La lutte des classes
par K. Selim, Le Quotidien d’Oran, 3 mai 2009
La crise économique a lentement mais sûrement remis à l’ordre du jour des notions que l’on croyait à tout jamais enterrées, des mots disparus du vocabulaire politique, des idées hier encore frappées d’obsolescence définitive.
La rationalité du libéralisme s’était imposée, au moins médiatiquement, comme la seule possible au lendemain de la chute du communisme primitif incarné par l’Union soviétique. Même la Chine populaire tournait le dos à son histoire récente pour s’engager à corps perdu dans l’économie de marché. Les carottes révolutionnaires étaient bien cuites et le socialisme, sous ses déclinaisons anticapitalistes, rangé au musée des idéologies défuntes.
Mais voilà, la crise financière et ses prolongements économiques ont fait voler en éclats les certitudes en béton armé : le libéralisme génère d’insupportables inégalités et le marché livré aux seules puissances d’argent est une machine dévastatrice. C’est ainsi que nombre d’économistes, qui ne juraient que par Milton Friedman et admiraient ses « Chicago boys » qui avaient remis en ordre – à quel prix social ! – l’économie chilienne sous Pinochet, se sont mis à évoquer avec respect les mânes de Keynes. Les théoriciens des marchés « libres » qui vilipendaient l’intervention de l’Etat dans l’économie sont les premiers, toute honte bue, à réclamer la perfusion publique pour sauver leurs meubles. Les fringants golden boys tendent la sébile.
Les Etats occidentaux ont obtempéré et ont donné en quelques semaines à leurs capitalistes désemparés ce qu’ils n’ont jamais accepté de consentir à leurs populations les moins riches. Tandis que sont renfloués des spéculateurs aussi malavisés que trop souvent malhonnêtes, les dirigeants politiques occidentaux continuent de proclamer leur adhésion au capitalisme sans entraves, révélant ainsi à qui veut bien le voir que leurs Etats sont avant tout au service des nantis.
Le discours soi-disant technocratique en vogue avant la crise n’étant plus de mise, on pointe du doigt les excès de certains patrons, les primes de vagues banquiers et l’on désigne à la vindicte quelques boucs émissaires chargés de tous les maux. Le comble de ce discours d’apparence a bien résidé dans la condamnation des paradis fiscaux, dont la liste d’infamie a été nettoyée aussitôt qu’établie. Tour de passe-passe entériné sans un mot par la rigoureuse presse économique d’Occident : il n’y a plus de paradis fiscaux car tous ces lieux de perdition financière se sont engagés à donner des informations aux puissances du G7 qui en feraient la demande…
Mais les perfusions publiques en milliers de milliards, les discours lénifiants et la magie médiatique n’y changent pas grand-chose : la baisse de l’activité se confirme et s’amplifie. L’Etat vole au secours des riches alors que la crise s’aggrave irrésistiblement et que la misère et la précarité gagnent des catégories qui se croyaient protégées.
Au lendemain d’un Premier Mai célébré comme il l’a rarement été dans les pays avancés, les commentateurs ont été frappés par la radicalité nouvelle des slogans scandés par les manifestants. Ainsi, derrière le rassurant Keynes des temps troublés du capitalisme, apparaît, en contre-jour et en ombre projetée, la barbe inquiétante de Karl Marx. La lutte des classes serait-elle de retour ? A-t-elle cessé un jour ?