Commission mixte d’historiens pour travailler sur la colonisation : Des réserves et des questions
Mustapha Benfodil, El Watan, 29 août 2022
La visite d’Emmanuel Macron a été accompagnée par la décision de création d’une «commission mixte d’historiens» chargée d’étudier l’ensemble de la colonisation française en Algérie, de 1830 à 1962. Dans la «Déclaration d’Alger» qui a scellé les retrouvailles cordiales entre M. Macron et son hôte, le président Tebboune, un volet «histoire et mémoire» a été prévu.
Il proclame : «Les deux parties entreprennent d’assurer une prise en charge intelligente et courageuse des problématiques liées à la mémoire, dans l’objectif d’appréhender l’avenir commun avec sérénité et de répondre aux aspirations légitimes des jeunesses des deux pays.» Et de préciser : «Dans cette perspective, elles conviennent d’établir une commission conjointe d’historiens français et algériens chargée de travailler sur l’ensemble de leurs archives de la période coloniale et de la guerre d’indépendance.
Ce travail scientifique a vocation à aborder toutes les questions, y compris celles concernant l’ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens, ainsi que celles des essais nucléaires et des disparus, dans le respect de toutes les mémoires. Ses travaux feront l’objet d’évaluations régulières sur une base semestrielle.»
Le président français avait indiqué, lors du point de presse qu’il avait animé à sa sortie du cimetière chrétien de Saint-Eugène, au deuxième jour de sa visite, que cette commission comprendrait cinq à six historiens de chaque côté, en escomptant «peut-être de premiers travaux d’ici un an».
Une «fausse bonne idée»
Si l’idée constitue objectivement une avancée par rapport à l’initiative engagée en juillet 2020 de lancer un travail commun sur la période coloniale sous la férule de deux historiens, Abdelmadjid Chikhi côté algérien et Benjamin Stora côté français, et qui, finalement, n’a jamais abouti, ce projet de commission n’a pas manqué de susciter des réserves et des questions légitimes, voire un rejet pur et simple de la proposition de la part de nombre de spécialistes.
Dans un texte publié vendredi sur sa page Facebook, l’écrivain Amin Khan a estimé que cette commission est une «fausse bonne idée car si l’objectif est d’aboutir à une véritable connaissance de cette période historique, celle-ci ne pourra se former que par l’avancée du travail des historiens algériens à partir de leur(s) point(s) de vue et par l’avancée du travail des historiens français à partir de leur(s) point(s) de vue». «Une telle démarche, parallèle mais ouverte (par la disponibilité des archives et des informations, les échanges et les rencontres entre chercheurs…), permettra de faire progresser la connaissance historique et de constituer un corpus de références pertinentes.»
«Cette démarche, insiste Amin Khan, ne peut se réduire à un dialogue algéro-français exclusif mais devrait intégrer les contributions des chercheurs du monde entier.» Le fils du cofondateur de l’Ugema, Lamine Khène, considère par ailleurs que «ce travail scientifique ne pourra se faire que dans la longue durée, indépendamment des aléas politiques et des cadres officiels».
«Quelle sera la nature de cette commission et qui en seront les membres ?»
Dans une interview publiée sur le site de France Info (https://www.francetvinfo.fr), l’historien et chercheur au Crasc d’Oran Amar Mohand-Amer a exprimé, pour sa part, une satisfaction prudente à l’égard de cette initiative. S’il se félicite que les dirigeants des deux rives admettent que l’histoire est avant tout l’affaire des historiens, il conditionne la réussite de cette commission par la qualité et donc le choix des personnes qui y siégeront, par la liberté académique qui doit leur être garantie et par la rigueur scientifique qu’exige le métier d’historien, et dont elles se devront de faire preuve. «Il fallait vraiment arrêter de jouer avec l’histoire. L’histoire doit être faite par les historiens et non pas par les hommes politiques», martèle Amar Mohand-Amer avant de développer : «Depuis trop longtemps, le champ des historiens est empiété par des associations et autres lobbies de mémoire qui estiment que la colonisation est de leur ressort.
Ce sont des porteurs de mémoire politique qui se sont autoproclamés ainsi en refaisant bien souvent l’histoire à leur façon. C’est aussi le cas de certains partis politiques nationalistes, aussi bien en France qu’en Algérie.» «Le fait que les politiques acceptent aujourd’hui que l’étude de la colonisation revienne enfin dans le giron des historiens est donc une bonne chose. C’est comme un retour à la raison», décrypte l’historien. «Après, ce n’est qu’une déclaration prononcée en grande pompe lors d’un voyage diplomatique. J’attends donc encore de voir quelle sera précisément la nature de cette commission et qui en seront les membres», ajoute-t-il.
Le chercheur du Crasc met en garde contre l’instrumentalisation idéologique de l’histoire et plaide pour l’autonomie de l’historien : «S’il n’y a que des historiens organiques et consensuels, on n’ira pas bien loin», prévient-il. «Pour un historien, contrairement aux hommes politiques, il ne doit pas y avoir de sujets qui fâchent.»
Amar Mohand-Amer insiste également sur la nécessité de mettre cette commission à l’abri des turbulences politiques et diplomatiques qui ne manquent pas de secouer les relations algéro-françaises. «Nous sommes devenus otages de ces conflits diplomatiques à répétition. Comme la grande majorité des archives sur la colonisation sont conservées en France, les historiens algériens doivent se déplacer. Mais avec les tensions entre les deux pays, ils en sont empêchés en raison du blocage des visas. Si l’annonce de cette commission se concrétise, cela permettra à nouveau à nos chercheurs d’être mobiles et de mener des travaux de qualité», argue-t-il.
«Il y a eu d’innombrables travaux sur la colonisation»
De son côté, l’historien français Fabrice Riceputi, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent et co-animateur du site 1000autres.org qui enquête sur les disparitions forcées durant la «Bataille d’Alger», a posté un texte ce samedi sur sa page Facebook dans lequel il réagit à la décision de création de cette commission. Il écrit : «Créer une commission mixte franco-algérienne d’historiens sur le passé colonial, pour quoi faire ? La ‘‘lumière’’ sur quoi ? Pour avancer dans la connaissance d’un siècle et demi d’histoire, en commission et en un an ? Si une telle démarche avait un sens pour explorer dans les archives une question très délimitée (la responsabilité française dans le génocide des Tutsis), ici elle n’en a aucun du point de vue de la recherche historique.
Cette histoire extrêmement vaste est aujourd’hui très largement connue par d’innombrables travaux sur tous les aspects de la colonisation et de la guerre coloniale d’Algérie. Sur la conquête, la spoliation des autochtones, l’indigénat, les révoltes et leurs répressions, les massacres de Mai 1945, les crimes de l’armée française durant la guerre d’indépendance, etc., nul besoin de commission pour établir un diagnostic commun : il existe déjà. Pour concilier des points de vue antagoniques ? Mais les travaux existants font largement consensus chez les historiens algériens, français, anglo-saxons et autres.»
Et l’historien de souligner : «La problématique est en réalité purement politique et franco-française : la France, plus droitière que jamais, se refuse toujours à regarder en face son honteux passé colonial comme cela lui est demandé depuis des décennies, et la commission Macron paraît être surtout un nouveau moyen d’éviter de le faire.»