« Avoir un ami puissant… » en Algérie
Kenza Adil, TSA, 02 Décembre 2022
Fatma Oussedik vient de publier un livre sur l’importance d’ « avoir un ami puissant » en Algérie. La sociologue explore l’univers peu connu des identités algériennes, parle du clan d’Oujda, des premières dames…
A travers ses récits, on comprend que les familles qui ont pu conserver leurs avantages et leur statut social élevé le doivent à un ami bien placé sur l’échelle politique ou militaire, d’où le titre « avoir un ami puissant ».
Par ailleurs, la chercheuse s’est intéressée, à travers une enquête approfondie, aux mutations qui ont caractérisés le mode de vie des Algériens dans leur passage de la ruralité à la citadinité.
Le nouveau livre de la sociologue Fatma Oussedik vient juste de paraître chez Editions Koukou. Cet ouvrage, qui est le fruit d’un long travail entamé il y a une dizaine d’années, est intitulé : « « Avoir un ami puissant… ». Enquête sur les familles urbaines. Alger-Oran-Annaba. »
Une première étape, au cours de laquelle la sociologue s’était associé avec d’autres chercheurs, dont des économistes, démographes et une anthropologue.
Une recherche quantitative qui a concerné 12 villes et 1200 familles algériennes. Ces enquêtes ont donné lieu à une publication intitulée : « Mutations familiales en milieu urbain » (Editions du Crasc, 2014).
Puis, quelques années plus tard, ce travail s’est affiné, revêtant une forme qualitative et ciblant quatre villes : Alger Oran, Constantine et Annaba.
« Quatre axes centraux ont occupé : les mobilités urbaines, la parenté, l’argent des femmes et les identités sexuelles », écrit l’autrice.
Fatma Oussedik a ensuite décidé de poursuivre son enquête en solo, se basant sur des entretiens réalisés avec dix familles, dans trois grandes villes : Alger, Oran, Annaba. Les identités de ces familles restent anonymes.
Dans l’introduction de son livre, elle explique sa démarche (page 13). « A cette étape, j’ai souhaité engager une réflexion fondée sur le déploiement historique, endogène, du phénomène d’installation des familles algériennes en ville. Et aussi, parce qu’elles s’inscrivaient dans l’histoire même de ces sociétés, j’ai voulu saisir ces mutations à distance avec la seule histoire coloniale… J’ai tenté d’accompagner les propos des interviewés avec des recherches d’archives. Ces approfondissements ont aussi permis de mieux comprendre le développement des villes concernées par l’enquête, leur évolution comme le poids de leur enquête ».
En Algérie, les modes de vie ont été complètement bouleversés. Durant la période coloniale, de nombreux Algériens ont vu leurs terres spoliées, entrainant leur déplacement vers les milieux urbains (P 45).
« Durant la période coloniale, 60% environ des Algériens ont été déclassés et déplacés ». Cette mobilité a continué après l’indépendance : « … trois cycles d’exode massif peuvent être dégagés : la période des biens vacants où le nouveau pouvoir ouvrait massivement des domiciles européens pour les mettre à la disposition de nationaux… ».
De la société paysanne à la société urbaine
Durant les années 1970, l’exode des paysans vers les milieux urbains est monté crescendo (P 45) : « C’est la politique économique de l’Etat, fondée sur la Révolution industrielle et la Révolution agraire, qui a entrainé le départ de nombre de paysans vers les villes. Formés au salariat, les paysans ont rejoint les centres industriels qui faisaient l’objet des attentions de l’Etat. La Révolution agraire, promulguée à la même période, a permis la création de 6000 coopératives dans lesquelles les paysans recevaient une avance sur revenus… ».
Le modèle occidental
Dans les grandes villes, la cellule familiale s’est émancipée en s’individualisant et en suivant le modèle occidental (P 42) : « En ville, à présent, les Algériens ne vivent plus majoritairement, dans « la grande maison ». Au terme d’une aventure urbaine, ils sont nombreux à résider dans des logements situés dans de grands ensembles importés depuis des sociétés comme la France ou même la Suède. »
L’arbre généalogique
Dans chaque famille visitée lors de cette étude, la sociologue pose la question « D’où venez-vous ? » (P 139) : « Il s’agit de comprendre « les commencements » qui inaugurent les récits d’origine, qui permettent aux familles d’investir des rapports sociaux en ville. La terre d’où l’interviewé vient, les liens maintenus comme les processus de séparation d’avec cette terre pèsent sur les rapports sociaux en ville, et donc sur l’appartenance au monde urbain ».
En dépit de leur déplacement en ville, ces familles mémorisent leur arbre généalogique. La question des origines ressurgit continuellement dans les entretiens menés par la sociologue Fatma Oussedik. C’est un point d’ancrage, une revendication identitaire, voire une fierté.
Lors d’un entretien réalisé à Annaba, avec un couple de personnes âgées, cette appartenance est mise en avant (p 149) : « L’échange commence par le rappel d’une alliance avec le beau-fils du Bey de Tunis, en 1954. Le Bey était encore au pouvoir. Il y a là comme une acmé de la puissance et de la notoriété de la famille ».
D’autres personnes interviewées revendiquent leurs origines avec une pointe d’orgueil, même s’ils ne sont pas en odeur de sainteté dans la région (P 336) : « … nous avons rencontré, à l’Est du pays, des descendants de ‘Djouad’, se réclamant d’une noblesse militaire. Leur récit familial les fait appartenir aux troupes qui ont islamisé, par les armes, l’Afrique du Nord. Certains se réclament même de la tribu du prophète, les Koraiche… Ces familles ont bénéficié de terres, acquises par des donations pieuses ou de transactions, mais aussi d’un accès à la propriété favorisé par les autorités coloniales qui ont entrainé une certaine distance des populations à leur égard, ces terres étant souvent le fruit de spoliations ».
« Avoir un ami puissant » en Algérie
Comment certaines familles ont réussi à conserver leurs privilèges et leur statut au fil des années ? Comment de grandes familles ont pu « durer » dans le temps ? Cette question a été au cœur de l’enquête menée par Fatma Oussedik.
Invariablement la même réponse fusait « Parce que j’avais un ami puissant ! »
Fatma Oussedik rapporte qu’un interviewé lui a confié : « Un homme d’affaires s’expose si il n’appartient pas à un clan. Il sera racketté. Chaque Algérien est en sursis. On se défend par les relations, politiques certes mais surtout dans le milieu militaire… ».
Elle ajoute (P 342) : « Cet entretien nous renseigne sur le sentiment d’insécurité qui fonde la nécessité d’appartenir à un groupe d’intérêt représenté au plus haut niveau par des membres du personnel politique, mais surtout militaire, occupant des positions élevées dans la hiérarchie du corps auquel ils appartiennent. Les mots utilisés sont ‘el koutla,’ au pluriel ‘koutel’… ».
Le clan de Oudjda
Dans la dernière partie de son ouvrage, Fatma Oussedik évoque le premier clan créé en Algérie, celui d’Oudjda (P 342) : « Souvent appelé le groupe de Tlemcen, il repose surtout sur une origine géographique entre Tlemcen et Oujda, base militaire de la lutte de libération située dans cette ville marocaine, où les membres du clan ont séjourné pendant la guerre d’Algérie ».
Les premières dames
La chercheuse s’intéresse aussi à la vie et aux parcours des anciens présidents de l’Algérie. Elle y évoque également leur mariage. A propos de Houari Boumédiène, elle écrit (P 348) : « Son mariage tardif mérite que l’on s’y réfère. En effet, il épouse en 1973, à l’âge de 41 ans, une jeune femme divorcée, avocate, issue de la bourgeoisie citadine, née d’un mariage mixte : Anissa Agnès El-Mansali. »
Elle était aussi citadine qu’il était campagnard, aussi francophone qu’il était arabophone et aussi moderne qu’il semblait conservateur. Il ne l’était pas mais témoignait, ainsi, de sa fascination pour ceux qu’il vilipendait au début de son pouvoir : les bourgeois citadins…
A l’occasion de son mariage, à la désapprobation de son entourage s’ajoutent les rumeurs, tant cette alliance semble jurer avec le caractère ascétique et plébéien du président. Et pourtant, de notre point de vue, il s’inscrit dans la logique des unions des vainqueurs avec les filles des grandes familles durant la période coloniale. Ces alliances ont contribué à la constitution de clans, qui ont peu à peu ouvert l’Algérie à une vision libérale de l’économie ».
Fatma Oussedik cite également le mariage tardif de l’ancien président Ahmed Ben Bella avec Zohra Sellami, journaliste à Révolution africaine, organe du FLN (P 349) : « Originaire de M’sila (nord-est de l’Algérie), elle appartient à une famille de militants, son père était communiste ».
A propos Chadli Bendjedid, elle note que l’ancien chef de l’Etat a épousé en secondes noces « une femme issue d’une lignée ‘maraboutique’ importante. Elle était surveillante dans un lycée. »
A propos de l’ex-président de la République Abdelaziz Bouteflika, la sociologue écrit « Bouteflika a conclu ce que l’on peut considérer comme un mariage formel, dit secret, avec une région, Tlemcen, en la personne d’Amel Triki, originaire de Tlemcen et fille d’un cadre du ministère des Affaires étrangères. Étudiante en médecine, alors, elle n’est jamais apparue aux côtés de son époux… ».