Les causes perdues des Amazighs et Islamistes de services – Tribalisme, sectarisme et régionalisme : Instruments de déstabilisation de l’Etat-Nation
Farouk L. Benzaïm, Algeria-Watch, 12.05.2025
Mohamed Lamine Belghit et Boualem Sansal n’ont a priori rien en commun, ni l’âge, ni le parcours, ni la formation, ni même la langue d’expression et de communication, mais leur arrestation a provoqué division, polémiques et condamnation à l’intérieur et à l’extérieur de l’Algérie. Comme il fallait s’y attendre les réseaux sociaux se sont transformés en vecteurs de toutes les manipulations de l’information, les partisans et adversaires de ces deux personnes dérivant souvent dans la haine, la négation de l’histoire et le racisme.
Belghit et Sansal, la diabolisation médiatique du Hirak d’Abu Dhabi à Paris
Les motifs de leurs arrestations pourraient rapprocher Sansal et Belghit. En effet, selon les pouvoirs publics ces arrestations font suite à des déclarations susceptibles de déstabiliser le pays en instrumentalisant tribalisme, sectarisme et régionalisme. Les propos incriminés vont jusqu’à la remise en cause l’histoire et même la géographie, menaçant ainsi l’unité territoriale de l’Algérie. Pour des observateurs qui suivent les développements politiques au Maghreb et au Sahel, les milieux politiques et les officines spécialisées dans la guerre numérique ont adapté et mis en œuvre une stratégie basée sur l’amplification ou la distorsion de la pluralité socio-culturelle nationale pour construire des murs de haine entre les Algériennes et les Algériens.
L’architecture thématique de cette campagne procède très visiblement de l’anthropologie coloniale et de ses représentations coloniales, suprématistes et méprisantes, de la société algérienne. Cette vision est fondée sur la conviction que le peuple algérien serait un « ghashi », une foule désordonnée, fruste et inculte, sans éducation et aveugle, incapable de comprendre la notion d’Etat. Une foule malléable donc, qui pourrait facilement tomber dans le piège des divisions sans objet, se perdre dans des oppositions fallacieuses et des règlements de compte absurdes et violents.
Les déclarations de Mohamed Lamine Belghit à une télévision émiratie, celles de Boualem Sansal sur une chaîne YouTube affiliée à l’extrême droite française semblent sans lien et indépendantes l’une de l’autre. Mais les propos des deux activistes de chapelles apparemment adverses convergent objectivement dans une cause unique : la diabolisation du mouvement populaire, sous des angles distincts et des argumentaires antagoniques. Le premier installé sur les plateaux des chaînes de télévision algériennes et golfiques et le second occupant des tribunes médiatiques françaises. L’un martelant l’idée d’un Hirak infiltré par les « zouaves » (comprendre des supplétifs néocoloniaux) et l’autre affirmant que le mouvement populaire dans les grandes villes et la région de Kabylie aurait été instrumentalisé par des islamistes et que ce mouvement urbain et territorialement circonscrit ne représente pas l’ensemble de l’Algérie.
Durant le mouvement populaire, Belghit a multiplié les déclarations critiques à l’endroit du Congrès de la Soummam et des négociateurs d’Evian en répétant maintes fois « Pas de Soummam, pas d’Evian, Novembre est le manifeste » (لا صومام لا إيفيان نوفمبر هو البيان) pour affirmer que qu’il s’agissait du véritable slogan du « mouvement authentique », Sansal pour sa part a très directement remis en question l’existence historique de l’Etat algérien et a lié la révolution de libération à l’idéologie nazie. Belghit a attribué la paternité du déclenchement de la révolution et le cheminement vers l’indépendance à Gamal Abdel Nasser, tandis que Sansal affirmait que l’Algérie était une création de De Gaulle et que sa dimension géographique actuelle serait le résultat d’une appropriation massive de territoires ayant prétendument appartenu au Maroc.
Le dénominateur commun à l’islamiste Belghith et l’éradicateur Sansal réside dans l’idéologisation et la fragmentation de l’histoire de l’Algérie, la diabolisation et la diffamation du mouvement populaire. L’un et l’autre, sur des registres spécifiques, s’attelant à produire les éléments de langage de la discorde et de la division de la société sur la base d’une lecture tronquée, grossièrement orientée, des identités, de la religion et de l’histoire du pays.
Islamistes d’appareils, baathistes résiduels et sécessionistes mercenaires
La rhétorique raciste contre les Arabophones et les Amazighophones a refait surface dans une surenchère véhémente ayant pour effet de nourrir de fausses contradictions socio-culturelles et d’élargir des fractures entretenues par les milieux qui souhaitent lever une hypothèque algérienne qui, bien que nettement réduite, reste un obstacle au contrôle intégral de la région. Il n’est pas certain que les commanditaires émiratis aient anticipé un tel impact public de ces déclarations mais il est clair que cela n’a pas du déplaire aux dirigeants néo-wahhabites qui ont transformé leur pays en foyer de subversion du Machrek au Maghreb en passant par l’Afrique de l’Est et le Sahel. Les réseaux sociaux se sont enflammés, des pétitions de soutien ou de condamnation de professeur d’histoire on fait florés et de nombreuses figures plus ou moins crédibles de la scène mediatico-politique autorisée se sont exprimées sur tous les tons
Lors de l’arrestation de Sansal, la droite française s’est mobilisée et un comité de soutien s’est constitué, comprenant certaines des personnalités les plus en vue en France et des noms de politiques algériens connus dans les années 1990, tels que Saïd Sadi ou le chanteur sécessioniste et ancien membre du RCD, Ferhat Mhenni. Le volet Sansal de cette offensive anti-algérienne qui dépasse de loin le seul régime a été couvert et traité de manière plutôt exhaustive par les médias de deux côtés de la Méditerranée. Mais quid des réactions aux propos de Mohamed Lamine Belghit au micro de la télévision émiratie Sky News Arabia, qui sont les personnalités qui les ont porté et quels sont leurs arguments ?
La première de ces réactions est le fait d’Abdelkader Bengrina, membre dans les années 1990 du Conseil National de Transition de triste mémoire, qui a adressé une missive au président Abdelmadjid Tebboune pour demander la libération de Belghit, en spécifiant en particulier : « Nous déplorons l’emprisonnement d’un fils de la Nation ». On ne peut comprendre cette position sans rappeler que Bengrina a fait front commun avec Belghit pour diaboliser le mouvement populaire et mettre la Kabylie à l’index. Ce même Bengrina qui a justifié (et continue de justifier) toutes les arrestations de militants du Hirak, et qui persiste à ressasser les thèses bancales développées par les réseaux d’Ahmed Gaid-Salah, à savoir que le Hirak originel était « Badissi Novembri » (inspiré par Ben Badis et l’esprit de Novembre) mais qu’il aurait été infiltré et détourné par les « Zouaves », appellation péjorative désignant d’hypothétiques agents néocolonialistes.
La deuxième sortie publique est celle de Abdelrazak Makri qui a notamment déclaré que « l’intervention de Belghit sur un sujet sensible sur une chaîne émiratie est une erreur car les dirigeants des EAU n’ont d’intérêt que pour la destruction de la nation islamique et exploitent toute opinion pour alimenter ce qui divise les musulmans, mais il n’y a rien dans ce qu’il a dit qui appelle à le diaboliser et à l’arrêter, d’autant plus que l’homme possède un statut de scientifique et jouit d’une réputation nationale ». La défense de M.L. Belghit par Abdelrazak Makri peut se comprendre à la lumière de leur attitude commune d’hostilité aux détenus du Hirak. Sa critique concomitante des EAU peut être sans risque attribuée à l’alliance de l’organisation des Frères Musulmans avec les régimes turc et qatari opposés au régime émirati.
Abdallah Djaballah a également appelé à la libération de Belghit, tentant dans le même mouvement de remettre en question la reconnaissance constitutionnelle de la langue amazighe, jusqu’à demander son annulation pure et simple : « …. Prétendre qu’en exprimant son point de vue et dans sa lecture socio-historique il a attaqué une composante de l’identité nationale et de l’unité nationale n’est qu’une question d’opinion, parce qu’il s’est exprimé sur une base scientifique et en tant que spécialiste, donc ce qu’il a déclaré devrait être interprété seulement dans son champ cognitif et non selon des critères politiques ou idéologiques, parce que même les idées contenues dans les constitutions ne sont pas nécessairement la vérité absolue et sacrée, mais plutôt une opinion formulée aujourd’hui qui pourrait être revue demain et être modifiée ou remplacée ».
La position de Djaballah sur l’amazighité n’a pas évolué d’un iota par rapport au siècle dernier. On se souvient qu’au cours du débat qui avait précédé la signature de la Plate-forme de Rome, Abdallah Djaballah avait refusé de reconnaître l’amazighité en tant que composante de la personnalité algérienne. Cette attitude obtuse avait perturbé les travaux. Pour détendre l’atmosphère lors de la signature du Contrat National, le regretté Hocine Ait-Ahmed avait malicieusement ôté le couvre-chef de la tête de Djaballah pour le placer sur son propre crane pour dédramatiser et tenter d’aider Djaballah à oublier son amertume.
Quant à Aboujerra Soltani, ancien ministre et actuel député coopté à l’Assemblée nationale au titre du « tiers présidentiel », il a signé un texte en trois parties intitulé « Le professeur Belghith tel que je l’ai connu », panégyrique de Mohamed Lamine Belghit sous l’angle de son appartenance tribale. Le dirigeant islamiste du tiers présidentiel y met en exergue que : « La tribu (Awlad Saidan) à laquelle appartient le professeur Mohamed Lamine Belghit comprend plus de dix-sept clans dont la masse humaine dépasse un quart de million d’âmes, et dont l’origine remonte à leur ancêtre, Cheikh Saidan. Il s’agit de : Charfi, Samail, Soltani, Belghit, Dhiyab, Roumaila, Et Saidan, Houmayla, Bougrara, Mohiedine, Sari, Kacimi, Chaabane, Et Rabie et Samet. Parce que nous sommes voisins et de la même tribu, nous avons passé la plus grande partie de notre enfance ensemble. »
Pourquoi invoquer sa tribu pour défendre une personne, qu’elle soit coupable ou innocente ? Comment faut-il interpréter ce non-argument ? Serait-ce l’invocation d’une vaguement menaçante « asabiya » – solidarité clanique – pour influencer les décideurs ? Faudrait-il comprendre que pour Aboujerra Soltani les dimensions tribales et familiales relativiseraient les notions institutionnelles de Nation et de citoyenneté ? Comme au cours des années 1980, lorsque la loyauté de groupe a fait perdre de vue la loyauté envers l’État ? Comment Soltani est-il passé de l’idée de l’universalité de l’islam lors de la guerre d’Afghanistan à l’idée de tribu dans une bataille d’arrière-garde visant à nier la composante amazighe de l’identité algérienne ?
Aboujerra Soltani a-t-il finalement compris que les islamistes wahhabites ont utilisé l’Islam durant les années 80 dans la guerre d’Afghanistan pour affaiblir l’Union soviétique au profit des Etats-Unis grâce à l’argent saoudien ? Tout comme les Turcs ont utilisé les frères musulmans de Syrie pour livrer le pays à Israël qui occupe le Mont Hermon et s’attache à démanteler l’Etat central. A-t-il oublié la contribution active au conflit très oblique de la décennie 1990 des « Afghans » algériens initialement recrutés, avec financement saoudien, par Mahfoud Nahnah et Aboujerra Soltani pour détruire l’Afghanistan ? Et comment les fréristes et wahhabites de l’époque se sont alliés pour occuper les chaires des mosquées algériennes au milieu de ces mêmes années 1990 au nom de la lutte contre le terrorisme ?
Le « Badisso-Novembrisme » : à contre-courant de Ben Badis
« Ce que la main de Dieu a amassé, la main de Satan ne le sépare pas »
C’est par cette phrase célèbre que le Cheikh Abdelhamid Ben Badis conclut son message publié dans le journal El-Bassair du vendredi 17 janvier 1936 : « Les fils de ya’rub ( les Arabes ) et les fils de mazighs ( les Berbères ) sont unis par l’islam depuis plus de dix siècles. Ils n’ont pas cessé d’être étroitement liés les uns aux autres, dans la mauvaise et la bonne fortune, dans les jours de joie et les jours d’épreuve, dans les temps heureux comme dans les temps difficiles, de sorte qu’ils forment depuis les âges les plus reculés un élément musulman algérien dont la mère est l’Algérie et le père l’islam. ».
Le message du Cheikh Ben Badis, qui date de plus de 90 ans, indique la dérive d’islamistes d’appareils qui portent directement atteinte à sa mémoire et à son legs culturel. Ces acteurs mis au-devant d’une scène politique étroitement contrôlée exhibent surtout une ignorance crasse de son enseignement et de sa vision du monde. Ils sont loin de la voie islamique éclairée du Cheikh d’El Bassair car s’ils connaissaient l’œuvre de Ben Badis et de ses compagnons, ils sauraient que le mot Amazigh figure bel et bien dans la production littérature et politique de la Jemiat El Oulama/
Les agitateurs obscurantistes qui au nom de l’Islam ont utilisé cyniquement la naïveté juvénile, le populisme et l’opportunisme pour fourvoyer nombre de leurs disciples dans des aventures absurdes destinées à briser la dynamique démocratique, reprennent du service. L’alliance objective entre des pseudo nationalistes racistes tenants d’un panarabisme ou d’un baathisme balayés et des sécessionnistes ayant piraté l’amazighité pour déstabiliser l’Algérie et leurrer l’opinion n’est certainement pas une virtualité. C’est une réalité concrète. Le résultat attendu de ces manœuvres d’affaiblissement de l’Etat est l’inféodation du pays à des centres externes et son insertion à la périphérie de l’ordre impérialiste dominant.
Ce qui se déroule à Gaza, en Syrie, au Liban, en Irak, en Libye, au Soudan et au Yémen est la meilleure illustration des stratégies impérialistes visant à atomiser les sociétés pour les réduire en tribus, en sectes et ethnies rivales. Des bantoustans en guerres permanentes pour le plus grand profit des vrais ennemis des peuples de la région. Les anti-élites corrompues et les bourgeoisies compradore sont les relais locaux habituels de ces stratégies qui œuvrent à balkaniser de grandes nations. Il ne fait aucun doute que c’est le projet réservé à l’Algérie par les milieux revanchards néocolonialistes et les féodalités traitresses et antipopulaires du Golfe.
Le bouclier le plus ferme contre ces menaces est l’instauration d’un Etat de droit digne de ce nom ou les énergies de la jeunesse associées à l’expérience militante des anciens fournirait une réserve inépuisable de résistance créative dans un cadre politique conforme aux orientations de l’appel du 1er Novembre 1954. La dénonciation des démagogues et des aventuriers de tous bords qui manipulent l’histoire, la religion et les identités pour des agendas hostiles au peuple Algérien doit être assumée par la société dans la plénitude des libertés publiques et dans le cadre de débats libérés de toute tutelle. La renaissance complète de l’Etat dans les dimensions projetées par l’Appel du 1er Novembre 1954 est la garantie suprême de sa préservation et du progrès pour tous dans la paix et la justice.