Histoire, mémoire et colonisation de Hosni Kitouni

Note de lecture d’Yves Dutier, Algeria-Watch, 21 janvier 2025

C’est avec un grand intérêt qu’Algeria-Watch suit les travaux et publications de Hosni Kitouni sur l’histoire de l’Algérie sous occupation coloniale française. L’historien algérien est l’auteur d’une œuvre essentielle pour la compréhension des mécaniques destructrices déclenchées par un colonialisme de peuplement d’une rare sauvagerie. Algeria-Watch a publié en février 2020 une note de lecture d’Yves Dutier sur le précédent ouvrage de cet éminent contributeur à la connaissance de l’histoire de l’Algérie « Le désordre colonial : L’Algérie à l’épreuve de la colonisation de peuplement » https://algeria-watch.org/?p=73330

Algeria-Watch diffusera prochainement un podcast avec Hosni Kitouni au cours duquel nous reviendrons sur ses travaux et l’originalité de sa démarche.

Algeria-Watch diffusera également un podcast avec Ghazi Hidouci consacré à la situation du peuple palestinien après l’arrêt des hostilités, aux développements de la situation en Syrie et plus largement au Moyen-Orient. Les effets de l’accession au pouvoir du président Donald Trump sur la région devraient naturellement être évoquées.

 

Histoire, mémoire et colonisation de Hosni Kitouni

(Chihab Editions – Octobre 2024 – 221 pages)

Dans un précédent livre publié en 2018 (Casbah Editions) intitulé « Le désordre colonial », Hosni Kitouni exposait avec pertinence ce que ‘’colonialisme de peuplement’’ signifie : « d’une part la mission première n’est pas d’exploiter les autochtones mais de les remplacer… d’autre part l’invasion n’est pas événementielle mais structurelle. » S’appuyant sur des sources historiques souvent méconnues, l’auteur donnait à voir les pratiques concrètes du colonisateur au fur et à mesure de la conquête et son cortège de violences inouïes : liquidations de masse dans le Dahra, viols, pillages et spoliations, séquestres, impôts ethniques etc… Autant d’actes barbares ayant un impact démographique sur la population algérienne et conduisant à une paupérisation généralisée. Bref, ce livre remarquable était un démenti cinglant à ceux qui en France aujourd’hui osent encore parler des « aspects positifs de la colonisation en Afrique du Nord ».

Avec « Histoire, mémoire et colonisation », Hosni Kitouni poursuit sa recherche et sa réflexion critique sur l’historiographie consacrée à la colonisation en Algérie.

En introduction de son ouvrage, Hosni Kitouni revient sur la spécificité du ‘colonialisme de peuplement’, à savoir un processus de remplacement / substitution des populations. En tant que tel, ce mode opératoire est « potentiellement génocidaire, c’est à dire une entreprise globale irréductible au massacre, par laquelle le colonisateur détruit les personnes, les fondements de leur existence, s’attaque à leur patrimoine culturel, à leur économie, aux détenteurs de savoir, aux élites religieuses, aux lieux de culte, aux bibliothèques, c’est à dire en dernière analyse, détruit les infrastructures de vie afin de priver les communautés de leur capacités à se régénérer et à assurer leur souveraineté »1

En écho aux exactions commises par le colonisateur en Algérie, l’auteur rappelle opportunément les exactions commises par le colonisateur israélien en Palestine et à Gaza en particulier. En effet, comment ne pas faire le parallèle entre ces militaires israéliens se filmant eux-mêmes en commettant des crimes et le récit des militaires français pendant la conquête racontant à leurs proches leurs ‘exploits’ criminels.

A l’évidence, ces crimes contemporains sont de même nature que ceux commis en Algérie mais ce qui diffère c’est la manière de les rapporter. Et de s’interroger :  » Pourquoi, se sachant filmés et condamnés par les opinions publiques du monde entier, les militaires israéliens poursuivent leur action avec la même hargne et la même intensité ? …Comment expliquer ce phénomène où le bourreau met en scène son propre ensauvagement et son mépris pour la vie humaine ? Ce qui a changé avec l’actuelle guerre, c’est la publicité avec laquelle les cruautés sont médiatisées. L’élimination définitive des Palestiniens est admise publiquement comme un objectif de guerre, nécessaire à la sécurité des israéliens. Même les traditionnels verrous de la censure et de la honte ont sauté comme a disparu toute force médiatrice dans ce conflit colonial ». Constat terrifiant d’une plongée assumée dans l’inhumanité.

L’auteur relève des « similitudes anthropologiques » entre les massacres de Gaza et ceux de la guerre d’Algérie (1830 -1871), mais également des différences notables. En particulier le fait qu’à Gaza c’est sans doute pour la première fois dans l’histoire que le récit d’une guerre coloniale de peuplement n’est pas le monopole du colonisateur alors que dans le cas de l’Algérie :  » Les événements sont rapportés exclusivement par des ‘récits-selfies’ des soldats français, c’est la narration de leurs crimes et de leurs atrocités qui a fait histoire. A l’origine ils étaient destinés à stigmatiser les victimes, à les animaliser et à les rendre coupables de leur propre mort. Ces récits sont des auto mises-en scène, ils ressemblent à ceux des soldats israéliens se filmant à Gaza. Ce n’est ni la compassion humaine ni l’empathie qui les ont inspirés. »

Et c’est bien face à ce tableau de l’abjection que se posent sous un jour nouveau les questions fondamentales de l’historien. Qui relate un événement historique ? Dans quel but ? A qui le narratif est-il destiné ?

Telle est en vérité la réflexion et l’analyse de Hosni Kitouni dans cet ouvrage. En historien rigoureux il examine de manière critique et avec minutie le narratif d’un événement ’emblématique’ de la conquête : ‘L’enfumade des Ouled Riah’.  » Une histoire française où le colonel Pélissier a ordonné l’asphyxie de 500 femmes et enfants prisonniers est une posture convenue depuis 1845″. S’appuyant sur des documents d’archives, il analyse méticuleusement les échos de cette ‘affaire’ dans la presse métropolitaine de l’époque, les réactions des Fouriéristes et Saint-simoniens, etc…

Sans entrer dans le détail de tous les thèmes abordés dans cet ouvrage, soulignons un point rarement abordé dans les études historiques à savoir la représentation artistique. Le décryptage d’une lithographie de Tony Johannot (1803-1852) intitulée « Les grottes du Dahra» une véritable « esthétisation de l’horreur » est particulièrement remarquable.

Développant sa méthodologie critique, Hosni Kitouni passe en revue l’historiographie française contemporaine en citant des historiens de gauche connus comme Charles André Julien, Olivier Le Cour Grandmaison, Gilles Manceron, François Maspéro, etc.… soulignant au passage non seulement les omissions, imprécisions et erreurs qui affectent certains de leurs travaux mais surtout analyse pourquoi leurs récits sont de nature coloniale. Au-delà des positionnements individuels de ces historiens à l’égard des colonisés, Hosni Kitouni s’attache à montrer qu’ils ont en commun une perspective euro centrique de l’histoire :  » Ce qui est en cause ce n’est point l’attitude éthique à l’égard de la colonisation, mais le point de vue depuis lequel ces historiens parlent. Il ne s’agit donc pas de déterminer en quoi cette historiographie se positionne à l’égard de la colonisation comme phénomène du passé, mais de mettre au jour la permanence d’une pensée coloniale qui continue de travailler la production historienne actuelle  » *

Il n’est pas question ici de reprendre tout l’argumentaire de l’auteur. Nous nous contenterons seulement de reproduire quelques citations significatives largement développées dans l’ouvrage.  » … La critique de la colonisation par le biais de la violence physique létale est un biais aveugle, il invisibilise les violences hybrides et la colonisation et masque finalement son caractère racialisant. »* Leur vision de l’histoire [celle des historiens cités plus haut] « fonctionne sur l’invisibilisation des opprimés considérés comme objets de l’histoire sur lesquels s’exerce un savoir hégémonique. » * L’auteur observe que l’historiographie anglo-saxonne est de ce point de vue plus distanciée.

C’est dans la même optique que ce livre aborde également le narratif de la colonisation tel qu’il est traité dans l’historiographie algérienne contemporaine. Considérant que  » Les élites algériennes citadines et petites bourgeoises sont le produit d’un processus d’assimilation, celles-ci ayant parfaitement intégré le discours euro centrique considèrent donc la modernité occidentale comme modèle vers lequel doivent tendre les colonisés pour se libérer »*

Par ailleurs, l’auteur souligne une sous-estimation des recherches approfondies dans différents domaines de type archéologique, témoignages et enquêtes auprès des populations ‘héritières’ de la colonisation.

Avec ce livre, remarquable tant par la pertinence de ses analyses que par la précision de ses sources, Hosni Kitouni contribue grandement à aiguiser le regard des lecteurs – historiens ou non – sur cette période historique encore trop méconnue et surtout trop biaisée par le narratif hégémonique du colonisateur. Le regard acéré de l’auteur et son ton très direct confèrent à cette présentation une dimension critique très claire propice au débat et à la discussion, et même à la controverse, ingrédients nécessaires à l’examen des faits et événements qui ont marqué une entreprise coloniale dont la violence multiforme a laissé une empreinte indélébile.

1 Définition de ‘génocidaire’ telle que Raphaël Lemkin a donné à ce terme (cité par l’auteur)

* Les citations suivies de * sont des citations de l’auteur issues d’un échange épistolaire avec lui.