Vers un nouvel ordre géopolitique et géoéconomique international

Abdelrahmi Bessaha, El Watan, 2 avril 2023

Le monde est en pleine compétition stratégique pour façonner un nouvel ordre international alors que des défis communs qui affectent les gens partout dans le monde exigent une coopération mondiale accrue.

L’ère de l’après-guerre froide est définitivement révolue, notamment depuis le conflit en Ukraine et une compétition serrée est en cours entre les grandes puissances pour façonner l’avenir de l’ordre international sur le long terme avec deux grands compétiteurs, d’un côté, les Etats-Unis et les autres pays avancés, et de l’autre, la Chine, la Russie et d’autres partenaires. Parallèlement à cela, la planète fait face à des défis communs qui transcendent les frontières nationales, dont le changement climatique, l’insécurité alimentaire, les maladies transmissibles, le terrorisme, les pénuries d’énergie, l’accès aux autres matières premières (y compris celles qui alimenteront la transition énergétique) et le coût de la vie.

La résolution de ces défis conditionne la préservation de la sécurité des pays aux plans national et international et implique ipso facto une coopération internationale, y compris dans ce contexte de rivalité géopolitique accrue, de nationalisme exacerbé et de populisme profond. Quels sont les contours de ce nouvel ordre international sur les plans géopolitique, géoéconomique et monétaire ? Comment est-ce que l’Algérie devrait se préparer pour s’insérer de la façon la plus favorable dans cette nouvelle architecture mondiale où l’économie jouera un rôle fondamental ? Discutons de ces questions.

L’ordre international unipolaire de l’après-guerre froide se décompose progressivement depuis une décennie. Le conflit en Ukraine, choc géopolitique significatif est en train d’accélérer cette tendance et offre en même temps des pistes dans la voie d’une recomposition multipolaire.

Plan géopolitique : Le déclin relatif de la puissance américaine, la montée simultanée de la Chine et l’émergence d’un certain nombre de puissances moyennes ont porté des coups de boutoir au système unipolaire de l’après-guerre froide. Ce dernier s’est davantage décomposé sous le poids des crises financières à répétition, de la montée des inégalités internes et internationales, du regain de protectionnisme et de nationalisme, de la pandémie de la Covid-19 et du recours intensif aux sanctions économiques.

Si le conflit en Ukraine a revitalisé l’OTAN et renforcé le leadership économique et militaire américain, il a également accentué les divisions entre l’Est et l’Ouest et le Nord et le Sud. Dans ce contexte, signalons une recomposition des alliances régionales avec : (1) le récent rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran, favorisé par la Chine qui montre ainsi la montée de son influence ; (2) la multiplication des gouvernements de gauche des pays d’Amérique latine qui, au minimum ,jouent de la rivalité Etats-Unis-Chine en faveur de cette dernière ; et (3) la montée de certains Etats qui cherchent à s’extraire de l’ancien ordre unipolaire (Inde, Brésil, Turquie et Arabie saoudite) et entretenir des relations avec toutes les puissances afin de se doter d’une influence géostratégique.

Plan géoéconomique : Cet environnement géopolitique concurrentiel est en train de secouer les fondations de l’architecture économique internationale de la période post-guerre froide, avec notamment : (1) l’affaiblissement du multilatéralisme, le ralentissement de la mondialisation, la baisse des échanges commerciaux internationaux, la montée de la fragmentation géoéconomique (politiques industrielles des pays destinées à reprendre le contrôle de leur économie) et une certaine remise en cause du rôle et de l’influence des institutions multilatérales dont la gouvernance est aux mains du monde occidental ; (2) le découplage

Chine – Occident : naissant pour le moment du fait d’actions de désengagement des économies des États-Unis et de l’UE de la Chine (et vice versa), alimentées par des restrictions sur les investissements, des contrôles sur les exportations, des limites à l’accès de la Chine aux technologies stratégiques et un début de reconfiguration des chaines de valeur; et (3) l’insécurité alimentaire : mise à nu par le conflit en Ukraine (contraintes sur l’approvisionnement mondial en engrais azotés, blé et huiles de cuisson), les dérèglements climatiques et des facteurs politiques. Ce qui forcera de nombreux pays du Moyen-Orient, de l’Asie et de l’Afrique sub-saharienne à : (I) stabiliser les prix dans un contexte de taux d’intérêt élevés et de coûts d’importation en hausse ; (II) imposer, dans certains cas, des contrôles à l’exportation de produits agricoles (Inde et Indonésie en 2022) ; et (III) rechercher l’autosuffisance au moyen d’incitations et de restrictions et de politiques qui encouragent le nearshoring et le friendshoring.

La sécurité et la transition énergétique Le besoin de disposer d’un accès sécurisé aux ressources énergétiques place ces dernières au cœur des enjeux géopolitiques, ce que le conflit en Ukraine vient de rappeler brutalement. L’Europe cherche désormais à se passer des hydrocarbures russes et à diminuer sa dépendance à l’égard de la Chine, leader en termes de technologies appuyant la transition énergétique. La carte géostratégique est en recomposition avec la Russie qui perd son levier de pression en Europe et cherche d’autres sources d’approvisionnement en Asie ; l’Europe qui se tourne vers d’autres partenaires (dont l’Algérie) ; le Moyen-Orient qui s’affranchit de la tutelle américaine ; les Etats-Unis qui s’activent à façonner un nouveau système énergétique à leur avantage ; et le retour du nucléaire et le développement massif de l’hydrogène.

Crise du coût de la vie, ralentissement de l’activité économique mondiale et instabilité politique : (1) L’inflation élevée devrait persister en 2023 et la poursuite du resserrement des taux d’intérêt de la part des grandes banques centrales (sauf au Japon qui poursuit une politique monétaire souple, sans parvenir à relancer la croissance économique) va fragiliser l’activité économique mondiale et faire monter le chômage; (2) l’économie mondiale va devoir désormais gérer des tensions structurelles en matière de matières premières, ouvrant la voie à la gestion de la rareté et à un enracinement des pressions inflationnistes et (3) un contexte difficile pour les pays émergents et les pays endettés ce qui pourrait à conduire à l’instabilité politique.

Les contours du nouvel ordre international multipolaire

Plan géopolitique (ordre plus inclusif et sans hypocrisie) : Un futur ordre international devra intégrer les puissances non occidentales, assurer la diversité dans les dispositifs et pratiques institutionnelles internationales (d’où une transformation des institutions internationales comme l’OMC, le FMI, la Banque mondiale et l’ONU). Alternativement à un ordre international bâti sur la seule confrontation, il est possible d’envisager un nouveau dans lequel les Etats-Unis, la Chine et d’autres puissances mondiales se font concurrence dans certains domaines, coopèrent dans d’autres (pour gérer le changement climatique, la santé mondiale, la menace des armes de destruction massive et les crises régionales) et observent des codes de conduite favorisant un monde ouvert, la paix mondiale et intégrant les priorités économiques et sociales de tout le monde.

Le cas des BRICs : Vers une mutation en un forum diplomatique et financière alternatif au G7 ? D’un groupe de 4 pays émergents en 2001 (Brésil, Russie, Inde et Chine) rejoints par l’Afrique du Sud en 2011, les BRICs ont évolué en une plateforme de coopération intergouvernementale sur les plans financier et économique ainsi qu’en challenger (sans succès) de la gouvernance mondiale dominée par les pays occidentaux. De tous les pays du groupe, seule la Chine a pu se hisser au rang de super-puissance économique et rival des Etats-Unis. Face à cette recomposition géostratégique, il y a un intérêt croissant de la part de plusieurs pays émergents et l’Algérie pour rejoindre les BRICS, ses derniers se posant désormais en alternative diplomatique, financière et mondial et en plateforme politique mondiale alternative au G7. Reste à définir les critères d’accès qui seront discutés au sommet des BRICs en août 2023 en Afrique du Sud.

Une intégration économique mondiale recentrée. Il n’est pas réaliste d’envisager de détricoter la mondialisation car ces conséquences seront énormes. Citons, inter alia, le risque de diminuer la résilience des pays à d’autres chocs (comme les pandémies), le ralentissement de la croissance et de l’innovation, un découplage extrême entre les Etats-Unis et la Chine qui serait dangereux pour tout le monde et la montée de la pauvreté dans les petits pays à faible revenu dépendant des exportations. Une nouvelle architecture économique mondiale devrait être assise sur un système multilatéral équitable et inclusif, renforcé par des valeurs internationales et une alliance entre les organisations internationales, nationales et avec la participation active des communautés locales et des sociétés civiles pour assurer une synergie externe et interne.

Un système rénové en matière d’échanges commerciaux mondiaux : Un démantèlement du système mondial actuel des échanges extérieurs est irréaliste et aurait des conséquences incalculables. De ce fait, l’intégration commerciale va continuer vu son importance pour relancer la croissance mondiale à condition de : (1) la réaménager pour la rendre inclusive et partager ainsi plus largement les gains du commerce ; (2) renforcer sa robustesse pour se prémunir contre les vulnérabilités mises à nu par la pandémie et le récent conflit en Ukraine ; (3) intégrer des domaines traditionnels tels que l’agriculture ; (4) réformer les activités de production des services, dont le commerce numérique ; (5) s’appuyer sur des accords bilatéraux, régionaux et mondiaux ; (6) renforcer l’OMC et un système de règles commerciales renforçant la concurrence et la confiance du public ; et (7) réorganiser les chaînes de valeur afin de renforcer leur et efficience, y compris la diversification des sources d’approvisionnement, la constitution d’inventaires (produits semi-finis et finis), une intégration verticale des activités et le transfert de productions de la Chine vers le reste de l’Asie, la zone euro et les Etats-Unis.

Le rôle du dollar restera pour le moment dominant. Trois raisons : (1) la profondeur du marché financier des Etats-Unis ($18,000 milliards soit 21 % du PIB mondial) et la qualité des bons du Trésor perçus comme le premier actif de réserve au monde ; (2) la part du dollar dans les réserves de change mondiales qui se situe à 59,5 % en 2022 (euro : 19,75% ; yen : 5,2 % ; livre sterling : 4,8 % et renminbi : 2,8%) ; et (3) les monnaies sur le rang ne sont pas encore prêtes au vu de leur poids relatif et surtout en raison du fait que : (i) l’euro souffre de l’absence d’un Trésor commun et d’un marché obligataire européen unifié, ce qui limite son attractivité en tant que monnaie de réserve ; (ii) le renminbi présente l’inconvénient de contrôles stricts par la Chine sur les flux d’argent au niveau de son économie.

De plus, le renminbi numérique chinois occupe une place négligeable et n’est pas prêt pour une utilisation internationale à grande échelle ; (iii) la monnaie de compte du FMI (droits de tirage spéciaux : DTS) est stable mais ne fonctionne pas comme une monnaie réelle, n’est pas acceptée dans les transactions privées et il n’existe pas un marché de la dette libellée en DTS ; et (iv) les monnaies numériques banques centrales ou cryptomonnaies publiques ne sont pas encore opérationnelles vu un certain nombre de défis contraignant leur matérialisation (traçabilité des transactions, sécurité, limites de transaction, intérêts gagnés, rôle des dépôts en espèces et des dépôts bancaires commerciaux dans les paiements matière, etc.).

Le cas de l’Algérie : Acquérir un poids international et politique en se donnant un poids économique et une aptitude à entretenir des relations avec plusieurs puissances mondiales pour optimiser l’influence diplomatique du pays.

Au départ, une vision 2050 qui hisserait l’Algérie au rang de pays émergent et qui aurait pour base : (1) une économie de marché adéquatement régulée pour faciliter la compétitive extérieure et contrer les pratiques anti concurrentielles internes; (2) l’esprit d’initiative et d’innovation d’un nouvel entreprenariat privé qui devra compter sur son travail et sa créativité et assurer sa contribution à la société à travers une fiscalité équitable , ce qui permettrait éventuellement de limiter le secteur informel ; (3) un Etat jouant un double rôle de développeur dans certains secteurs-clés en cohérence avec la politique industrielle du pays et de régulateur (par le biais de politiques macroéconomiques appropriées et accompagnement sectoriel) ; (4) un recours à l’épargne étrangère (investissements directs étrangers – IDE- et investissements en portefeuille) en tant que vecteur de modernisation, d’ajustement à la concurrence internationale et de financement de l’économie ; et (4) une répartition équitable du revenu national pour favoriser une forte classe moyenne à travers des leviers sociaux élargis (inclusion).

Conformément à cette dernière, il serait souhaitable que le pays se dote d’une stratégie à long terme à trois niveaux qui viserait consécutivement à mettre en place des réformes cohérentes et bien séquencées destinées à : (1) assainir les bases de l’économie nationale ; (2) créer une base productive multisectorielle, inclusive et compétitive ; et (3) mettre en œuvre des politiques sectorielles favorisant le développement de nouvelles sources d’énergie non polluantes afin d’épouser le processus de décarbonisation mondial et des activités à haute valeur ajoutée (numérique, vert, bleu, etc.).

 

Pr Abdelrahmi Bessaha , Expert international