Plongée dans le monde des migrants subsahariens à Oran

Saïd Oussad, TSA, 13 Octobre 2022

Longtemps considérée comme un pays uniquement de transit vers l’Europe, l’Algérie est devenue, au fil des mutations géostratégiques régionales, une terre d’installation pour les nombreuses communautés migrantes qui s’y sont installées, depuis maintenant plus d’une décennie.

Dans ce schéma, Oran est devenue une ville de sédentarisation. La deuxième plus grande ville d’Algérie se trouve sur la longue route de l’exil conduisant les Subsahariens jusqu’au fameux « Oued Jorgi » à Maghnia, initialement la plus grande rampe de lancement en direction de l’Espagne.

Depuis maintenant quelques années, de nombreuses autres voies illégales se sont dessinées, se retracent régulièrement au gré des opportunités de passage vers les voies maritimes.

Alors que la migration intrarégionale est constante depuis les années 1970, principalement entre l’Algérie et ses plus proches voisins du Sahel (Mali, Niger et Mauritanie), la migration en provenance d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale a pris de l’ampleur au début des années 2000.

Les conflits locaux, nombreux dans ces régions du continent africain, et le contexte économique difficile, ont notamment désorganisé les flux migratoires intrarégionaux en les redirigeant vers l’Afrique du Nord et l’Europe.

À partir du début des années 2010, Oran est devenue, de fait, une ville refuge pour un fort contingent subsaharien (on estime la population migrante entre 5000 et 7000 personnes issues de 13 nationalités différentes en l’absence de statistiques officielles) qui s’était installée dans son centre, mais également dans les quartiers périphériques, notamment, à Coca, Hassi ou encore Aïn El Baïda ainsi que dans les communes environnantes à l’exemple de Aïn El Turck et Hassi Bounif.

Oran, une ville de sédentarisation pour les migrants subsahariens

Hommes et femmes ont pu, ainsi, s’organiser autour de valeurs partagées, basées sur diverses appartenances : la communauté d’origine d’abord, le drapeau ensuite ainsi que la religion et la langue.

De ces acquis « hérités », ces différents groupes ethniques ont réussi à se transcender pour vaincre cet inévitable atavisme qui confond le communautarisme avec l’intégration.

Nonobstant les problèmes intrinsèques à toute forme d’immigration, ces communautés, en situation irrégulière, se sont adaptées, dans un premier temps, avant de s’intégrer progressivement à la population et l’économie locales.

Elles se sont établies dans les quartiers populaires d’Oran, la deuxième plus grande ville d’Algérie, en s’organisant autour d’une vie sociale aussi bien centrée sur la communauté elle-même qu’ouverte sur l’extérieur.

Malgré une récession économique, induite par la crise mondiale et qui s’est aggravée avec l’avènement de la pandémie de Covid-19, malgré le regard local méfiant, tantôt culpabilisant et des relents d’un racisme parfois assumé, souvent maladroit, les Subsahariens ont su se construire tant à la périphérie sociale qu’au centre du quotidien sans renier leur identité.

Ainsi, au-delà des sophismes volontairement propagés et des clichés persistants sur la nature des relations entretenues par les migrants subsahariens avec les populations locales, l’intégration de ces communautés reste une réalité tenace malgré les entraves rencontrées.

De ces récits de voyages périlleux des terres du Niger, du Cameroun, du Mali ou du Nigeria jusqu’aux rivages algériens, de ces déplacements hasardeux en groupes, subsistent des trajectoires humaines et personnelles qui se perdent, souvent, dans une méconnaissance criarde de ce que peut être la vie de l’Autre.

Ce n’est qu’en allant à la rencontre des personnes, pouvant témoigner de cette réalité, que l’on peut cerner puis comprendre.

Kadiatou, le phare

Kadiatou, la trentaine, leadeuse communautaire camerounaise, installée depuis une dizaine d’années à Oran, est l’une de ces figures emblématiques de cette migration qui s’est fait une place dans le paysage socio-économique algérien.

« Je vis à Oran depuis 2012 », précise Kadiatou qui ne cache pas sa relation privilégiée avec Oran. « C’est une ville que j’apprécie beaucoup, c’est ma ville. J’aime arpenter ses rues, le bruit du tramway… des choses dont je n’imagine même pas me séparer », admet-elle. Une vision que nombre de ses compatriotes ne partagent malheureusement pas, avoue, néanmoins Kadiatou.

Cette dernière est considérée « comme une maman » par les autres membres de la forte communauté camerounaise présente dans la capitale de l’ouest algérien.

« Même les grandes sœurs m’appellent maman parce que je suis une source d’inspiration pour elles, ayant su trouver un équilibre entre les deux communautés, algérienne et subsaharienne », explique- t-elle à ce propos.

Cette place lui confère le rôle de conseillère auprès des nouvelles migrantes à l’instar de Catherine. « C’est comme une sœur que j’ai vu arriver ici ; j’ai essayé de la booster, je lui ai conseillé de faire un commerce qui peut lui ramener de l’argent au lieu de vendre son corps. Elle m’a écoutée ».

Catherine, la quarantaine, arrivée fin 2018 à Oran, a ouvert un restaurant clandestin dans le quartier populaire de Saint Pierre. Elle y propose les plats traditionnels propres à l’Afrique centrale et accueille aussi bien les migrants que les nationaux.

Son récit, qui débute avec l’enfer des traversées et aboutissant à la réussite de son entreprise commerciale, résume excellemment cette volonté de s’intégrer dans le tissu social local en s’ouvrant aux autres nationalités, algérienne comprise. « Nous étions entre 40 et 50 personnes, entassées dans des pick-up de passeurs », raconte-t-elle.

« Nous ne faisons pas de différence entre nos clients », affirme Catherine qu’on a rencontrée dans sa modeste cuisine, en parlant de son restaurant.

Avec l’argent récolté, elle espère payer le voyage pour son mari et ses deux enfants restés au Cameroun. À l’exemple de son expérience, nombre de migrantes ont également suivi cette voie de la restauration.

Pourtant, la situation de ces commerces reste absolument précaire du fait de l’absence de documents administratifs conférant un statut officiel à ces migrants subsahariens.

Un écueil insurmontable pour la majorité de ces immigrés qui affecte considérablement leur envie de s’installer durablement en Algérie.

« Malgré que je sois bien intégrée à Oran, j’aurai aimé avoir mon fils, resté au pays, à mes côtés, mais je ne peux pas à cause des papiers », avoue Kadiatou, une pointe de tristesse dans la voix.

L’un des premiers souhaits des migrants subsahariens est de régler ce problème administratif. Nombreux sont nos interlocuteurs qui adressent un message aux autorités algériennes afin de leur faciliter l’octroi d’un titre de séjour, véritable sésame pour une libre circulation et la possibilité de travailler sans crainte de se faire expulser.

« Camarade », l’ultime frontière

Pour autant, et au milieu de ces urgences quotidiennes, la vie continue de s’écouler. Parfois dans le deuil comme nous l’avons constaté lors d’une veillée funèbre qui s’est tenue au Karaoké, situé au Tir au pistolet, à Eckmühl, un lieu de rendez-vous de la communauté migrante, mais pas que. La mort de l’un de ses membres invite à une réflexion « festive » qui accompagne l’âme de la personne décédée jusqu’au ciel.

« On peut s’interroger sur le fait de danser pendant le deuil, mais chez nous, lorsqu’une personne meurt, il y a une autre vie après. C’est être près de Dieu et je pense qu’il n’y a pas plus beau que ça », développe Kadiatou.

En attendant, elle tente d’améliorer le quotidien de ses compatriotes en multipliant les initiatives en vue de les intégrer pleinement. Elle évoque par exemple Joseph, étudiant ougandais en médecine, avec qui elle travaille à inciter et aider les migrants à consulter dans les établissements sanitaires de la ville.

Cet accès aux soins et aux services publics primaires, indicateur de l’intégration des personnes à la communauté locale « a grandement évolué en faveur des migrants, même en situation irrégulière », nous apprend T.C, travailleuse associative.

Cette dernière explique que le personnel soignant en l’occurrence, initialement démuni face à l’arrivée de ces communautés, avec leurs habitudes de vie, leurs cultures et leurs différentes langues, a su adapter ses pratiques. En dix ou quinze ans, pour ces professionnels de la santé, les communautés migrantes sont devenues une part fixe et ordinaire de leur patientèle.

Des efforts, néanmoins qui se heurtent à l’implacable réalité d’une société aux prises avec une sérieuse crise économique qui impacte négativement le quotidien, déjà, compliqué des migrants subsahariens.

« La communauté traverse une période très difficile, les migrants n’arrivent généralement pas à trouver du travail sur les chantiers de construction. La crise est telle que la concurrence est rude entre tous les demandeurs de travail », résume Kadiatou.

Une rivalité qui conduit, parfois, à des épisodes violents que certaines parties essayent de généraliser. « Honnêtement, j’ai été plusieurs fois victime d’agression, mais ce n’est pas pour ça que je vais garder rancune contre les Algériens », témoigne Joseph. Il ajoute qu’il aurait pu vivre ces mésaventures chez lui puisque « il existe de bonnes et de mauvaises personnes dans tous les pays du monde ».

Pour Kadiatou : « la vie n’est pas facile au quotidien ; on ne peut pas ignorer la stigmatisation et le racisme même si je ne le vis pas personnellement ».

Ces tensions socio-économiques ont fatalement conduit à un contexte souvent imprégné de malentendus cristallisés autour d’un mot. En effet, « camarade », terme local qui désigne les Subsahariens, reste diversement interprété par les concernés.

Certains y voient l’abus expressif d’un racisme ordinaire comme Lynn, 36 ans ou encore Nathalie, 38 ans. D’autres par contre, le considèrent comme une simple expression dénuée de tout sous-entendu ostracisant à l’image de Michel, le compagnon de Kadiatou, qui pense que « c’est juste une manière d’interpeller les Subsahariens » et de Joseph qui estime que cette appellation est dénuée de tout préjugé.

Si l’acerbe remarque de Lynn « On te rappelle toujours que tu n’es pas chez toi » peut convoquer toute l’étendue du travail de sensibilisation qui reste à faire, la déclaration de Nathalie, qui aimerait « que plus d’Algériens comprennent qu’on est comme leurs frères et sœurs », marque la constante volonté d’avancer dans le sens de l’acceptation de l’Autre. Fondamentalement, on y reconnaît la logique de ces migrations dont le but ultime est toujours la recherche d’une vie meilleure et apaisée.