L’exploitation du gaz de schiste: un débat mal engagé
par Mourad Benachenhou, Le Quotidien d’Oran, 26 juin 2014
Bien trop souvent, les débats publics sur des sujets cruciaux pour l’avenir du pays, si ce n’est de la nation, sont transformés en de simples slogans répétés ad libitum.
Des débats aussi vifs que confus !
Et ceux – et ils constituent la majorité – qui suivent passivement l’échange d’arguments entre « experts » ne comprennent pas exactement en quoi leur futur ou celui de leurs proches, peut être en jeu dans ces débats. Il est vrai que ces débats soulèvent des problèmes complexes, dont les solutions, lorsqu’elles existent, ne vont pas de soi. A cette complexité s’ajoute une volonté plus ou moins consciente de la part de ceux qui soulèvent ces problèmes de ne pas en révéler le fond, soit parce que leurs propres intérêts matériels et moraux y sont engagés, soit parce qu’ils veulent limiter les questions agitées aux domaines qu’ils maîtrisent, soit simplement parce qu’ils visent seulement à manipuler l’opinion publique, en détournant son attention de problèmes brûlants plus proches des soucis quotidiens des uns et des autres, et pour lesquels les solutions existent, mais ne sont pas du goût de certains milieux.
La rente tirée du débat sur l’économie de la rente
Dans cette liste de sujets qui agitent les esprits bien formés, l’orientation rentière de l’économie algérienne occupe une place centrale. Il n’est nullement besoin de se prévaloir d’une formation spécialisée dans le domaine économique pour qualifier, à juste titre, l’économie algérienne d’économie rentière, qui tire toutes ses richesses d’une seule ressource naturelle : les hydrocarbures, sous toutes leurs formes, brute ou raffinée. Les recettes d’exportation, tout comme les réserves de change qu’elles produisent, trouvent leur source dans un accident géologique qui ne doit rien au génie de l’homme, et leur valorisation dans des innovations technologiques auxquelles la population du pays n’a pas contribuée dans le passé, et auxquelles elle ne contribue pas également dans ces temps présents. Le sujet est bien circonscrit, car il a fait l’objet de moult réflexions, tant dans les milieux académiques que politiques et, évidemment, médiatiques. Le problème est que le débat sur ce thème apparaît de plus en plus surfait et stérile avec le temps, car on en est resté au niveau de constatations mille fois répétées et qu’on n’a pas abordées avec solutions à l’appui, la question centrale de la sortie de cette dépendance rentière de l’économie et de la société algérienne dans son ensemble. Et les propositions faites par les uns et les autres, ou les actions menées par les autorités publiques, relèvent plus du bricolage ou de la manipulation médiatique que de l’avancement de politiques, aux conséquences économiques et sociales coûteuses dans l’immédiat, mais seules à extraire l’Algérie du piège de la rente.
Le gaz de schiste : un débat mal posé
La politique d’exploitation du gaz de schiste, au-delà des divergences qu’elle a laissé pointer entre partisans et opposants, ne change pas les données du débat sur les orientations économiques du pays toujours dominées par la rente en provenance des hydrocarbures.
En fait, la décision politique prise de remédier aux perspectives de réduction de la production « classique » des hydrocarbures par l’exploitation controversée des gaz de schistes, est en droite logique de l’économie de rente, dont la perpétuation est un impératif de survie, tant pour les gouvernants que pour les gouvernés. Aussi pertinents qu’ils soient, tous les arguments échangés en faveur ou contre cette nouvelle donne technologique, qui permet de tirer plus de gaz du sous-sol algérien, ne modifient pas le fondement du débat sur les perspectives économiques, sociales, et, évidemment, politiques du pays.
Qu’on en fasse un sujet dont la discussion doit être réservée exclusivement aux spécialistes du domaine, ou qu’on en élargisse la participation à ceux qui soulèvent des arguments écologiques, il n’en demeure pas moins que la question finale est de savoir s’il y a des perspectives envisageables et réalistes permettant à l’Algérie de sortir de sa dépendance à l’égard de la rente pétrolière.
Si ces perspectives n’existent pas dans un futur humainement proche, le réalisme veut que l’on adopte une politique de substitution de techniques nouvelles aux techniques traditionnelles d’exploitation des hydrocarbures, qui commencent à montrer leurs limites.
Des échanges d’arguments qui effleurent le vrai débat
La question qui se pose n’est pas de savoir s’il est bon, économiquement – ou en termes de protection de l’environnement ou des ressources hydriques que renferme le sous-sol du pays, – de se lancer dans l’exploitation des gaz de schiste, mais de savoir si, dans les circonstances actuelles, l’Algérie peut choisir une voie qui la libère enfin de l’addiction à la rente pétrolière. Et dans ce dernier cas, l’exploitation du gaz de schiste perd, en partie, toute raison d’être. L’échange d’arguments pour ou contre cette politique ne change rien aux données réelles du problème qui peut se résumer ainsi : quelles activités de production de biens ou services suffisamment créatrice de richesse peuvent remplacer les hydrocarbures dans les années à venir ?
Il s’agit de prouver que l’Algérie peut, dans les dix années à venir, changer sa structure économique au point où, non seulement, elle diversifie ses productions de biens et services pour couvrir le manque à gagner que causerait une chute de la production ou des prix des hydrocarbures, mais également où les exportations hors hydrocarbures donnent le même montant en devises que celui provenant actuellement de cette ressource du sous-sol.
Ce n’est pas seulement une affaire d’Etat
Bien qu’elles contrôlent, sans partage, la gestion de la rente et qu’elles en tirent leur légitimité politique, les autorités publiques – il faut le reconnaître et le souligner – ne contrôlent pas tous les aspects du débat ni ne maîtrisent toutes les solutions du problème, quoi qu’il puisse paraître.
La preuve en est que beaucoup critiquent la politique de redistribution de la rente pétrolière, que ce soit parmi les milieux d’affaires, ou parmi ceux qui font leur gagne-pain de leur participation aux débats économiques.
Qui tire le plus profit de la rente ?
Mais peu parmi ces acteurs de « la société civile » sont disposés à renoncer à leur part dans cette distribution. Il serait difficile de trouver un seul exemple d’un homme d’affaires – nouveau ou ayant pignon sur rue depuis des décades – qui ne tire pas la plus grosse partie de sa richesse de ses opérations d’importations,- à quatre-vingt-dix-huit pour cent en provenance de la rente pétrolière- même s’il se réclame – à quel titre ? – de l’exemple coréen des conglomérats qui, eux, vivent et prospèrent de l’innovation et de la production manufacturière authentique. Il n’y a aucun membre de cette nouvelle – ou de l’ancienne – classe de riches qui ne doive sa fortune – acquise ou accrue – à la rente pétrolière. Et jusqu’à présent, on n’en a vu aucun déclarer qu’il renonce à continuer à accumuler des richesses qui trouvent leur source, non dans la création ou la créativité de leurs possesseurs, mais seulement dans les multiples canaux ouverts par la redistribution de la rente pétrolière.
On en entend beaucoup attaquer cette économie de rente, et même certains se poser en victimes de cette rente, mais, jusqu’à présent, aucun d’entre eux n’a décidé de renoncer, ne serait-ce que marginalement, à la sécurité du profit que donnent les activités d’importation. Il n’y a plus un seul produit national, y compris les limonades, les produits de conserve et de transformation alimentaire et les produits cosmétiques, dont les profits tirés ne se sont pas accrus grâce à l’importation de matières premières, pourtant exploitables et disponibles dans le pays à peu de frais.
On veut bien prendre le risque de critiquer la politique économique rentière des autorités publiques, mais on refuse de prendre les risques qu’implique l’esprit d’entreprise, en développant les ressources locales hors hydrocarbures.
Tout en essayant d’augmenter sa part dans la distribution de la rente pétrolière, on exploite l’enrichissement qu’on en a tiré, et l’influence sociétale qu’il crée, pour se poser en donneur de leçons d’entreprenariat et de bonne gouvernance économique. La bonne foi n’est, hélas ! pas en proportion directe de la prospérité économique.
Et, apparemment, plus on tire profit de la rente, au point d’acheter des sociétés étrangères en faillite grâce à l’argent tiré de cette rente, plus on a de sujet de se plaindre, parce qu’on estime qu’on n’a pas eu la part qu’on mérite des barils de pétroles exportés, et qu’on veut un plus grand quota de ces barils !
En conclusion
Malgré la pertinence des arguments échangés en faveur ou contre l’exploitation du gaz de schiste, le vrai débat, constamment abordé, mais mal traité, demeure celui des politiques économiques à adopter pour sortir le pays de sa dépendance extrême à l’égard des ressources en hydrocarbure. Tant que ce débat, malgré son intensité et la durée de temps sur lequel il s’est étendu et la diversité professionnelle de ceux qui l’animent, n’est pas sorti de l’échange d’arguments pour déboucher sur une politique délibérée de diversification de l’économie,- ce qui est loin d’être le cas, même en filigrane ! – la politique d’exploitation des gaz de schiste demeure la seule bonne option viable dans un avenir humainement proche, au vu des perspectives peu favorables d’exploitation classique des ressources en hydrocarbures.
La solution à cette impasse ne réside pas seulement dans la politique gouvernementale, même si l’on doit souligner que la gestion comme la distribution de la rente est dominée par ses propres orientations.
Les hommes d’affaires qui se sont enrichis grâce à cette rente, et dont certains se présentent comme des victimes de cette rente, dont ils ont pourtant tirée toute leur richesse et leur pouvoir politique actuel, devraient donner les preuves de leur esprit d’entreprise en renonçant à surexploiter les retombées de la rente au profit exclusif de leurs propres intérêts. C’est grâce à cette rente qu’ils ont pu étendre leurs activités à l’étranger en acquérant des actifs, mêmes s’ils sont grevés de lourdes dettes. Il est temps pour eux, en contribuant à l’exploitation des ressources naturelles et humaines algériennes hors hydrocarbures, que leur modèle est celui des conglomérats coréens, au lieu de pleurnicher sur les malheurs qui accompagnent leur accumulation de richesse sans limites grâce à cette rente ; parler avec la bouche pleine n’est ni poli, ni une marque de bonne foi !