.

Troisième grande crise financière celle qui commence en 1973 avec la crise pétrolière et le krach financier de 1976. Avec le coup d’état au Chili de Pinochet en 1973, et les dictatures dans plusieurs pays, c’est l’expérimentation et l’imposition du néolibéralisme. Elle se combine avec la montée du Sud. En 1989, la fin de l’Union soviétique laisse croire à la « fin de l’histoire » et à la victoire et l’éternité du capitalisme. Mais la crise de 2008 dément cette fausse certitude et ouvre la crise du néolibéralisme.

La crise de 2008 est vécue comme une surprise par tous ceux qui croyaient à « la fin de l’histoire » et à la victoire définitive du capitalisme. Les mouvements des Indignés,
les Occupy, les révolutions arabes, les forums sociaux jusqu’à l’insurrection tunisienne de 2015 amorcent une réponse de gauche à cette nouvelle crise financière.
Puis vient la régression avec la répression.

La montée de l’extrême droite actuelle n’est donc pas un phénomène exceptionnel. Elle fait partie des grandes séquences de mutation du capitalisme. Mais elle s’accompagne toujours de réplique de gauche et d’une mutation du capitalisme.

… Voilà un optimisme réconfortant.

Oui, absolument. Les répliques de gauche n’ont jusque-là pas gagné complètement, mais elles modifient l’avenir. Par exemple, après la seconde guerre mondiale, il y a eu une transformation fordiste qui a laissé place à de nouveaux équilibres dans les rapports de classes et dans les rapports internationaux.
On peut en tirer une première conséquence : l’avenir n’est pas écrit et il sera contradictoire. Les issues des crises seront contradictoires. Il n’y aura pas d’avenir parfait et une résolution définitive des contradictions. Pas de catastrophe absolue non plus, même si des guerres sont possibles.

Revenons aux caractéristiques de notre moment historique. Tu introduis une dimension inattendue, le fait décolonial.

En effet, je crois qu’une des caractéristiques majeures de la situation actuelle est que la décolonisation n’est pas terminée.
En 1927, à Bruxelles, on assiste à une étape très importante de la décolonisation. C’est la réunion de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale, avec la présence de Nehru, Ho Chi Minh et Messali Hadj ; et comme membres honoraires, Mme Sun Yat Sen, veuve du premier président chinois et Albert Einstein. En 1927, la montée des mouvements indépendantistes s’accélère avec Nehru et Gandhi et le Congrès national indien, avec la fondation par Soekarno du Parti du congrès indonésien et les mouvements nationaux au Maghreb et dans le reste de l’Afrique. C’est un moment fort de l’expression internationale de la décolonisation.

Ce mouvement s’exprime pleinement à la conférence de Bandung de 1955 qui réunit les premiers pays décolonisés, indépendants d’Afrique et d’Asie. Soekarno qui accueille, Nehru, Chou En Lai et Nasser ouvre cette rencontre. Chou En Lai a cette formule éclairante encore aujourd’hui « Les États veulent leur indépendance, les nations veulent leur libération, les peuples veulent la Révolution ». Il relie État, nation et peuple dans une complémentarité forte mais avec beaucoup de complexité et même d’ambiguïtés. Ainsi, la déclaration des Nations unies, celle donc des nations, commence par « Nous les peuples », mais en fait ce sont les États qui siègent à l’ONU et composent les Nations Unies.

La première phase de la décolonisation fut bien celle de l’indépendance des États. Elle s’est à peu près achevée sauf pour la Palestine, et les 23 colonies, dont une liste a été définie par les Nations unies, notamment la Nouvelle Calédonie et le Sahara occidental. On passe donc de la première phase de la décolonisation à la seconde : les nations veulent leur libération. La question du nationalisme ne se limite plus à l’Etat-Nation et aux nations définies par des Etats. Elle pose les questions de l’identité et de la souveraineté. On le voit bien avec la manière dont l’extrême droite met en avant l’identité nationale, et la nature de l’Etat, à partir d’une relecture historique des identités. Cette nouvelle phase de la décolonisation commence avec la montée des nationalismes identitaires. Elle se traduit par la centralité de la question des migrations.

Est-ce que tu veux dire que le découplage entre la Nation et l’État relativise la place de la politique au bénéfice de l’identité ?

La définition de la nation devient première. Ce n’est pas nécessairement d’extrême-droite. Mais cela explique la montée des nationalismes. On comprend pourquoi les Etats-Unis se crispent sur une définition de la nation américaine blanche, même pour celles et ceux qui ne le sont pas. La remise en cause du droit du sol en France comme aux États-Unis participe de ce mouvement de (re)définition de la nation. Auparavant les enjeux se cristallisaient autour de la question de l’État et la définition de la politique qui en découlait.

Dans le cas français, la politique et l’identité se mêlent dans la mesure où, avec la Révolution, la citoyenneté fonde la nation française. La place des migrants – non citoyens – vient apporter une forte perturbation à cette définition de l’identité française. Dans toutes les enquêtes auprès des Français, la question des migrations ne ressort pas comme une question essentielle mais elle est reprise dans le débat politique comme la question essentielle. C’est une manière pour la droite ou l’extrême droite de construire le nouveau nationalisme. Il nous faut trouver une réponse de gauche et regarder comment poser autrement la question de l’identité, comme une façon de faire société et d’inventer une identité commune. On doit trouver des identités communes qui tiennent compte des origines et d’une culture commune sans tomber dans les exclusions nationalistes. La question des migrations doit partir de la compréhension de l’état du monde et non des identités.

Il faut intégrer dans cette réflexion deux éléments majeurs de l’état du monde qui caractérisent la nature des migrations. Le premier est la transformation du monde paysan et de la sédentarité. Depuis la Mésopotamie, il y a environ 5000 ans, la population sédentaire était la population agricole. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, la population agricole compte moins de 5% de la population en Europe, Amérique du Nord et Japon. Elle est de 15 à 40%, et en baisse, en Chine, en Amérique du Sud et Inde ; et déjà de moins de 50% en Afrique et en Asie du Sud Est. La population sédentaire dans les campagnes, dont la population agricole, joue toujours un rôle important, notamment symbolique. Mais les populations urbaines évoluent différemment. Ce qui provoque des différenciations très fortes entre villes et campagnes et se traduit par exemple dans les différences de votes entre villes et campagnes. Les migrations, exode rural ou migrations internationales, jouent un rôle majeur dans les cultures urbaines.

L’autre élément majeur de notre époque pour la population est la scolarisation massive. C’est un phénomène lui aussi mondial. En France, 80% de la nouvelle génération a le bac. Au Congo Kinshasa, en 1960, à l’indépendance, il y avait trois bacheliers, dont deux à Bruxelles. En 2021, il y avait, au Congo Kinshasa 328 000 bacheliers. Les migrants, comme la population mondiale, sont de plus en plus qualifiés ; les migrations vont façonner le monde et sont à la base de la nouvelle culture mondiale. Ce bouleversement est incroyable et on ne sait pas ce qu’il va donner. On comprend qu’il puisse susciter des craintes ; il joue sur les rapports économiques en particulier Nord/Sud, les rapports démographiques, culturels. La deuxième phase de la décolonisation n’est pas seulement la fin de la domination du Sud par l’occident c’est aussi l’évolution qualitative de la population mondiale.

Comment cette nouvelle donne change notre pensée des relations entre États, entre le Nord et le Sud, et le droit international ?

Cette phase de la décolonisation soulève une question importante celle des rapports entre peuples colonisés et peuples colonisateurs. Je me suis posé la question par rapport à la situation entre la Palestine et Israël. La décolonisation signifie-t-elle le départ des colonisateurs ?

Quand on se pose la question des situations possibles après une décolonisation, on trouve historiquement trois situations qui caractérisent les relations entre peuples colonisés et peuples colonisateurs. Première situation, les peuples colonisateurs anéantissent les peuples colonisés. Ce fut le cas de l’Amérique du Nord, de l’Australie, de la nouvelle Zélande… du moins c’était l’idée que l’on s’en faisait. Mais, contrairement à ce que l’on a pensé, les autochtones ne disparaissent pas, ils renaissent et aujourd’hui réaffirment leur présence. Deuxième situation, les colonisés gagnent leur indépendance et les colonisateurs partent parce qu’ils ne supportent pas l’indépendance soit parce qu’on les expulse. C’est ce qui s’est passé dans la période de décolonisation et des indépendances, par exemple en Algérie, au Vietnam et dans de très nombreux pays.

Y-a-t-il d’autres situations ? Historiquement, il y a eu d’autres situations de cohabitation, difficiles, contradictoires mais qui ouvrent de nouvelles perspectives. J’en citerait trois : Le Mexique, le Brésil, l’Afrique du Sud. Premier exemple, le Mexique. Il est dominé économiquement mais pas politiquement. Le Mexique a réussi à éviter la situation des indiens des Amériques lors de la conquête des Etats-Unis. Le Mexique aurait pu être colonisé comme les Etats-Unis ; il a été dominé économiquement, mais il a réussi à éviter la colonisation et à construire son indépendance politique.

Deuxième exemple, le Brésil. La décolonisation n’a pas été conduite par le peuple autochtone mais par un autre peuple colonisé, les anciens esclaves noirs. Ces trente dernières années, il y a eu une transformation, un métissage extraordinaire. Le Brésil est une des hypothèses de la mondialisation en cours.

Enfin, il y a un troisième exemple, le cas de l’Afrique du Sud. Elle ouvre une voie nouvelle et très singulière parce que Nelson Mandela, Walter Sisulu, Thabo Mbeki et Joe Slovo- juif blanc ukrainien, secrétaire du PC Sud-Africain – membres de la direction de l’ANC, l’African National Congress, ont décidé d’éviter l’expulsion des Blancs et de construire, avec les autres composantes de la société sud-africaine, une Afrique du Sud multiraciale.

Mexique, Brésil, Afrique du Sud : ces trois grands pays très divers, vivent une situation de vie commune sur la même terre. On peut donc dire aux Israéliens « à certaines conditions, qu’il faut inventer ensemble avec les Palestiniens, vous pouvez rester ». Une situation Palestine / Israël à deux États reste possible ; elle est difficile à imaginer dans l’immédiat, mais elle reste possible. Et elle permettrait de préparer des solutions plus viables. Par exemple une région ou une confédération rassemblant la Palestine, la Jordanie, Israël et le Liban. Dans un avenir plus lointain, et si l’avenir s’oriente vers des grandes régions, comprenant mais ne se limitant pas aux formes actuelles des Etats Nations, il y aurait une grande région possible avec la Syrie, l’Irak et peut-être même l’Egypte. Tous ces pays ont connu une histoire commune et partagent une langue et une culture commune.

Est-ce que tu épouses l’idée de la reconstitution de formes de grands empires ?

Pas du tout, l’avenir ne reprend pas le passé. Je pense qu’on va vers de grandes régions formées de pays qui ont des histoires, des géographies et un avenir possible commun qui les relient. Ces régions regrouperont des Etats qui ne seront pas des Etats-Nations. En Asie, il y a 3 ou 4 grandes régions, la grande région chinoise, la grande région Indienne, le sud-est Asiatique et enfin le Japon avec la Corée. Il y a aussi Le Pacifique. Il y a l’Amérique du Nord. En Amérique du Sud, il y a l’Amérique centrale avec le Mexique et les pays qui l’entourent. Le Brésil et l’Argentine avec le Chili, ensemble ou pas. La question de la langue est prégnante. Enfin, les Caraïbes sont eux aussi unis par l’histoire et la culture. Le Moyen-Orient est une région en recomposition qui pourrait échapper aux convoitises et aux guerres qui y sont menées. De même en Afrique, il y a quatre grandes régions : L’Afrique du Nord plus ou moins reliée au Moyen Orient, l’Afrique de l’Ouest et centrale, l’Afrique de l’Est et l’Afrique du Sud. L’Europe avec la Russie et une à deux autres régions européennes. Une vingtaine de grandes régions qui recomposeraient l’espace des 195 Etats sans les annuler. Cette évolution prendra du temps comme celle du passage des empires aux Etats-Nations. Un des chantiers le plus important est celui du droit international, remis en cause par les extrême-droites nationalistes, qu’il faut défendre, renouveler et faire avancer.

Quid des frontières reconnues internationalement ?

A mon avis l’évolution des États nations vers des grandes régions est une évolution structurelle. On peut garder les frontières et les Etats ; il faut par contre dépasser l’Etat-Nation comme forme exclusive du sujet historique. Il y a des endroits plus avancés dans cette évolution. L’Europe est institutionnellement plus avancée mais ses difficultés structurelles sont lourdes. Elle porte une mosaïque de langues et de souvenirs de guerre. La Russie doit construire des liens de confiance avec l’Europe, trouver des projets communs qui ne se résument pas à un marché commun capitaliste et à la recherche d’une position dominante. En revanche, pour le Moyen-Orient, Iran, Turquie, pays arabes peuvent construire un espace commun. L’histoire n’est pas écrite.

Dans un changement de période, comme celui que nous vivons, dans une crise historique du mode de production capitaliste, les contradictions s’aiguisent. A commencer par les contradictions du capitalisme mondialisé. Ils sont confrontés à l’écologie par rapport au productivisme, à la démocratie par rapport à l’autoritarisme, aux nouveaux rapports de production et au numérique. Les mouvements se radicalisent à l’exemple du mouvement des femmes, de l’écologie, de l’antiracisme, de l’immigration, des peuples premiers, du logement et de la ville, de l’éducation. Il n’y a pas aujourd’hui de stratégie de progrès du capitalisme. Faute de stratégie, on libère les autoritaires et les milliardaires, les Trump, Milei, Modi… et Musk. La seule liberté tolérée est elle des capitaux. L’idée même de démocratie est remise en cause et combattue. L’alter-mondialisme est confronté à la mondialisation renouvelée qui met en avant le nationalisme et le retour du souverainisme. Pour renouveler l’altermondialisme, il faut reprendre la proposition d’Edouard Glissant et Patick Chamoiseau, opposer la mondialité à la mondialisation.