Trois mille milliards au soleil
par K. Selim, Le Quotidien d’Oran, 28 mars 2009
Adnane El Kessar, président du conseil de l’Union des chambres de commerce, d’industrie et d’agriculture du monde arabe, cité par le site Moheet, a déclaré, lors du forum des investisseurs arabes à Dubaï, que le total des pertes assumées par des opérateurs arabes, publics et privés, du fait de la crise financière, aurait dépassé trois mille milliards de dollars.
Le chiffre est effarant. Il représenterait la destruction de valeurs liées à la dépréciation vertigineuse des actifs des banques aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Asie, combinée à la faillite pure et simple de plusieurs dizaines de fonds d’investissements spéculatifs, les fameux hedge funds. Les données disponibles jusqu’à ces derniers jours donnaient une perte de 600 milliards de dollars, un montant déjà astronomique qui paraît presque dérisoire aujourd’hui.
Les conseillers en placements sûrs et rentables et leurs fastueux clients, les flamboyants émirs de la finance internationale, font profil bas et rasent les murs des banques d’affaires en déconfiture. Le spectacle vaut le détour : l’effondrement de la méga-bulle financière a eu un effet immédiat sur les projets immobiliers mégalomaniaques du Golfe. Aucun acheteur ne se présente pour acheter à prix d’or les appartements de prestige dans les tours monumentales érigées au mépris du sens commun dans des régions désertiques. Au contraire, les investisseurs, bien en peine d’assurer leurs échéances, filent à l’anglaise, abandonnant leurs voitures, clés sur le contact, dans les parkings fantomatiques des aéroports de Dubaï, de Bahreïn et d’autres improbables eldorados pétroliers.
L’argent de la rente s’est évaporé aussi vite qu’un mirage… Peu de gens nourrissent la moindre compassion à l’endroit de ces fortunes entamées. Qui plaindrait ce « prince » qui a vu sa participation énorme dans Citigroup fondre en une nuit ? Certes, assis sur une mer d’hydrocarbures, les Etats arabes n’ont guère de souci à se faire. Le miraculeux baril reprendra tôt ou tard sa spirale ascendante et les réserves écornées se reconstitueront pour le plus grand profit des kleptocraties régnantes.
Il n’empêche, trois trillions de dollars est une perte colossale qui laisse rêveur. La région arabe est l’une des plus retardées de la planète, à tous égards. Les indicateurs de développement humain placent ces pays en queue de peloton. Sans même évoquer la situation économique dominée par l’indigence. Riches ou pauvres, peuplés ou non, le sous-développement est la désespérante spécificité commune à tous ces pays. Les Arabes voguent certes sur une mer de pétrole, mais surtout sur un océan d’ignorance : il se traduit en un siècle moins de livres en arabe qu’en une année en langue espagnole. Qu’aurait pu produire une fraction seulement de ces capitaux envolés s’ils avaient été investis dans l’enseignement ? S’ils avaient été alloués à la culture et à la propagation des savoirs dans ce monde taraudé par l’analphabétisme et frappé d’obscurantisme ?
Après tout, la splendeur de la civilisation n’a-t-elle pas culminé au moment où, de Cordoue à Bagdad, les bibliothèques formaient le socle de la sagesse et de la science ? La splendeur est définitivement révolue, comme ces trois mille milliards au soleil, envolés dans le silence honteux de ceux qui se posaient en capitalistes visionnaires. Décidément, si le mot ridicule était un verbe, les managers de la faillite arabe le conjugueraient à tous les temps.