Houria Ahcène-Djaballah. Professeur de psychologie : «Des barons ont investi ce marché lucratif»
Sofia Ouahib, El Watan, 12 janvier 2023
La consommation de drogue et de psychotropes est en nette augmentation ces dernières années. Comment expliquer l’expansion de ce fléau ?
Il y a plusieurs causes à l’expansion d’un produit. La première : sa disponibilité sur le marché.
Nous vivons dans un monde où bien souvent la valeur de la réussite se mesure à l’argent que l’on possède, sans se soucier de sa source. Pour certains, la fin justifiant les moyens. Avides du pouvoir et de la reconnaissance sociale que donne la richesse financière, des individus peuscrupuleux, appelés barons, ont investi ce marché lucratif. Une véritable organisation économique a été établie par ces criminels. Comme un cancer, il a produit des métastases. La seconde cause est la banalisation de sa consommation. Si celle-ci était traditionnellement réservée à des groupes particuliers ayant leur propre code de conduite, et cela ne faisait pas grand bruit, avec le développement des médias puis des réseaux sociaux, la consommation n’est plus un tabou, même si elle est illégale. La troisième cause, selon moi, est l’attrait de l’interdit, l’affirmation de soi par la transgression, chez les adolescents en particulier. Celle-ci est favorisée par l’effet de groupe. Toutefois, il faut distinguer entre consommation occasionnelle et dépendance. Un adolescent pourrait, par curiosité ou pour «faire comme ses pairs», consommer un produit psychotrope. Le problème c’est la dépendance suite à cette rencontre avec le produit, lorsque celui-ci devient le centre de sa vie. La quatrième cause est l’absence de mise en valeur de la réussite par le mérite. La réussite par le travail n’est quasiment reconnue que dans le football. Les autres disciplines sportives faisant figure de parent pauvre, et les autres activités toutes spécialités confondues sont presque méprisées.
Même s’il y a bien d’autres causes, dont les troubles mentaux, je dois aussi citer le vécu d’événements traumatiques qui peuvent être fragilisants et générateurs d’angoisse, d’où le recours aux psychotropes pour échapper au cauchemar de la vie.
Qu’est-ce qui a changé entre hier et aujourd’hui afin que les filles en consomment aussi aujourd’hui ?
D’abord, elle vivent dans la même société, et en dépit d’une inhibition produite par l’éducation, il y a exacerbation du sentiment d’insécurité du fait d’un harcèlement très actif, donc la multiplicité des événements traumatiques, ajoutée à une forte tendance à la déconsidération parallèlement à des sollicitations de plus en plus importantes.
Quel comportement adopter face à ces consommateurs ?
Une fois la dépendance identifiée, le consommateur a besoin d’une prise en charge qui ne peut réussir que s’il est demandeur d’aide. Il y a donc nécessité de communiquer, créer ou recréer du lien sain, donner du sens à son existence, lui permettre de reprendre le contrôle sur lui-même et sur sa vie, de sortir de l’emprise du produit.
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Quand l’informel protège les dealers à Blida
Mohamed Benzerga
Le wali de Blida ne cesse d’être inter-pelé par la population, notamment les commerçants formels pour mettre de l’ordre dans les rues de Blida et éradiquer le commerce informel à travers un arrêté et la mobilisation des services de sécurité. Mais la question qui se pose, c’est quoi le lien entre ce genre de commerce et la prolifération des drogues dans la wilaya de Blida ?
Dans une lettre adressée par des représentants de commerçants de la rue des Martyrs (ex-rue d’Alger) au wali de Blida (avec accusé de réception le mois de novembre dernier), le rédacteur de la requête évoque non seulement le squat de la chaussée et des trottoirs, pénalisant ainsi les commerçants formels, mais il cite le climat d’insécurité et de menace…
«Les devantures et entrées de nos magasins sont squattées par des individus qui menacent même notre intégrité physique en permanence lorsque nous demandons de libérer l’accès à nos magasins.
Cette déplorable situation affecte lourdement l’activité des véritables commerçants qui payent leurs impôts et plus grave profite à instaurer l’anarchie au moment où les dealers y trouvent leurs comptes en vendant leurs drogues…», lit-on dans la lettre en question et datée du 25 novembre 2022. Pour un autre commerçant exerçant au niveau des mêmes lieux, «la rue d’Alger est devenue la rue danger comme l’appellent tristement certains Blidéens. A cause de l’anarchie qui y règne, des rixes et bagarres y éclatent à coups d’armes blanches. Nous demandons le renforcement de la présence des services de sécurité pour éviter le pire».
Un troisième commerçant se désole de voir la situation actuelle dans laquelle se trouve la rue en question. «Son appellation officielle est la rue des Martyrs. Dommage de la voir sale, synonyme d’anarchie et un repère pour les dealers au moment où nous fêtons le soixantième anniversaire de l’Indépendance du pays. On espère que le wali réagira pour y remettre de l’ordre et surtout honorer la mémoire des Chouhadas. Du coup, un arrêté de sa part s’impose…» Le coordinateur de la wilaya de Blida à l’Union générale des commerçants et artisans abonde dans le même sens. «Dans le passé, des initiatives contre le commerce informel ont eu lieu, ce qui a soulagé les commerçants formels et leur a permis de travailler à l’aise tout en libérant les différentes rues de Blida des tindas et bâches et surtout des dealers qui rôdaient au milieu de l’anarchie», témoigne-t-il. Et de poursuivre avec regret : «Aujourd’hui, même l’ambulance risque de ne pas secourir à temps un malade à cause de la fermeture des accès par les commerçants informels.» Le coordinateur appelle toutefois à la création de marchés parisiens à travers toutes les communes de Blida afin de créer de l’emploi, régulariser les commerçants informels et leur permettre de travailler dans la légalité, loin de l’anarchie et ses conséquences…
L’HÔPITAL COMME BAROMÈTRE
La consommation des différents types de drogues se traduit souvent par un comportement agressif. Le CHU Frantz Fanon de Blida constitue alors le bon baromètre concernant le phénomène de l’augmentation de la consommation des drogues. «Rien qu’en 2021, le service des urgences médico-chirurgicales comptabilise à lui seul environ 6000 consultations à raison de 500 consultations par mois, et ce, suite à des coups et blessures volontaires et dont les causes sont souvent liées à la consommation de la drogue. Et en attendant la préparation du bilan annuel de 2022, je dirai que la tendance est pratiquement la même, c’est-à-dire qu’on tourne dans les mêmes chiffres», déclare un médecin de ce CHU. «En plus, on assiste souvent à des rixes le soir à l’intérieur du service des urgences entre des gangs venus pour se faire soigner suite à des coups et blessures volontaires et qui se terminent par une histoire de vengeance entre eux.»
Notre interlocutrice semble surtout s’inquiéter des dealers de plus en plus jeunes. «Il y a même des collégiens qui s’adonnent à la drogue. La situation est grave», avertit-elle.
L’AVIS D’UNE PSYCHIATRE
Professeure agrégée en psychiatrie depuis l’année 2019 à l’établissement de psychiatrie de Blida, Leila Naamane estime que «l’addiction est loin d’être un phénomènenouveau, mais elle a pris une ampleur effarante ces dernières années avec des répercussions sociales et médicales des plus indéniables, elle concerne actuellement toutes les tranches d’âge, précocement, même chez des enfants de 11 ans», a-t-elle déclaré à El Watan il y a quelques mois. Pour elle, «cette augmentation peut être due à plusieurs facteurs qui sont liés à l’individu lui-même ou à son environnement, ainsi certains individus sont plus enclins à cette pratique addictive que d’autres, sachant que les effets escomptés face à une drogue sont variables. Avec le comportement ordalique et un besoin perpétuel de jouer avec la mort, l’addiction peut être synonyme de validation de l’existence en risquant celle-ci, surtout chez les personnes les plus vulnérables. Nous avons aussi les mauvaises conditions sociales qui sont impliquées, la précarité, la facilité d’entraînement, l’imitation, la délinquance, la recrudescence des troubles mentaux, notamment la dépression, qui est le motif de consultation le plus fréquent, les psycho-traumatismes aussi qui sont souvent associés à ce comportement, le détournement de certains médicaments de leur usage thérapeutique dès la découverte du bien-être qu’ils procurent». Cette augmentation peut être due à l’accessibilité aux substances et leur disponibilité, la recherche perpétuelle de sensations nouvelles, notamment chez les adolescents, sachant que l’adolescence est la période propice et à risque pour l’émergence d’une addiction. Par ailleurs, le centre de désintoxication de Blida a accueilli, en 2021, près de 8000 toxicomanes s’adonnant à différents types de drogues et dont le cas ne nécessite pas une hospitalisation, et ce, contrairement aux addicts aux drogues dures (9000 cas en 2021) qui nécessitent une cure de 21 jours et un suivi nécessitant plusieurs mois, voire plusieurs années. Enfin, les services de sécurité communiquent régulièrement les opérations menées contre les dealers et leur arrestation, et ce, en attendant la préparation du bilan annuel de 2022. Mais une chose est sûre, le phénomène de la drogue est une affaire de la société tout entière, à commencer par la famille, l’école, les élus, le mouvement associatif…
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La capitale la plus concernée par ce fléau
Aziz Kharoum
L’ampleur de la consommation de drogues dures et de psychotropes chez les jeunes, dans les cités populaires d’Alger est devenue source d’inquiétude. La consommation et la vente de stupéfiants atteignent des records jamais égalés auparavant. Le phénomène gangrène tous les recoins du pays. La capitale Alger se hisse sur le podium des wilayas qui subissent de plein fouet ce fléau rampant dû à la densité démographique. Les bilans dressés par les services de police de la sûreté de la wilaya d’Alger sont des indicateurs fiables à travers lesquels il est possible de connaître les différentes formes de la criminalité les plus courantes. Ainsi, si l’on se penche sur les bilans annuels dressés par la police d’Alger durant ces trois dernières années, le constat est vite fait. Les substances de psychotropes occupent le haut du tableau, suivies par la vente et la consommation de cocaïne, vols, accidents de la route. Il ne se passe pas un jour sans que la police communique des arrestations et des saisies de cette substance. Selon les services de sécurité, il ne s’agit pas d’un trafic occasionnel des consommateurs en compensation de l’absence d’alcool, mais d’un changement de mode opératoire. Cela s’explique par la rareté du kif marocain en raison des saisies record effectuées par les détachements de l’ANP, notamment au Sud. «Face à cette situation, les réseaux se sont orientés vers les comprimés psychotropes, en raison de leur facilité d’acheminement», selon une analyse du département de toxicologie, de l’Institut national de criminologie et de criminalistique de la GN de Bouchaoui. Dans la capitale, plusieurs coups de filet ont été réalisés, pour ne citer que l’année écoulée, dans la fourmilière des dealers et fournisseurs de psychotropes. Les services de la Sûreté de wilaya d’Alger, sur le qui-vive, ont démantelé plusieurs réseaux spécialisés dans le trafic de substances psychotropes à travers nombre de communes. Selon la cellule de communication, plusieurs dealers ont été arrêtés à Baraki, Sidi Moussa, Rouiba et Bab El Oued. Les services de police et des Douanes ont intensifié la lutte contre ce narcotrafic, par l’intensification des contrôles routiers, l’installation de souricières et des descentes dans les fiefs de la délinquance.
Face à cela, des consommateurs réguliers de drogues évoquent de vastes trafics de stupéfiants générés par une forte demande sans cesse croissante qui alimente un négoce mortifère dans plusieurs cités de la capitale. «Le trafic de psychotropes tourne à plein régime», confie Rabah, consommateur et résidant à la cité 294 Logements à Birtouta. «Nous fumions de la résine de cannabis, devenue aujourd’hui difficile à se procurer. Les pilules restent l’alternative», reconnaît l’interlocuteur. Avec l’absence de résine de cannabis depuis début 2020, la demande de ces substances dangereuses a explosé. Cela a fait le lit de plusieurs individus qui se sont constitués en bandes organisées pour s’adonner à ce trafic devenu juteux, lequel est défendu mordicus contre des tentatives de son démantèlement par les services de sécurité. Le cas édifiant s’est produit il y a deux jours dans la commune des Eucalyptus, où une bande de jeunes de quartier s’en est pris aux éléments de la police lors d’une opération de démantèlement d’un réseau de narcotrafiquants. Suite à l’exécution d’un mandat de perquisition d’un domicile, le 10 janvier 2023, par les éléments de la Sûreté de daïra de Baraki, qui s’est soldée par l’arrestation de deux individus et la saisie de plus de 1000 comprimés psychotropes et une quantité de drogue, les éléments de la formation sécuritaire ont été pris au dépourvu, lorsque certains jeunes de la cité voulaient troubler le déroulement de l’opération, ce qui a amené un policier à opérer un tir de sommation ayant touché un mineur (A. I.) qui a été transporté immédiatement à l’hôpital Salim Zemirli à El Harrach, où il a succombé à ses blessures. La DGSN a indiqué que «le policier a été placé en garde à vue dans un commissariat et son arme a été soumise à l’expertise balistique» ajoutant qu’une «enquête a été ouverte sous la supervision du procureur de la République près le tribunal d’El Harrach». Faut-il noter que des opérations musclées similaires avaient été menées dans d’autres quartiers sans connaître de victimes. L’augmentation des saisies de produits psycho-actifs dénote d’une recrudescence du trafic entourant ce genre de produits et les services de sécurité l’ont bien compris. Alger est devenue une plaque tournante pour les trafiquants de psychotropes, y trouvant une source de revenus importante. Résolument, «la lutte est devenue implacable jusqu’à disséquer ce narcotrafic», nous communique un responsable de la sûreté de wilaya.