François Gèze, comprendre et défaire le cœur de la répression
Jérémy Rubenstein*, Blog de Médiapart, 2 septembre 2023
La mort subite de François Gèze nous laisse un grand vide. Le François que j’ai connu m’a transmis une obsession : comprendre les ressorts et mécanismes de la répression afin de mieux la défaire.
Je reconnais dans l’article de J. Confavreux et J. Lindgaard, ainsi que dans l’hommage d’Hugues Jallon, les traits marquants du François qui m’a accompagné ces dernières années dans l’écriture de mon premier ouvrage. Plus qu’accompagner, il est venu (via Fabrice Riceputi) me chercher, parfait inconnu vivant dans un pays lointain. Puis il a entamé un dialogue menant au livre. Infiniment patient devant mes petites embardées punk assez frustres (ces inoffensifs cris d’impuissance, « fuck the system, fuck Bolloré »), il me ramenait vers les armes plus percutantes de l’intelligence, outil qu’il avait sans cesse sur l’aiguisoir.
Loin d’un prestigieux universitaire, il est allé chercher un chercheur vagabond. Et ce n’était pas la première fois qu’il faisait cet effort que seul très peu d’éditeurs font. Généralement, un livre en sciences sociales est le résultat d’une rencontre entre un éditeur et un universitaire (ça marche aussi au féminin ou sans genre) qui réalise son cursus honorum, voilà tout. L’un a besoin de l’autre, et ils s’entendent bien ou moins bien. Les travaux sont efficaces et généralement bien faits. Gèze suivait un cheminement plus périlleux, moins attendu. Il semblait attiré par des parcours accidentés, une journaliste un peu solitaire dans ses enquêtes (Marie-Monique Robin) et des universitaires peu convaincus par l’institution, voire franchement mal-à-l’aise en son sein (Mathieu Rigouste, Thomas Deltombe ou moi, par exemples).
Je ne nous cite pas par hasard. Outre des parcours peu conventionnels, nous avons tous enquêté sur un même sujet. Nos travaux s’étalent sur plus de vingt ans, ils portent sur des zones géographiques et des chronologies différentes mais, quelque soit l’angle, ce sujet reste la contre-insurrection française. Celle que ses premiers exécutants (militaires) appelaient la « Doctrine de Guerre Révolutionnaire », ou « l’école française » selon la formule de M-M Robin.
François était entre scandalisé et sidéré de voir que l’université s’y intéressait si peu. Il revendiquait, à raison, d’avoir fait le boulot, avec infiniment moins de moyens, que des programmes de recherche auraient dû avoir fait.
Avec ténacité, y compris en bataillant avec ses proches dans l’équipe éditoriale (lassée de voir à nouveau le même sujet réapparaître, aussi développé par David Servenay et, bien sûr, Gabriel Périès), il tenait à faire connaître ce réacteur nucléaire de la répression. Celle qui s’abat ici et là-bas, hier et aujourd’hui. Depuis l’Indochine, en France et dans le monde. Les ressorts de cette répression furent l’obsession qu’il m’a transmis.
Une démarche ouverte à l’inattendu
Avec moi, très loin de tout m’expliquer ce qu’il savait (et dont j’ignorais presque tout), il me laissa découvrir, m’emmêler les pinceaux, puis démêler la pelote. Puis, dans une conversation suivante, il me regardait, malicieux, comme heureux de me voir saisir ce qu’il aurait pu me dire bien plus tôt. C’est que, dans le chemin, on trouve d’autres choses, des petites pépites qui seraient passées inaperçues s’il m’avait dévoilé un objectif. C’est ainsi qu’apparaît une petite complexité supplémentaire qui accidente encore plus le terrain jamais linéaire de l’histoire.
Un Bollardière, certes admirable, mais dont les auteurs de Kamerun! découvrent qu’il ne remua pas un petit doigt en voyant au Cameroun les mêmes crimes qu’il dénonça quelques mois plus tôt en Algérie. Un Bollardière encore complexifié quand je me rends compte qu’il travaillait main dans la main avec le sinistre Argoud, sous la même logique mais avec des effets diamétralement opposés. Ni ange, ni monstre, Bollardière et Argoud en sortent un peu plus intelligibles.
Cette compréhension, voilà ce qui faisait pétiller les yeux de notre éditeur. Et voir ce pétillement valait bien les nuits passées à lire, relire et recouper les sources, noircir le tableau de dates et lieux, effacer, et reprendre, saisir quand exactement cette unité militaire arrive dans tel secteur, sous le commandement de qui, et reprendre. Comprendre le sens d’ensemble, mettre ce sens en mots. Une aventure recommencée à chaque chapitre. Puis, années ou mois plus tard, le livre enfin entre les mains, voir son enthousiasme comme si c’était le plus bel objet au monde, ce livre parmi des millions d’autres. A 75 ans, dont plus de quarante dans l’édition, François n’avait rien d’un blasé. Il était partant pour une nouvelle aventure. Difficile de se dire que la prochaine sera sans lui, ce repère ouvert et bienveillant.
Abrazos, à toi, cher François, et à toutes et tous celles qui ressentent cette perte irrémédiable.
* historien de formation et chroniqueur sur Hiya!