Sansal et Daoud : derrière la dissidence, des discours “réactionnaires”

L’emprisonnement de Boualem Sansal est une hideuse dérive dictatoriale. Mais l’occultation de son adhésion et de sa promotion des idées d’extrême droite dans le débat public français, comme son intégration du comité scientifique de la revue pro-Éric Zemmour Frontières, serait une scandaleuse trahison de la vérité et de l’héritage des Lumières.

Faris Lounis*, 29 novembre 2024

Je m’oppose radicalement à la judiciarisation inique du débat d’idées et à l’emprisonnement arbitraire des écrivains, des artistes, des chercheurs et des militants associatifs. Ces pratiques dictatoriales sont une honte pour l’Algérie.

Mais, à la différence du conformisme et de la tiédeur d’une partie des élites culturelles parisiennes, je ne m’empêcherai jamais de caractériser et de critiquer le projet idéologique que véhicule la « littérature » du duo des dites « dissidences » algériennes Boualem Sansal – Kamel Daoud : la nostalgie pour le colonialisme et la légitimation « indigène » de la violence sociale et politique des droites dures et extrêmes en France.

Islam-immigration-banlieue-insécurité

L’épisode est digne d’une entrée du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert. Dans un contexte où le panurgisme des chefferies médiatiques et journalistiques submerge l’espace public de signifiants vides comme « courage » et « dissidence », l’auteur de Bouvard et Pécuchet (1881) aurait certainement écrit au sujet des deux dits « opposants » du « Régime » d’Alger ce qui suit : « Écrivain : ne se dit qu’en parlant des deux seuls êtres humains qui existent, réfléchissent, maîtrisent la parole et l’écriture en langue française en Algérie : Boualem Sansal et Kamel Daoud. »

Et d’ajouter : « Courage : la pensée vide, la ‘‘vérité’’ à rebours, la langue ampoulée et tarabiscotée de la soumission volontaire aux préceptes et valeurs des droites dures et radicales. »

Depuis au moins deux décennies, en France, Boualem Sansal, membre du comité scientifique de la revue d’extrême droite – et pro-Éric Zemmour – Frontières (anciennement Livre Noir), fidèle contributeur de Valeurs actuelles, Boulevard Voltaire, Atlantico et Le Figaro, invité prestigieux de TV Libertés, multiplie livres et tribunes qui, par-delà la légitime et nécessaire critique de l’intégrisme islamique, sombrent dans le brouillard rance des paniques morales et obsessions identitaires des radicalités extrêmes droitières françaises.

Dans les tribunes médiatiques et journalistiques qu’on lui ouvre, toujours sans aucun contradicteur, c’est du quadriptyque islam-immigration-banlieue-insécurité qu’il est question, accessoirement de ses livres dont la platitude et la redondance du propos est atterrante (la valeur « littéraire » de ses romans se limite au fait qu’il est édité dans la collection « Blanche » des éditions Gallimard).

Les merveilles de l’essentialisme

Ancien haut fonctionnaire, les dits et écrits de Boualem Sansal n’ont jamais inquiété les gouvernements algériens. Sa matrice idéologique est celle d’une grande partie de la bourgeoisie algérienne tant francophone qu’arabophone, bilingue aussi, qui, depuis 1962, a fait le choix de l’alliance avec le Prince. Boualem Sansal n’a jamais caché son mépris pour les citoyens algériens qui ne sont pas de sa classe, la masse muette des prolétaires qui ne maîtrisent pas la langue française, qui s’expriment en arabe populaire et en tamazight, qui émigrent, travaillent et font souche dans les banlieues françaises.

Tant en Algérie qu’en France, Boualem Sansal est en guerre contre les travailleurs algériens. Des exemples : ses tribunes du Figaro (07/07/23), de Valeurs actuelles (14/07/23) et d’Atlantico (03/07/23) qualifiant d’emblée ce qu’il appelle « les jeunes des banlieues » d’ « émeutiers » qui seraient en train de mener une « guerre civilisationnelle » contre la France illustrent parfaitement son racisme de classe envers les immigrés algériens et leurs descendants. Ces trois textes évoquent la mort de Nahel Merzouk, abattu par un policier le 27 juin 2023 à Nanterre.

Prétextant militer et éclairer les Français sur les dangers de l’intégrisme et du terrorisme islamiste (une lutte qui rassure et conforte les préjugés d’une certaine bourgeoisie culturelle, de plus en plus radicalisée, à l’encontre du sous-prolétariat post-colonial), son racisme de classe s’est mué, comme le répètent inlassablement ses admirateurs et suiveurs, en l’expression d’un « courage » inimitable d’un écrivain algérien qui « ose dire ses vérités sur les banlieues françaises et l’islam », qui « parle notre langue », qui « nous ressemble », un « produit de notre civilisation judéo-chrétienne ».

Quant à son obsession pour « l’islamo-gauchisme », le « wokisme » et les promoteurs de la « repentance », je l’appellerais sa deuxième guerre, celle qu’il mène contre l’existence même de la gauche en France, contre les populations dépossédées de tout. Sa plume « indigène » l’innocente. L’Algérien s’exprimant en français ne peut être que « progressiste » et « démocrate ». Les merveilles de l’essentialisme !

Quand je lis dans le pôle dominant de la presse française que Boualem Sansal et Kamel Daoud « disent ‘‘non’’ pour nous tous », je ris. Je ris de l’aveuglement des « éclairés », de l’irrationalisme de l’autoproclamé « camp de la raison ». Je ris du baratin médiatique qu’on impose en dogme intangible, comme au temps sombre où l’Église décidait de la « vérité » et de « l’erreur ».

Je ris encore. De l’inanité d’un certain discours voulant m’expliquer qu’un homme qui déclare que tant l’islam que l’islamisme seraient l’Ennemi de la « civilisation occidentale » qui aurait pour dessein d’ « islamiser le monde » (Revue des Deux Mondes, mars 2023) ; qui, mieux que le « grand remplacement », avance l’idée d’une « grande conversion » de la France et de l’Europe à l’islam (Livre Noir, N°1, octobre, novembre, décembre 2023), serait un « esprit de lumière » (Virginie Bloch-Lainé, Libération, 06/07/23), un « père courage » avançant ses irréfutables « vérités » sur le « déclin » de l’Occident (Revue des Deux Mondes, mars 2023).

L’éditorialiste essentialiste

S’agissant de Kamel Daoud, le sur-citoyen-naturalisé qui crie ses « indépendances » tant pour liquider la question coloniale que les actuels combats de la gauche en France, la tempérance et l’inoffensivité de ses écrits sur les gouvernements algériens rejoignent celles de son « frère Sansal ».

Ses éditos essentialistes et culturalistes dans lesquels il croit critiquer l’intégrisme islamique sont de la même nature qu’un certain discours politique qui, en Algérie, dépeint cette « maladie de l’islam » (Abdelwahab Meddeb, 2002) comme un fait qui serait étranger (un châtiment divin ou un complot étranger !) à des décennies de despotisme militaire, de mesures antisociales et d’instrumentalisation du religieux à des fins répressives, à savoir l’annihilations de la gauche et des mouvements d’émancipation en Algérie.

Quant à son obsession maladive pour les banlieues françaises qui seraient peuplées d’immigrés qui se nourriraient de la haine de la France (de la même manière que Boualem Sansal, Kamel Daoud a expliqué dans Le Point, le 08/07 et le 17/07/23, l’assassinat de Nahel Merzouk par un amour excessif qu’éprouveraient les jeunes binationaux pour l’Algérie. Cet amour serait selon l’éditorialiste à l’origine du manque d’ « intégration » et de l’adhésion à l’ « islamisme »), elle s’inscrit aussi dans les pas de Boualem Sansal, la perpétuation de la guerre culturelle et idéologique que mène une partie de la bourgeoisie algérienne contre les masses populaires de plus en plus précarisées, tant dans les banlieues d’Alger que celles de Paris.

Le Prix Goncourt 2024, adulé jusqu’à la caricature, et avec les mêmes termes, du Monde à Valeurs actuelles, pour « les mots du courage » (Le 1 Hebdo, 08/11/24) qu’il prodigue à nombre de lecteurs inquisitifs, mais aussi une certaine élite culturelle qui éprouverait le besoin d’être rassurée dans ses préjugés, ne rate pas la moindre occasion pour disqualifier une artiste qui prononce un discours contre la violence sociale de la réforme des retraites au Festival de Cannes (voir sa charge contre le discours de Justine Triet dans Le Point, 02/06/23) ou la parole des femmes qui déposent des plaintes contre un mâle puissant du cinéma français (voir son apologie de Gérard Depardieu dans Le Point, 05/01/24).

Pour lui, tout discours contestataire, surtout émanant des milieux artistiques, intellectuels et universitaires, est « radicalité », toute mobilisation est symptôme d’une « gauche mélenchonisée » et « biberonnées aux aides sociales » (Kamel Daoud, Le Point, 02/06/23). Et cela sans parler de ces éditos sur la destruction totale tant de la Palestine que du peuple palestinien qui, depuis le 7 octobre 2023, reprennent les outils idéologiques du criminel de guerre Benjamin Netanyahou (voir ses éditos dans Le Point datant du : 13/10 et 26/10/23 ; 17/05/24).

Sur l’éditorialiste réactionnaire du Point, l’aveuglement des médias et des élites culturelles françaises est atterrant. D’un homme qui, par le tribunal d’Oran, le 19 juin 2016, a été condamné à une peine d’un an d’emprisonnement et 20.000 dinars d’amende en sus des frais de justice pour le délit de « coups et blessures volontaires avec arme » portées à l’encontre de sa première épouse, et ce en application de l’article 266 du code pénal, on ne peut que dire qu’il aurait écrit, avec Houris, « le plus grand roman féministe de la rentrée » littéraire (dixit Frédéric Beigbeder), qu’il serait l’unique mâle algérien qui se battrait pour libérer tant les femmes algériennes qu’iraniennes de la domination des intégrismes religieux.

Sans grande surprise, cet éminent « défenseur des droits des femmes » n’aura aucun mot pour les Palestiniennes qu’on torture dans les prisons coloniales d’Israël, pour celles déchiquetées par les bombes tapissant Gaza depuis le mois d’octobre 2023.
Soutenons les prisonniers d’opinion

Cela étant dit, je rejette toute attitude campiste. Mon désaccord avec Boualem Sansal et Kamel Daoud est purement idéologique. Ils sont Algériens comme moi et je ne remettrais aucunement en cause leur droit à la libre expression et communication de leurs idées, de leurs livres.

Leur soumission volontaire aux idéologies des droites dures et extrêmes françaises n’est pas une « trahison nationale ». C’est le visage exposé au grand jour d’une partie des élites algériennes et binationales. D’aucuns se soumettent au Prince à Paris, d’autres le font à Alger. Les soumissions de ces deux « dissidents », ces deux « vigies de liberté », n’ont rien à envier à celles de Rachid Boudjedra et de Azzedine Mihoubi dont les œuvres respectent scrupuleusement l’hypernationalisme, victimaire et paranoïde, de leurs mécènes.

Ces trahisons des idéaux de l’émancipation sociale et politique sont une impasse, une énième défaite des célèbres figures intellectuelles algériennes. Mais aussi, regrettablement, une défaite des gauches françaises qui, curieusement, ne semblent toujours pas réussir à se départir d’une certaine « mystique du tiers-monde » (Maxime Rodinson, 1966).

Ces lignes sont un cri de colère. La colère d’être dépossédé, en tant qu’Algérien, sur les deux Rives, d’une subjectivité propre, d’une parole qui n’aspire qu’à briser les idoles de deux nationalismes agressifs qui feignent une risible « guerre des mémoires » pour mieux museler et étouffer tout souffle d’émancipation qui se refuse aux despotes de tout bord. L’Algérien qui parle d’émancipation et de dignité humaine est aujourd’hui « islamiste » et « collabo » à Paris, « traître » et « fils de la France » à Alger.

Ne faisons pas des obsessions d’une étroite élite franco-maghrébine une affaire d’État. Regardons l’Algérie empirique ; regardons la France empirique. Elles valent bien mieux que les rentes mémorielles avec lesquelles jonglent, honteusement, Paris et Alger.

Soutenons les prisonniers d’opinion, toutes et tous, inconditionnellement. Ceux du hirak et les autres. Nommons les évolutions politiques des uns et des autres, par-delà toute mentalité du tabou. Deux « écrivains » franco-algériens, l’un d’extrême droite, l’autre de droite dure, ne méritent aucunement la censure et la prison pour leurs opinions politiques, aussi compromises soient-elles avec le racisme et la nostalgie pour l’Algérie française.

Priver un être humain de sa liberté à cause d’un vil révisionnisme historique digne des fadaises idéelles d’Éric Zemmour et de Bernard Lugan est scandale. Et ma leçon est celle des poètes arabes de l’époque classique (VIIIe siècle), Jarir et Farazdaq : s’opposer à la laideur des idées par un verbe solide comme le roc.

* https://actualitte.com/article/120646/tribunes/sansal-et-daoud-derriere-la-dissidence-des-discours-reactionnaires