L’Etat sécuritaire tunisien, bon élève de l’UE
Salima Mellah, Algeria-Watch, 6 mars 2023
Lors de la réunion du 21 février 2023 du Conseil de sécurité nationale « consacrée aux mesures urgentes qui doivent être prises pour faire face à l’arrivée en Tunisie d’un grand nombre de migrants clandestins en provenance d’Afrique subsaharienne », le Président tunisien Kaïs Saïed a tenu des propos qui ont provoqué une onde de choc dans la communauté africaine subsaharienne du pays mais également chez les citoyens tunisiens noirs. Le discours présidentiel a déclenché une vague de ratonnades anti-noirs sur tout le territoire suscitant panique et désarroi. De nombreux réfugiés, migrants et étudiants se sont rués vers leurs ambassades respectives pour demander protection et leur rapatriement. La charge raciste lancée contre eux, d’une rare violence, n’a suscité aucune réaction particulière des gouvernements européens ou de l’Union Européenne.
Selon le communiqué de la Présidence tunisienne, Kaïs Saïed aurait soutenu que la présence de « hordes de migrants clandestins » serait source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », en insistant sur « la nécessité de mettre rapidement fin » à cette immigration. Selon lui celle-ci relève d’« plan criminel mis en place depuis des décennies pour changer la composition démographique de la Tunisie avec des personnes ayant reçu de larges sommes d’argent pour donner la résidence à des Subsahariens », d’une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman » (1). Sans la citer nommément, le président tunisien reprend à son compte la très inepte théorie raciste du « grand remplacement » élaborée par des propagandistes français d’extrême-droite. Cette thèse fasciste, vide de toute réalité sociologique ou démographique, déclinée par d’importants médias en France depuis une vingtaine d’années est encore moins valide en Tunisie. Il faut rappeler que dans ce pays d’environ 12 millions d’habitants ne vivent pas plus 21 500 personnes originaires d’Afrique subsaharienne (2). Pour faire bonne mesure en désignant un très improbable « ennemi intérieur », le chef de l’Etat ajoute en direction des soutiens des migrants noirs que « ceux qui sont à l’origine de ce phénomène font de la traite d’êtres humains tout en prétendant défendre les droits humains » (3). Ce qui fait craindre également le déclenchement de poursuites judiciaires à l’encontre d’ONG de défense des droits humains.
Négrophobie et crise générale
L’ambiance générale déjà défavorable, dans un pays en proie à une crise économique profonde qui dure depuis des années, conjuguée à une régression patente de l’Etat de droit, s’est immédiatement tendue. Les noirs ont rapidement ressenti les effets répressifs des déclarations présidentielles. Aboubacar Dobe, directeur de la Radio Libre Francophone, un média communautaire africain, précise que « c’est évident qu’il y a une différence entre avant et après le discours » du président Saïed. « Quand c’était juste le Parti nationaliste tunisien [ouvertement raciste] ou les réseaux sociaux, les gens se disaient que l’État allait les protéger mais maintenant ils se sentent abandonnés » (4).
Car si les Africains subsahariens subissent depuis des années à la fois un racisme installé dans l’opinion et la défiance des administrations, la situation s’est sérieusement dégradée depuis deux ans. En particulier depuis le mois de décembre 2022 au cours duquel des arrestations « sans justifications ni explications » de personnes munies ou non de titres de séjour se sont multipliées. Il s’agirait d’une campagne lancée par l’appareil sécuritaire intitulée « Renforcement du tissu sécuritaire et réduction du phénomène du séjour irrégulier en Tunisie » (5). La vague d’arrestations qui a touché près de 400 Subsahariens a également été accompagnée par une campagne de haine sur les réseaux sociaux.
Lors d’une conférence de presse en février Bio Vamet, président de l’Association des étudiants et stagiaires ivoiriens en Tunisie (AESIT) déplore : « On nous a aussi rapporté des descentes de police en pleine nuit pour apparemment contrôler les contrats de location. La police, en uniforme, se présente sans mandat et force les étudiants à les suivre au poste même si le contrat est en règle ». Christian Kwongang, président de l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESIT) rapporte dans un communiqué qu’« au poste de police, ils subissent un traitement humiliant, avec une attente de plusieurs heures dans le froid sans connaître les motifs desdites arrestations, et ils se font prélever leurs empreintes et leur ADN [par voie salivaire] sans leur consentement. Par la suite, ils sont photographiés avec une pancarte, comme les criminels dans les films » (6).
Selon le porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), Romdhane Ben Amor, le nombre de cas de violence contre les réfugiés et demandeurs d’asile aurait augmenté après la fermeture par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) des centres provisoires d’hébergement à Zarzis (gouvernorat de Médenine) en réaction à l’intolérance de la population (7).
La situation des migrants et réfugiés a toujours été précaire. Si quelques-uns ont été reconnus par le HCR (8 850 réfugiés et demandeurs d’asile en septembre 2021), la plupart survivent sans statut officiel contraints de travailler dans des conditions d’exploitation extrême et sous-payés dans la restauration, le bâtiment ou le nettoyage. Il est extrêmement difficile d’obtenir un contrat de travail et un titre de séjour. Même ceux qui sont installés depuis des années, à l’instar d’une communauté ivoirienne plus ancienne, se voient contraints soit de retourner dans leurs pays d’origine moyennant le paiement de pénalités ou de tenter la traversée de tous les dangers vers l’Europe.
La résistance de la société politique
Mais les réactions xénophobes d’une partie de l’opinion, qui vit les difficultés croissantes d’une réalité socio-économique en dégradation constante depuis plusieurs années, ne sont ni exclusives ni même majoritaires. En dépit de la contraction de l’espace démocratique mise en œuvre sous la houlette d’un président démocratiquement élu, la société politique tunisienne est bien vivante, résiste aux assauts réactionnaires et exprime comme on a pu le voir lors de la manifestation organisée par l’UGTT samedi 4 mars 2023 à Tunis son rejet des dérives racistes de l’exécutif et de ses relais politico-sécuritaires.
Des partis politiques, comme le parti Ouvrier de Hamma Hammami, des intellectuels et militants associatifs ont également proclamé leur rejet des dérives négrophobes stimulées et entretenues par des dirigeants politiques sous l’influence d’idéologies européennes d’extrême-droite qui exploitent cyniquement le désarroi populaire. Pour les forces politiques de progrès, il reste cependant, en Tunisie comme d’ailleurs dans tous les pays maghrébins, a définir une attitude claire et compréhensible face aux mouvements migratoires en provenance des pays au sud du Sahara.
Le pouvoir supplétif
Si la Tunisie est aussi un pays de « transit » elle refuse de devenir un hotspot de l’Europe malgré les pressions qu’elle subit. En conséquence, les autorités ont considérablement durci les contrôles des départs des côtes tunisiennes : L’Italie et d’autres États européens ont financé des bateaux patrouilleurs – et leur maintenance – pour renforcer les garde-côtes tunisiens tandis que l’UE a mis en place un système de « surveillance intégrée » des frontières maritimes. Ces gardes côtes agissent notoirement contre les bateaux avec violence causant naufrages et la mort par noyade de malheureux migrants. Le FTDES indique que 30 604 personnes ont été interceptées en mer entre janvier et octobre 2022, soit une augmentation de 38 % par rapport à la même période en 2021 et six fois plus qu’en 2018 (8). S’ajoute aux interceptions un accord de réadmission d’exilés refoulés d’Europe. L’Italie enverrait jusqu’à quatre charters par semaine. De plus l’UE aide la Tunisie à se doter d’un système de pistage de flux migratoires en temps réel, un processus de lutte contre la migration clandestine et de suivi et contrôle de la migration régulière (9).
L’État tunisien est particulièrement vulnérable ces dernières années en raison des blocages politiques qui se sont accentués depuis l’élection du Président Kaïs Saïed. Le pays fait face à des difficultés économiques sans précédent et l’insatisfaction se généralise au sein d’une population qui s’appauvrit de plus en plus. En plus d’insupportables coupes sombres dans les budgets sociaux, l’attribution des aides extérieures est conditionnée par des obligations en matière de contrôle de l’émigration. Les services de sécurité tunisiens sont donc conduits à jouer le rôle de supplétifs des politiques xénophobes européennes. Mais surtout ces attaques verbales racistes du Président ont pour but de focaliser l’attention des Tunisiens vers un ennemi identifiable qui serait la source de leurs malheurs. De fait, le chef de l’Etat actualise à sa manière le discours colonial qui s’est construit autour de la division des peuples et la fabrication de fausses contradictions pour pérenniser son emprise. Kaïs Saïed emprunte là une voie très dangereuse mettant en péril la cohésion interne du pays.
Racisme et l’impasse de « Etat sécuritaire »
Le discours du Président Saïed exprime le retour en force de « l’Etat sécuritaire » mis en place par le général Benali. La gestion politique de la Tunisie est structurée autour de la Police, de l’Armée et de la justice. Ces appareils sont les principaux bénéficiaires de l’aide directe étrangère et leurs encadrements sont les interlocuteurs privilégiés des partenaires et bailleurs de fonds étrangers, les dirigeants européens en particulier.
Il est dans l’intérêt politique le plus élevé de la Tunisie comme pour les autres pays du Maghreb de sortir d’influences européennes désastreuses et de construire un système cohérent de relations avec les voisins méridionaux basé sur la justice sociale, la coopération, le développement et la libre circulation. Il est bien entendu tout à fait inutile d’attendre de l’Occident, qui a pourtant très facilement mobilisé des dizaines de milliards d’Euros pour le financement de la guerre en Ukraine, qu’il se mobilise pour l’amélioration des conditions économiques africaines. Il appartient donc aux dirigeants du Maghreb de sortit du rôle supplétif policier ou de garde-chiourme que les européens entendent leur faire jouer et de refonder leurs relations avec leurs voisins continentaux sur une base ambitieuse de sortie du sous-développement par une coopération évidemment mutuellement bénéfique.
Notes
1 https://www.mediapart.fr/journal/international/240223/en-tunisie-la-theorie-raciste-du-grand-remplacement-fait-son-chemin
2 Selon l’Institut National de Statistique, datant de 2021. D’autres sources évoquent un nombre entre 30 000 et 50 000. Dans tous les cas, il ne peut être question d’un déferlement de migrants comme l’affirment certains.
3 https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/tunisie-kais-saied-racisme-discours-haine-afrique-migrants-subsahariens-immigration
4 https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/tunisie-racisme-kais-saied-psychose-subsahariens
5 https://ftdes.net/arrestations-arbitraires-et-campagnes-haineuses-a-lencontre-des-personnes-migrantes-dorigine-subsaharienne-en-tunisie/
6 https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/tunisie-associations-denoncent-arrestations-arbitraires-africains-subsahariens-migrants
7 https://www.webmanagercenter.com/2022/02/15/480665/augmentation-des-cas-de-violence-a-legard-de-la-communaute-des-refugies-en-tunisie-ftdes/
8 https://ftdes.net/politiques-meurtrieres-en-mediterranee-pour-que-cessent-ces-naufrages-consciemment-provoques-au-large-de-la-tunisie/
9 https://lapresse.tn/151963/migration-vers-le-lancement-de-migra-data-une-avancee-structurelle-et-digitale-majeure/
Voir aussi:
Le rôle supplétif inavoué de l’Etat algérien à la politique migratoire européenne
L’Europe délocalise ses camps de concentration
La « forteresse » Europe commence en Afrique du nord
Dérives des politiques migratoires européennes en Algérie
Une politique de la mort: Migration, la Méditérannée et l’Europe