Quand la reconnaissance viole l’obligation de non-reconnaissance : Retour sur le soutien de la France à l’occupation de la dernière colonie d’Afrique
Hamza Hadj Cherif*, El Watan, 24-26 novembre 2024
Au moment où la Cour internationale de justice (CIJ) vient de réaffirmer, dans son avis consultatif historique sur la Palestine, le caractère impératif «du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» et l’opposabilité erga omnes de l’obligation de non-reconnaissance d’une situation née de violations graves de normes impératives du droit international, le président français a décidé de reconnaître le fait colonial imposé par le Maroc au Sahara occidental, en déclarant, dans une lettre adressée au roi Mohammed VI, à l’occasion du 25e anniversaire de son accession au trône, que «le présent et l’avenir du Sahara occidental s’inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine» et que le plan d’autonomie proposé par le Maroc en 2007 constitue désormais «la seule base» pour aboutir à une solution politique du conflit du Sahara occidental.
Un revirement hasardeux qui, au demeurant, vient contredire les prétentions de la France qui ne cesse de clamer son attachement au respect du droit international lorsqu’il s’agit d’autres situations qui, pourtant, au plan juridique sont similaires à celle du Sahara occidental.
En effet, et dans son exposé soumis à la CIJ en juillet 2023, dans le cadre de la procédure consultative portant sur les «conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans les territoires palestiniens occupés, y compris Jérusalem-est», la France, se référant à l’avis consultatif de 1975 sur le Sahara occidental, a affirmé que «c’est le respect de la volonté réelle et authentique du peuple considéré qui permet à l’autodétermination de s’exercer en tant que droit, dans les multiples déclinaisons qu’il peut connaître dans une situation donnée»(1).
La France a indiqué également dans son exposé que «le fait que l’occupation soit d’une durée particulièrement longue ne saurait, en tout état de cause, permettre de légitimer des prétentions d’annexion. Le passage du temps ne suffit pas, en matière d’acquisition de territoires par la force, à rendre licite une situation gravement illicite»(2), précisant que «dans les territoires palestiniens occupés, comme partout ailleurs, la France ne reconnaîtra jamais l’annexion illégale de territoires»(3).
Concernant la colonisation de peuplement, la France a rappelé que «le droit international interdit clairement la mise en œuvre, par la puissance occupante, de mesures qui seraient de nature à modifier la composition démographique du territoire considéré»(4), tout en soulignant qu’«il incombe encore à l’ensemble des états de ne pas aider au maintien d’une situation contraire au droit international et de faire respecter le droit international humanitaire»(5).
Manifestement, ce changement de position de la France s’explique, en partie, par l’ampleur des pressions lobbyistes soutenant les manœuvres marocaines visant à contourner la légalité internationale et légitimer son occupation illégale du Sahara occidental, aussi bien en amenant certains pays à déclarer explicitement ou implicitement leur reconnaissance de la prétendue souveraineté marocaine sur le Sahara occidental ou en exprimant leur soutien au plan d’autonomie proposé par le Maroc. Cette légitimation de l’occupation, pourtant condamnable, par certains États, à travers notamment l’ouverture de pseudo-représentations consulaires dans les territoires occupés ou par la participation à des activités officielles qui y sont organisées dénotent du mépris de ces derniers à l’égard du droit international et de ses normes fondamentales.
Au plan juridique, la décision de la France constitue, entre autres, un manquement flagrant à l’obligation de non-reconnaissance d’une situation illégale, créée suite à des violations graves de normes impératives (jus cogens), consacrée par les règles du droit international les plus établies en matière de responsabilité des etats. Une obligation réaffirmée à maintes reprises par la jurisprudence de la Cour internationale de justice. Il s’agit en particulier des principales normes impératives que le Maroc a violées par son occupation prolongée du territoire du Sahara occidental, à savoir le non-recours à la force, le droit à l’autodétermination et la prohibition de la colonisation de peuplement.
Cette position française est de fait une violation flagrante qui engage la responsabilité juridique internationale de cet Etat de même que celle de ses dirigeants, y compris la responsabilité pénale, en raison de crimes de guerre et de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire perpétrés par le Maroc au Sahara occidental, au premier rang desquels le crime de colonisation de peuplement, qui est interdit par le Statut de Rome et la Quatrième Convention de Genève.
En tout état de cause, la décision française ne pourra aucunement changer la destinée de la juste cause du Sahara occidental ni le statut juridique de cette dernière, comme ne l’ont, d’ailleurs, pas changé l’annonce de la reconnaissance de la prétendue souveraineté du Maroc sur ce territoire par l’administration Trump, le soutien du gouvernement espagnol au plan d’autonomie, l’ouverture de pseudo-consulats ni même les investissements étrangers dans ce territoire. Le Sahara occidental demeure un territoire non autonome et un territoire sous occupation, comme nous essaierons de l’expliquer et de l’analyser dans cette contribution basée sur des sources juridiques et des références documentées.
I- Le Sahara Occidental : un territoire non autonome sous protectorat espagnol depuis novembre 1884 (Pointier 2004 : 64), le Sahara occidental a été inscrit par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur la liste des territoires non autonomes en 1963 (6). L’Espagne a accepté en août 1974 le principe de l’autodétermination du peuple sahraoui (Pointier 2004 : 93).
Dans son avis consultatif rendu le 16 octobre 1975, la Cour internationale de justice a affirmé que «les éléments et renseignements portés à sa connaissance n’établiss(ai)ent l’existence d’aucun lien de souveraineté territoriale entre le territoire du Sahara occidental d’une part, le royaume du Maroc ou l’ensemble mauritanien d’autre part (…) de nature à modifier l’application de la résolution 1514 (7) quant à la décolonisation du Sahara occidental et en particulier l’application du principe d’autodétermination grâce à l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire».(8)
L’Accord de Madrid, conclu le 14 novembre 1975 par l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie, qui portait sur l’instauration d’une administration temporaire dans le territoire, en remplacement de l’administration espagnole qui devrait prendre définitivement fin avant le 28 février 1976(9), «ne prévoyait pas de transfert de souveraineté sur le territoire ni ne conférait à aucun des signataires le statut de puissance administrante, statut que l’Espagne ne pouvait d’ailleurs unilatéralement transférer».(10) Le transfert des pouvoirs administratifs au Maroc et à la Mauritanie en 1975 n’a donc pas eu «d’incidence sur le statut du Sahara occidental en tant que territoire non autonome».(11)
Une grande partie du Sahara occidental a été occupée par les troupes marocaines et mauritaniennes dès le 27 novembre 1975, suite à des affrontements violents avec le Front Polisario (Bontems 1984: 151). La partie du territoire du Sahara occidental évacuée par les forces mauritaniennes, suite à l’accord de paix conclu avec le Front Polisario le 9 août 1979, a été immédiatement occupée par le Maroc. Il s’en est suivi une ferme condamnation de l’Assemblée générale dans sa résolution 34/37 (1979) du 21 novembre 1979, qui recommandait par ailleurs que le Front Polisario, «représentant du peuple du Sahara occidental», devrait participer pleinement à toute recherche d’une solution politique juste, durable et définitive de la question du Sahara occidental (12).
Après des négociations sous l’égide de l’OUA et de l’ONU, le Maroc et le Front Polisario ont accepté, le 30 août 1988, un plan de règlement(13), qui prévoyait l’instauration d’un cessez-le-feu et l’organisation par l’ONU d’un référendum d’autodétermination au profit du peuple sahraoui. Cependant, la détermination de l’électorat concerné par ce référendum s’est heurtée à de nombreuses entraves et la commission d’identification n’a pu achever son travail que le 17 janvier 2000 (14), en recensant 86 386 personnes habilitées à voter sur un ensemble de 198 469 requérants interrogés. Contestant ces résultats, le Maroc a introduit 131 038 recours à partir du 11 février 2000, avant de décider de ne plus poursuivre le processus de mise en œuvre du plan de règlement, en arguant son «inapplicabilité»(15). Par conséquent, le plan de règlement a été mis depuis en «veilleuse»(16).
Comme le peuple sahraoui n’a – à ce jour – pas pu exercer son droit à l’autodétermination, le Sahara occidental est toujours considéré par les Nations unies comme un territoire non autonome. Ce statut de territoire non autonome a été réaffirmé, entre autres, par la Cour de justice de l’Union européenne, qui avait mis en exergue le statut «séparé et distinct» qui en découle afin de démontrer la non-applicabilité des accords économiques conclus entre le Maroc et l’Union européenne au territoire du Sahara occidental (17).
De plus, et bien que l’Espagne se considère, depuis le 26 février 1976, déchargée de toute responsabilité et engagement international liés à l’administration du Sahara occidental, elle conserve toujours, en vertu du droit international, sa qualité de puissance administrante du territoire. Cette qualité de puissance administrante de jure est reconnue aussi bien par les Nations unies (18) que par les juridictions espagnoles (19).
En effet, le Ministerio Fiscal (ministère public espagnol) ainsi que l’Audiencia Nacional (Cour centrale espagnole) ont affirmé en 2014 que l’Espagne demeure toujours la puissance administrante du Sahara occidental qui, en tant que telle, maintient, jusqu’à la fin de la période de décolonisation, les obligations découlant des articles 73 et 74 de la Charte des Nations unies, au sein desquelles figure la protection, y compris la protection juridictionnelle, de ses citoyens contre tout abus (20).
Il y a lieu de souligner que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été consacré par la Charte des Nations unies. Le deuxième but de l’ONU, inscrit à l’article premier de la Charte, est de «développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix dans le monde». Plus loin, à l’article 55, le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes a été érigé comme base des relations pacifiques et amicales entre les nations.
Dans son avis consultatif sur le Sahara occidental, la CIJ a souligné que «(c)es dispositions intéressent directement et particulièrement les territoires non autonomes que vise le chapitre XI de la Charte».(20) Dans son avis consultatif du 21 juin 1971 sur le Sud-Ouest africain, la Cour a également précisé que «l’évolution ultérieure du droit international à l’égard des territoires non autonomes, tel qu’il est consacré par la Charte des Nations unies, a fait de l’autodétermination un principe applicable à tous ces territoires».(21)
Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été canalisé au profit de la décolonisation à travers plusieurs résolutions pertinentes de l’Assemblée générale. Parmi lesquelles l’on citera la Résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960, intitulée «Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux» ; la Résolution 1541 (XV) du 15 décembre 1960 qui avait fixé les modalités d’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; et la Résolution 2625(XXV) du 24 octobre 1970, intitulée «Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les états conformément à la Charte des Nations unies».
Ces résolutions «présentent sans doute un caractère incontournable, parce qu’elles ont été à peu près unanimement saluées comme les archétypes de textes dont l’adoption présentait une signification sur les plans à la fois juridique et politique, révélée et confirmée par une pratique subséquente, prenant expressément appui sur leurs dispositions».(22)
L’appartenance du droit à l’autodétermination au jus cogens est affirmée par la doctrine majoritaire. Certains auteurs considèrent que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas seulement une norme impérative, mais que c’est un principe qui a largement contribué à l’inclusion de la notion de jus cogens dans la Convention de Vienne sur le droit des traités (Christakis 1999 : 28) (Cassese 1995 : 136). Selon d’autres juristes, l’autodétermination est devenue, avec le temps, «un principe primaire, d’où découlent les autres principes qui régissent la société internationale. Ce principe fait partie du jus cogens». (23) .
Dans son opinion individuelle jointe à l’arrêt de la Barcelona Traction, le juge Ammoun a affirmé que «le principe d’égalité et celui de la non-discrimination raciale qui en découle […] constituent tous deux, autant que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, des règles impératives de droit».()
De même, la CIJ a considéré, dans son avis consultatif sur les «conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est» qu’«en cas d’occupation étrangère comme celle dont il est question en la présente espèce, le droit à l’autodétermination constitue une norme impérative de droit international».()
II- Le Sahara Occidental : un territoire occupé suite à un emploi illicite de la force
L’utilisation de la force armée par le Maroc à partir du 27 novembre 1975 pour occuper le Sahara occidental s’est faite en violation incontestable de l’article 2.4 de la Charte des Nations unies qui interdit aux Etats «de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies». En effet, l’un des principaux buts des Nations unies est de développer des relations amicales fondées sur «le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes».() Il se trouve, justement, que l’emploi de la force par le Maroc a empêché le peuple du Sahara occidental d’exercer son droit à l’autodétermination.
Selon le professeur André N’kolombua, il ressort de la lecture jumelée des articles 2.4 et 1.2 de la Charte des Nations unies l’obligation qui incombe aux Etats de «s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre un peuple revendiquant l’exercice de son droit à disposer de lui-même». (N’kolombua 1984 : 457)
Cette affirmation trouve une base complémentaire dans la «déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations unies» du 24 octobre 1970, qui est reconnue universellement comme reflétant le droit coutumier en la matière. Cette déclaration stipule que «tout Etat a le devoir de s’abstenir de recourir à toute mesure de coercition qui priverait de leur droit à l’autodétermination, à la liberté et à l’indépendance les peuples mentionnés dans la formulation du principe de l’égalité de droits et de leur droit à disposer d’eux-mêmes».()
La déclaration stipule également que «nulle acquisition territoriale obtenue par la menace ou l’emploi de la force ne sera reconnue comme légale». () Cette dernière disposition est pertinente dans la mesure où le Maroc considère que le Sahara occidental fait partie de son propre territoire.
L’Accord de Madrid ne pourrait donc pas constituer un argument légal pour l’usage de la force par le Maroc, car le statut de l’Espagne, en tant que puissance administrante du Sahara occidental, ne lui permettait pas d’autoriser, ni expressément ni implicitement, un autre pays à contrôler le territoire par l’emploi de la force pour empêcher son peuple à exercer son droit à disposer de lui-même.
Il y a lieu de noter que la Commission du droit international a affirmé depuis 1966 que «le droit de la Charte concernant l’interdiction de l’emploi de la force constitue en soi un exemple frappant d’une règle de jus cogens».() La CDI a réaffirmé sa position lors des travaux relatifs à la Convention de Vienne de 1986() ainsi que dans son rapport sur le projet d’articles sur la responsabilité des Etats().
De même, le caractère impératif du non-recours à la force est cité dans l’arrêt de la CIJ relatif aux activités militaires et paramilitaires au Nicaragua(), ainsi que dans les opinions individuelles et dissidentes de certains juges dans d’autres affaires().
III- Le Sahara Occidental : un territoire sous occupation
Le Sahara occidental est considéré, en vertu du jus in bello(), comme un territoire sous régime d’occupation. L’article 1.4 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, considère comme conflits internationaux «les conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes».() De même, l’article 96.3 dispose que «l’autorité représentant un peuple engagé contre une haute partie contractante dans un conflit armé du caractère mentionné à l’article premier, paragraphe 4, peut s’engager à appliquer les Conventions et le présent Protocole relativement à ce conflit en adressant une déclaration unilatérale au dépositaire…».
Si le Maroc était une partie contractante du Protocole additionnel I au moment du conflit armé qui a conduit au contrôle du Sahara occidental, le Front Polisario aurait pu lui aussi devenir une haute partie contractante aux Conventions et au Protocole conformément à l’article 96.3 susmentionné. Or, le Maroc n’a ratifié le Protocole additionnel I qu’en date du 3 juin 2011, ouvrant ainsi la possibilité au Front Polisario de faire, à partir de six mois après, la déclaration unilatérale prévue par l’article 96.3. Le Front Polisario, en sa qualité d’autorité représentant un peuple engagé dans une guerre d’autodétermination contre une haute partie contractante au Protocole, a finalement adressé au dépositaire, le 21 juin 2015, une déclaration en vertu de laquelle il s’engageait à appliquer les Conventions de Genève et le Protocole additionnel I.
Par ailleurs et selon le CICR, la reconnaissance progressive, en droit international, de la nature internationale des conflits armés menés pour exercer le droit à l’autodétermination a conduit, antérieurement au Protocole I, à voir dans l’article 2.3 commun aux Conventions de Genève une possibilité d’acceptation des Conventions ouvertes aussi aux mouvements de libération nationale.() A titre d’exemple, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) a ratifié les Conventions de Genève en date du 20 juin 1960, soit deux ans avant l’indépendance du pays.
A cet égard, il convient de rappeler que le Maroc et la Mauritanie ont adhéré aux Conventions de Genève respectivement les 26 juillet 1956 et 30 octobre 1962 et que le Front Polisario s’est engagé en 1975 à appliquer ces Conventions à l’occasion du conflit armé qui l’opposait à ces deux pays.() Par conséquent, il est juste d’affirmer que les Conventions de Genève de 1949 étaient applicables de jure au conflit armé qui a opposé le Front Polisario à la Mauritanie et au Maroc et demeurent ainsi applicables à l’occupation de la grande partie du territoire du Sahara occidental par le Maroc.
Les Conventions de Genève étaient applicables à la guerre du Sahara occidental également en vertu du droit international coutumier, au même titre que le Règlement de La Haye de 1907, dans la mesure où il s’agissait d’un conflit armé international. En 1952 déjà, le CICR a précisé dans son commentaire que «les Conventions [de Genève devaient] être considérées comme la codification de règles généralement admises».() De même, la CIJ a réaffirmé, à plusieurs reprises, que les règles fondamentales qu’expriment «la Convention IV de La Haye et les Conventions de Genève […] constituent des principes intransgressibles du droit international coutumier».()
Peut s’appliquer, ainsi, de toute évidence, au conflit du Sahara occidental l’article 42 du Règlement de La Haye, stipulant qu’«un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer», pour en déduire que la partie du Sahara occidental sous contrôle marocain est considérée en vertu du jus in bello comme un territoire sous régime d’occupation, et que le Maroc a, par conséquent, le statut d’une puissance occupante vis-à-vis du territoire du Sahara occidental.
La détermination du statut juridique du Sahara occidental doit reposer sur toutes les branches du droit international applicables en la matière, à savoir le droit à l’autodétermination, le jus ad bellum et le jus in bello. Par conséquent, il est possible de conclure que le Sahara occidental est un territoire non autonome, placé sous occupation marocaine suite à un emploi illégal de la force.
Même si l’ONU se focalise beaucoup plus dans son examen de la question du Sahara occidental sur son statut de territoire non autonome, le terme «occupation» a été utilisé à maintes reprises pour désigner la présence marocaine. Dans sa résolution 34/37 du 21 novembre 1979, l’Assemblée générale a ainsi déploré «l’aggravation de la situation découlant de la persistance de l’occupation du Sahara occidental par le Maroc et de l’extension de cette occupation au territoire récemment évacué par la Mauritanie».
Plus récemment, lors d’une visite effectuée en mars 2016 dans la partie du Sahara occidental contrôlée par le Front Polisario et dans les camps de réfugiés sahraouis à Tindouf, Ban Ki-moon – alors secrétaire général de l’ONU – a utilisé le terme «occupation» pour qualifier la présence marocaine dans le territoire du Sahara occidental.()
L’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne a souligné, dans ses conclusions présentées le 10 janvier 2018, que «l’existence d’une occupation marocaine au Sahara occidental est largement reconnue».()
De même, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a relevé, dans son arrêt du 22 septembre 2022, que «l’ONU et l’UA reconnaissent la situation de la RASD comme une situation d’occupation et considèrent le territoire de celle-ci comme l’un des territoires dont le processus de décolonisation n’est pas encore totalement achevé»,() ajoutant que «l’occupation continue de la RASD par le Maroc est incompatible avec le droit à l’autodétermination du peuple de la RASD».()
IV- Sahara Occidental et colonisation de peuplement
Dans le cas du Sahara occidental, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le droit international humanitaire sont étroitement liés, au point que toute violation de l’un a des répercussions sur l’autre. Ce constat est illustré par le transfert des citoyens marocains vers le Sahara occidental. En effet, le Maroc a procédé dès 1976 à une politique de colonisation de peuplement au Sahara occidental. Cette politique s’est accentuée en 1991, en prévision de l’organisation du référendum d’autodétermination, lorsqu’environ 170 000 citoyens marocains (Kontorovich 2017 : 24) ont été «‘envoyés’, ‘invités’ ou ‘incités’ (par des mesures fiscales, salariales, etc.) à venir dans les ‘provinces du Sud’ afin de modifier la structure démographique du territoire». (De Saint Maurice 2000 : 10)
D’après le professeur Eugene Kontorovich, le gouvernement marocain a consacré, durant trois décennies, environ 2,4 milliards de dollars américains à l’infrastructure de base du Sahara occidental, tout en accordant des avantages colossaux aux colons marocains : des salaires doublés par rapport à leurs concitoyens résidant au Maroc, priorité d’emploi, des participations majoritaires dans les sociétés de pêche, des logements gratuits ou à faible coût, des subventions aux produits de base (nourriture et carburant) et des exemptions fiscales. (Kontorovich 2017 : 24)
Le professeur Kontorovich estime que le Maroc s’est engagé dans l’un des plus importants projets de colonisation de peuplement dans le monde. (Kontorovich 2017: 23-24)
Cette politique, qui constitue une violation grave d’une norme impérative du droit international humanitaire, a conduit à l’échec du plan de règlement onusien et, de ce fait, entravé l’exercice par le peuple du Sahara occidental de son droit à l’autodétermination. Déjà, en décembre 1991, Johannes Manz, représentant spécial de l’ONU au Sahara occidental, a souligné que «le transfert de personnes non identifiées à l’intérieur du territoire, appelé ‘seconde marche verte’, constitue… une entorse à l’esprit si ce n’est à la lettre du plan de paix». (De Froberville 1992)
De plus, il convient de souligner que l’interdiction de la colonisation de peuplement a été confortée, de fait, par l’avis consultatif sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé. En effet, cet avis a reconnu implicitement (Hadj Cherif 2018 : 152) le caractère impératif de certaines normes du droit international humanitaire, dont l’interdiction de la colonisation de peuplement, en leur appliquant le régime relatif aux conséquences particulières d’une violation grave d’une obligation découlant de normes impératives consacré par l’article 41 du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite.
Il se confirme ainsi que l’occupation continue du Sahara occidental par le Maroc est donc une situation créée par une violation grave de trois normes impératives du droit international, à savoir le non-recours à la force, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la norme du jus in bello interdisant la colonisation de peuplement.
V- Affirmation de l’obligation de non-reconnaissance en droit international contemporain
L’obligation de non-reconnaissance d’une situation créée par une violation grave de normes impératives, consacrée par le droit international coutumier, est rappelée à l’article 41.2 du projet d’articles sur la responsabilité des Etats pour fait internationalement illicite, qui dispose qu’«aucun Etat ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave au sens de l’article 40, ni prêter aide ou assistance au maintien de cette situation».
En effet, le principe de non-reconnaissance a subi, notamment après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs applications pratiques qui seront illustrées ci-après.
L’exemple le plus connu de l’application du principe de non-reconnaissance a eu lieu à propos de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie.
En effet, le Conseil de sécurité de l’ONU a demandé, dans sa résolution 276 du 30 janvier 1970, «à tous les Etats, en particulier ceux qui ont des intérêts économiques et autres en Namibie, de s’abstenir de toutes relations avec le gouvernement sud-africain».()
Dans son avis consultatif sur les conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie, la CIJ a reconnu la juridicité du principe de non-reconnaissance, en soulignant que «les Etats membres des Nations unies ont l’obligation de reconnaître l’illégalité de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie». ()
Ainsi, bien que la résolution 276 ait été prise par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VI, la CIJ a précisé que les Etats ont l’obligation et non pas la faculté de reconnaître l’illégalité de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie.
Le principe de non-reconnaissance a été appliqué également par les Etats tiers à propos de la création en Afrique du Sud de certaines régions autonomes réservées aux Noirs, dites «Bantoustans»(), considérée comme une pratique de discrimination raciale.
Outre les situations créées en violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou par une pratique de discrimination raciale, la non-reconnaissance a été, également, appliquée face aux situations créées par une violation du principe de non-recours à la force.
La première consécration du principe de non-reconnaissance liée au non-recours à la force est intervenue à propos de la proclamation, le 15 novembre 1983, de la «République turque de Chypre du Nord». A cet égard, le Conseil de sécurité a demandé «à tous les Etats de ne pas reconnaître d’autre Etat chypriote que la République de Chypre».() La non-reconnaissance de la RTCN a été confortée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Loizidou.()
Le deuxième cas est intervenu suite à l’invasion du Koweït par les forces irakiennes, le 2 août 1990, lorsque le Conseil de sécurité a déclaré que «l’annexion du Koweït par l’Irak, quels qu’en soient la forme et le prétexte, n’a[vait] aucun fondement juridique et [était] nulle et non avenue», en demandant «à tous les Etats, organisations internationales et institutions spécialisées de ne pas reconnaître cette annexion, et de s’abstenir de toute mesure et de tout contact qui pourraient être interprétés comme une reconnaissance implicite de l’annexion».()
La CIJ a, elle aussi, appliqué, dans son avis consultatif relatif aux conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé, le principe de non-reconnaissance à des situations créées par la violation de certaines normes du droit international humanitaire, dont la règle interdisant la colonisation de peuplement.()
Cette position a été réaffirmée par l’avis consultatif du 19 juillet 2024 portant sur les «conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est». A la lumière de ce qui précède, l’affirmation de l’obligation de non-reconnaissance en droit international contemporain est incontestable. Dans la plupart des cas, «le principe a été appliqué par les Etats en l’absence de toute résolution du Conseil de sécurité. Dans d’autres cas, les Etats ont respecté le principe sans pour autant considérer que les résolutions de l’Assemblée générale ou du Conseil avaient une valeur obligatoire ou que le langage utilisé par ces organes («fait appel», «prie», etc.) avait un caractère péremptoire». (Christakis 2005 : 142)
Selon le professeur Theodore Christakis, «l’obligation de non-reconnaissance n’impose pas simplement un comportement symbolique aux Etats. Elle impose une véritable obligation d’isolation, soit du régime nouveau mis en place à la suite de l’acte illicite (cas, par exemple, de la Mandchourie, de la Rhodésie, de la «République turque de Chypre du Nord» ou des «Bantoustans»), soit de l’autorité de fait exercée illégalement par un régime préexistant sur un territoire (exemple de la Namibie, du Koweït, ou d’une annexion quelconque). Les Etats tiers ont ainsi une obligation de ne rien faire qui pourrait être interprétée comme une reconnaissance implicite de la prétention, du statut ou de l’autorité mis en place par une violation du jus cogens. (Christakis 2005: 146-147)
VI- Incompatibilité de la position française avec l’obligation de non-reconnaissance
Alors que le droit international impose à la France et aux autres membres de la communauté internationale l’obligation de ne pas reconnaître l’occupation illégale du Sahara occidental par le Maroc, qui constitue une situation créée par une violation grave de trois normes impératives, Paris a décidé de faire exactement le contraire en procédant à la reconnaissance de la prétendue souveraineté du Maroc sur le territoire.
Au-delà de cette reconnaissance explicite par la France, qui constitue une violation flagrante de l’obligation de non-reconnaissance, cette obligation implique également de s’abstenir de tout acte ou entreprise pouvant être interprété comme une reconnaissance implicite de l’occupation illégale.
Dans son arrêt du 22 septembre 2022, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a affirmé que «le droit à l’autodétermination impose aux Etats parties des obligations positives et négatives», tout en précisant que «les obligations négatives impliquent le devoir de respecter le droit, c’est-à-dire de s’abstenir de commettre des actes ou de prendre des mesures qui empêchent les personnes de jouir pleinement de leur droit à l’autodétermination».()
D’après la jurisprudence de la CIJ, l’obligation de non-reconnaissance engendre tout d’abord une obligation subsidiaire de ne pas établir des relations conventionnelles. Dans son avis consultatif de 1971, la Cour a souligné que «les Etats membres sont tenus de ne pas établir avec l’Afrique du Sud des relations conventionnelles dans tous les cas où le gouvernement sud-africain prétendrait agir au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne».()
Cette affirmation est en concordance avec la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne concernant la non-applicabilité des accords économiques conclus entre le Maroc et l’Union européenne au territoire du Sahara occidental.
La Cour avait, en effet, souligné que «l’accord de libéralisation doit toutefois être interprété, conformément aux règles pertinentes de droit international applicables dans les relations entre l’Union et le royaume du Maroc, en ce sens qu’il ne s’applique pas au territoire du Sahara occidental»() et que «l’accord de partenariat [dans le domaine de la pêche] et le protocole de 2013 doivent être interprétés conformément aux règles de droit international qui lient l’Union et qui sont applicables dans les relations entre celle-ci et le royaume du Maroc, en ce sens que, tout comme le territoire du Sahara occidental, les eaux adjacentes à ce territoire ne relèvent pas du champ d’application territorial respectif de cet accord et de ce protocole».()
Par conséquent, la France devait non seulement s’abstenir de déclarer une reconnaissance expresse de la prétendue souveraineté marocaine, mais elle est également tenue par l’obligation de ne pas étendre, de jure ou de facto, l’applicabilité des accords conclus avec le Maroc au territoire du Sahara occidental.
La deuxième obligation subsidiaire issue de l’obligation de non-reconnaissance consiste à ne pas accréditer des missions diplomatiques et consulaires.
En effet, dans le même avis de 1971, la CIJ a souligné que «les Etats membres doivent s’abstenir d’accréditer auprès de l’Afrique du Sud des missions diplomatiques ou des missions spéciales dont la juridiction s’étendrait au territoire de la Namibie. Ils doivent en outre s’abstenir d’envoyer des agents consulaires en Namibie et rappeler ceux qui s’y trouvent déjà. Ils doivent également signifier aux autorités sud-africaines qu’en entretenant des relations diplomatiques ou consulaires avec l’Afrique du Sud, ils n’entendent pas reconnaître par là son autorité sur la Namibie».()
Par conséquent, la France et les autres membres de la communauté internationale doivent s’abstenir de toute ouverture de postes consulaires au Sahara occidental, étant donné que l’occupation marocaine constitue une situation créée suite à une violation grave de normes impératives du droit international.
La troisième obligation subsidiaire consiste à ne pas entretenir des relations économiques avec la puissance occupante. A cet égard, la CIJ a souligné que «[l]es restrictions qu’implique la non-reconnaissance de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie […] imposent aux Etats membres l’obligation de ne pas entretenir avec l’Afrique du Sud agissant au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne des rapports ou des relations à caractère économique ou autre qui seraient de nature à affermir l’autorité de 1’Afrique du Sud dans le territoire».()
Il en résulte que les activités économiques menées ou encouragées par la France au Sahara occidental sont tout simplement illégales et en violation de l’obligation de non-reconnaissance.
Conclusion
L’occupation et l’annexion du Sahara occidental par le Maroc constituent une situation découlant de la violation grave de trois normes impératives du droit international, à savoir le non-recours à la force, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la norme du jus in bello prohibant la colonisation de peuplement.
Par conséquent, la reconnaissance par la France de la prétendue souveraineté marocaine sur le territoire du Sahara occidental constitue un manquement flagrant à l’obligation de non-reconnaissance d’une situation créée par la violation desdites normes impératives.
De même, l’extension de l’applicabilité des accords signés avec le Maroc au Sahara occidental, l’intensification des activités économiques, ainsi que l’éventuelle ouverture d’une représentation consulaire dans ce territoire constituent également une sérieuse violation par la France de l’obligation de non-reconnaissance.
- Hamza Hadj Cherif , Chercheur en droit international, diplômé d’un doctorat en droit de l’Université de Bordeaux