Où est l’Algérie?
Khaled Satour, Contredit, 30 octobre 2023
Il y a 60 ans, Mohammed Boudiaf se demandait « où va l’Algérie ». On serait fondé à se demander aujourd’hui « où est l’Algérie ». Alors qu’un événement aussi majeur que la nakba de 1948 menace la Palestine, l’invisibilité et le silence de l’Algérie font tache dans l’effervescence que la guerre d’extermination d’Israël à Gaza suscite dans le monde entier.
L’Algérie officielle vaque à ses taches routinières de répression de toutes les voix qui la contestent. Orchestrant selon ses caprices les aléas de la roulette russe qu’est devenue la justice du pays, le régime a décidé ce 26 octobre que le chercheur Raouf Farrah et Mountaha Habes, seraient libérés par la cour de Constantine mais pas le journaliste Mustapha Bendjamaâ, poursuivi dans la même procédure[1].
Une semaine plus tôt, il mettait fin aux espoirs d’Ihsane El Kadi de voir casser par la cour suprême l’arrêt confirmatif en appel de juin dernier le condamnant à 7 ans de prison[2]. La haute juridiction, qui a en réalité largement prouvé, en 60 ans d’existence, que son prestige était usurpé, n’a pas hésité à soutenir un verdict d’une telle cruauté qui équivaut à briser la vie d’un homme dont le seul tort est d’avoir décidé de demeurer, jusqu’au bout de sa longue carrière de journaliste, fidèle à son franc-parler.
Une faute politique et morale
Simultanément, le régime a poursuivi de sa vengeance l’une des intellectuels (elles) signataires de la tribune qui avait demandé la libération d’El Kadi en mai dernier, le prix Nobel de littérature Annie Ernaux, empêchée d’accéder au pays pour y prendre part au Salon International du Livre d’Alger (SILA)[3].
A ce point de rencontre entre sa politique intérieure répressive et la timidité de son soutien à la cause palestinienne, le régime a commis, ce faisant, une faute politique et morale grave en refusant à l’écrivaine française la tribune qu’elle n’aurait pas manqué de faire d’Alger pour dénoncer le massacre en cours à Gaza.
Pour faire bonne mesure, et comme s’il s’était donné pour but absurde et incompréhensible de nuire au rayonnement culturel et politique du SILA, il a, d’une part, décidé d’en exclure les Éditions Koukou et par voie de conséquence les nombreux auteurs qu’elles ont publiés cette année, au motif obscur de « dépassements constatés dans les publications contraires au règlement[4] » (dénomination bureaucratique que se donne la censure), et, d’autre part, enjoint le commissaire du salon de ne pas inviter Suzanne Elkenz, auteure inscrite au catalogue des Editions Barzakh, veuve de l’universitaire algérien Ali Elkenz, elle-même algéro-palestinienne originaire de Gaza où sa famille a été en partie décimée par les bombardements israéliens.
Sous la bannière du régime
Quant à la société algérienne, solidaire sans restriction avec la cause palestinienne, elle a été entravée par les moyens policiers les plus dissuasifs, dans sa volonté de s’exprimer dans la rue. Le 13 octobre notamment, toutes les tentatives de rassemblement ont été dispersées sans ménagement, les banderoles confisquées, les drapeaux palestiniens interdits.
Les Algériens n’ont été autorisés à manifester que le 19 octobre, sous la bannière du régime et à l’appel de ses organisations satellites, encadrés par un déploiement impressionnant de forces de l’ordre, dénuées de la bienveillance dont elles avaient coutume de faire montre en pareille occasion. Et c’est un signe de ces temps de renoncement que l’on puisse plus librement et plus massivement exprimer sa solidarité avec la Palestine à New-York et Londres, alliés militaires d’Israël, qu’à Alger.
Alors, où est l’Algérie ? On ne peut se contenter de répondre que le peuple et la société sont sous l’éteignoir d’un régime paranoïaque décidé à les empêcher de le contester comme ils l’avaient fait en 2019. Ce n’est qu’une partie de la réponse. Car il en est une autre qui est au moins aussi alarmante.
Une politique internationale erratique
Le régime algérien ne fait la démonstration d’une telle fermeté qu’à l’égard de son peuple. Dans les relations internationales, sa politique est depuis deux ans erratique, illisible. Il est passé sans transition du « partenariat global d’exception » conclu en août 2022 entre Macron et Tebboune au « partenariat stratégique approfondi » que ce dernier a noué avec Poutine en juin dernier à Moscou, alors que l’Algérie espérait être admise au sein des BRICS.
Depuis lors, Abdelmadjid Tebboune a déclaré haut et fort que la rebuffade essuyée de la part des BRICS était sans importance et que ce dossier était « définitivement clos ». Le problème est qu’il a fait cette déclaration le 3 octobre au cours d’un entretien de 4 heures avec la presse nationale dont la vidéo n’a jamais été rendue publique, consigne ayant apparemment été donnée aux journalistes présents de n’en rien révéler.
Alors, quel est le « partenaire » que l’Algérie tient actuellement par la main ? Ce qui est factuellement établi, et qui n’est pas glorieux, c’est que le 11 octobre dernier, alors que Joe Biden accordait à Israël son blanc-seing pour raser Gaza et ses habitants, se tenait à Washington la 6e session du « dialogue stratégique algéro-américain » au cours de laquelle, nous dit El Watan du 14 octobre, « l’accent a été mis sur les moyens à mettre en œuvre pour la consolidation de la coopération bilatérale, qui s’est substantiellement renforcée ces dernières années, notamment dans les domaines économique et sécuritaire[5] ».
Hasard du calendrier ? Sans doute. Mais c’était précisément l’un de ces hasards que la diplomatie algérienne aurait jadis mis à profit, dans une conjoncture telle que celle-ci, pour faire de l’annulation du rendez-vous un message fort. Elle avait d’autant plus motif à le faire cette fois-ci que les États-Unis s’apprêtaient à acheminer deux porte-avions au Proche-Orient pour appuyer l’armée israélienne. Et, depuis lors et selon des informations diffusées par Al Jazira, les marines américains combattent au sol à Gaza aux côtés des forces israéliennes.
A force de louvoyer à travers les lignes tortueuses des relations internationales, l’Algérie quitte peu à peu les positions que son histoire lui avait permis de conquérir. Et il est à craindre qu’elle ne soit bientôt nulle part.
Notes
[1] Voir sur ce blog l’article publié le 1e septembre 2023 sous le titre Mountaha Habès, victime occultée de l’arbitraire judiciaire et de la confusion des genre.
[2] Voir l’article publié sur TSA le 24 octobre : La peine d’El Kadi Ihsane devient définitive : un « coup dur » pour sa famille : https://www.tsa-algerie.com/la-peine-del-kadi-ihsane-devient-definitive-un-coup-dur-pour-sa-famille/
[3] Le Monde du 24 octobre : L’Algérie refuse d’accorder un visa à l’écrivaine Annie Ernaux
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/10/24/l-algerie-refuse-d-accorder-un-visa-a-l-ecrivaine-annie-ernaux_6196252_3212.html
[4] Koukou éditions exclu du Sila 2023, article publié sur le site inter-lignes le 24 octobre. https://inter-lignes.com/koukou-editions-exclu-du-sila-2023/
[5] Article du 14 octobre, intitulé 6e session du dialogue stratégique algéro-américain : Des « échanges approfondis» entre Alger et Washington
https://elwatan-dz.com/6e-session-du-dialogue-strategique-algero-americain-des-echanges-approfondis-entre-alger-et-washington