Exactions et tortures au temps du Hirak algérien : les aveux forcés de Mohamed Azouz Benhalima
A. T., Algeria-Watch, 13 août 2022
Le 19 juin 2022, Mohamed Azouz Benhalima, détenu par les autorités algériennes en tant que terroriste, a été exhibé sur les plateaux de l’ENTV, chaîne de télévision publique, et contraint à des aveux. Au-delà des chefs d’accusation peu crédibles et du rôle du présentateur de cette émission, à la fois juge d’instruction et procureur, il est important de rappeler qu’il s’agit d’un prisonnier présenté comme coupable alors qu’aucun jugement n’a été prononcé.
Quelle est la logique qui a présidé à la décision et a choisi la forme de la présentation de M.A. Benhalima ? Pour quels objectifs a-t-il été présenté devant les caméras du service public ?
La diffusion de tels aveux forcés à une heure de grande écoute fait partie de la gestion médiatique développée dans le courant des années 1990 et opérée depuis sans discontinuité par la police politique. En effet, le DRS cumule une réelle expérience en matière d’exhibition de « terroristes » à la télévision. L’objectif premier de ce moyen de guerre psychologique est de frapper les esprits, de susciter la crainte et de semer le doute dans l’opinion, en particulier, actuellement, chez les militants du Hirak. De surcroît, la fabrication et la scénarisation d’une polémique dans les réseaux sociaux autour de l’authenticité des propos de M.A. Benhalima a évidemment pour but de semer le trouble dans les rangs de ceux qui activent sur le terrain des luttes politiques pour un État civil et démocratique.
L’option manifeste pour ce mode opératoire s’est matérialisée dès le retour contraint en Algérie de M.A. Benhalima, livré par les autorités madrilènes. En effet, à peine expulsé d’Espagne et arrivé à l’aéroport de Chlef le 24 mars 2022 à bord d’un avion spécialement affrété, M.A. Benhalima est filmé à son insu et exposé par l’ENTV, menotté et visiblement en état de choc, en violation des droits élémentaires du détenu, de l’éthique journalistique et de l’obligation de réserve s’agissant d’une enquête censée être en cours.
L’examen de la dernière série de vidéos diffusées le 19 et 23 juin 2022, suite logique de la première mise en scène du 24 mars, est une illustration supplémentaire des méthodes illégales et inhumaines de la police politique. Outre la torture et l’atteinte à leur dignité, les victimes de ces abus sont l’objet d’une exploitation médiatique éhontée via les plateaux de la télévision publique, scandaleusement instrumentalisés et qui se substituent de fait aux enceintes judiciaires.
Un montage cynique, hors de tout cadre légal
Les séances d’aveux forcés du 19 et 23 juin 2022 sont le produit d’un montage cynique effectué sous la contrainte de la torture et en dehors de tout cadre légal. Un tel procédé immoral, parfaitement inacceptable, relève exclusivement de la propagande.
Bien que diffusées en deux parties, le 19 et 23 juin, les séances d’aveux forcés ont été enregistrées en une seule prise le 9 juin 2022. L’aspect physique et l’accoutrement de M.A. Benhalima le corroborent clairement.
L’analyse technique montre la nature tronquée et volontairement défectueuse de ces documents vidéo. En effet, la qualité des images est dégradée et ces dernières sont distordues verticalement. Ces enregistrements de piètre définition ont pour but concret de faciliter la dissimulation des dommages corporels subis par M.A. Benhalima. Les multiples coupures qui rythment ces enregistrements confirment la sélection des scènes lors d’un montage spécifique pour en faire ressortir des déclarations précises et mettre l’accent sur certains propos. Il s’agit à l’évidence de sérier les « aveux », chaque séance étant consacrée à une thématique particulière.
L’interruption brutale de la vidéo du 19 juin 2022 révèle la volonté de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) de diffuser rapidement les premiers aveux forcés. Cet empressement est probablement dû au fait que durant son procès devant la cour de Koléa, M.A. Benhalima a déclaré avoir été torturé. Il s’agit dès lors de détourner l’attention en saturant l’espace public de pseudo-débats sur le contenu et la véracité des aveux afin d’éviter que sa déclaration ne soit reprise par la vox populi. C’est sans doute pour cette raison qu’une journaliste réputée proche des cercles du DRS a soigneusement éludé dans son compte-rendu du procès le sujet des tortures dénoncées par M.A. Benhalima1.
Pourtant, dès l’abord, il apparaît nettement que l’état de santé de M.A. Benhalima s’est détérioré depuis sa première apparition télévisée : l’homme a perdu beaucoup de poids, a le teint pâle, voire livide, le regard perdu et les yeux cerclés de cernes sombres, signes d’un état de grande fatigue ou de stress intense. M.A. Benhalima est, depuis plus de deux mois, soumis au régime de l’isolement absolu et n’est autorisé à sortir de sa cellule que dix minutes par jour.
L’examen attentif des vidéos permet de constater la présence d’hématomes et de lésions susceptibles d’avoir été provoquées par la torture. De plus, M.A. Benhalima est vêtu, en plein été, d’un polo à manches longues. S’agit-il pour le réalisateur de ces vidéos de dissimuler les bras du prisonnier ? Les seules images qu’il est possible de capter sous cet angle sont celles où l’on voit M.A. Benhalima se gratter le visage laissant apparaître la zone se situant au-dessus du dos de la main à hauteur du poignet (photos 1 et 2)2.
Cet agrandissement permet d’observer, au niveau de la main et de l’avant-bras, des lésions cutanées de (2-5 mm) en cours de cicatrisation couvertes par des croûtes. Certaines de ces blessures sont entourées par des rougeurs cutanées plus ou moins intenses de 1-2 mm de large (photo 3). La lésion la plus visible se situe au niveau de la main proche du poignet droit (photo 4), elle présente 13,3 % de la largeur totale de la main.
Notons que vu la dimension beaucoup trop grande de la lésion, cette dernière ne peut en aucun être provoquée par des insectes. En effet, les piqûres d’insectes provoquent généralement des papules rouges dont la dimension varie de 1 à 5 mm. De plus, le fait que les lésions soient concentrées au niveau des mains et des bras exclut cette piste (le visage pas exemple aurait dû montrer les mêmes types de lésions). Il s’agit vraisemblablement d’œdèmes et de blessures en phase de cicatrisation probablement provoquées par des brûlures ou des chocs électriques. Si l’on se réfère aux méthodes de torture du DRS déjà répertoriées3, tout concorde dans le cas de M.A. Benhalima. La torture à l’électricité a assurément été pratiquée à l’aide d’électrodes en forme d’aiguilles à tricoter, ces aiguilles laissent souvent des lésions recouvertes de croûtes rouges-marron et s’il s’agit de brûlures, elles ont sûrement été provoquées par des mégots de cigarettes. Ce mode de torture laisse souvent des taches cutanées circulaires de 5 à 10 mm de long, caractérisées par un centre dépigmenté et une périphérie plus pigmentée. La qualité médiocre du vidéo de l’ENTV empêche de distinguer exactement le type de blessures, mais il est exclu que ces stigmates soient le résultat d’une allergie ou provoqué par des piqûres d’insectes.
Mohamed Azouz Benhalima présente également des hématomes ailleurs sur son corps, il est possible de voir clairement sur la partie antérieure de sa tête, au niveau du vertex, une cavité de forme ovale avec un grand axe d’au moins 1,5 cm, ainsi que deux autres creux moins importants (photos 5 et 6). Ici encore il est exclu d’assimiler ces zones dépourvues de cheveux à de la calvitie, la perte capillaire observée est beaucoup trop concentrée pour être provoquée par une alopécie. Elle ne peut être due qu’à un choc puissant ou encore à une électrocution. Un deuxième hématome est discernable sur la joue (photos 7 et 8) et, en dépit du probable maquillage qui couvre le visage de M.A. Benhalima, on peut remarquer la présence de lésions bleutées et jaunâtres avec un léger gonflement.
Violation des droits, violation du droit
Au vu de ces multiples signes et leur répartition, l’hypothèse de la torture est donc une forte probabilité. Bien entendu, seul un véritable rapport médical pourrait établir la nature des exactions subies par M.A. Benhalima. D’autant — faut-il le rappeler ? — que le prisonnier a déclaré à la cour de Koléa avoir été victime de tortures. Sans d’ailleurs que ces très graves déclarations n’aient été suivies du moindre effet. La justice algérienne confirme en l’occurrence son caractère subalterne et sa soumission à la police politique. Réduite de fait au rang d’appareil, la justice bafoue ouvertement le droit et la dignité des détenus pourtant consacrés par la Constitution et par plus d’une convention universelle ratifiée par la République algérienne.
Ainsi, selon l’article 11 du code de procédure pénale, seul le parquet est autorisé à communiquer publiquement sur une affaire en cours. Même dans ce cas, il n’est pas permis au communicant de livrer une appréciation des faits : « Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines prévues au Code pénal » (article 11). Dans cette optique, l’ENTV, en filmant et diffusant les aveux forcés de M.A. Benhalima, a enfreint l’article 303 bis et 303 Bis 1 du Code pénal. Elle se rend ainsi coupable de violation des droits d’un détenu et de divulgation de secrets d’une instruction en cours.
Du point de vue du droit international, l’Algérie est signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui stipule dans son article 14, entre autres dispositions, que toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en toute légalité, « de ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable » (article 14, point 3). Sur le fond comme dans la forme, les aveux forcés de M.A. Benhalima, obligé de s’incriminer et de faire l’éloge de ses geôliers, constituent une forme extrême et totalement inacceptable de violence télévisée. Il s’agit bien de terrorisme audiovisuel. Ces pratiques odieuses, attentatoires au droit, universellement condamnées, sont également proscrites par la législation algérienne.
Mohamed Azouz Benhalima, privé de liberté, est donc sous la protection du parquet. Or, il n’a jamais été présenté à un médecin et même lorsque ses avocats lui rendent visite, c’est toujours en présence de deux militaires. Par quel tour de passe-passe juridico-médiatique ce détenu particulièrement surveillé s’est-il retrouvé face à des caméras à tourner un film d’aveux ?
Est-ce le directeur de l’ENTV qui s’est déplacé à la prison pour réaliser le tournage de son film ? Auquel cas, par quel biais, par quelles entremises et à quel titre a-t-il pu accéder à un détenu ? Est-ce le procureur général de Sidi M’hamed (Pole antiterroriste), en violation flagrante de toutes les lois en vigueur, qui a décidé de la réalisation de ce film de propagande, dans lequel on voit s’exprimer un détenu portant encore les stigmates des tortures ?
L’ensemble de ces séances d’aveux forcés présentés au peuple algérien comme des documentaires patriotiques interpellent sur le rôle réel de l’ENTV, entreprise du service public, dont les caméras semblent répondre aux ordres de la DGSI en dehors de tout cadre statutaire.
L’affaire M.A. Benhalima, emblème de la terreur banalisée
Ces quelques remarques et rappels prouvent une fois de plus que les services algériens opèrent en dehors de toute légalité. Le montage vidéo de Mohamed Azouz Benhalima, aussi maladroit que macabre et présenté toute honte bue à l’opinion nationale et internationale, est la synthèse et l’illustration du mode opératoire de l’état-major et de ses prolongements policiers. Dans cet univers clos, il n’y a ni loi, ni institution, ni justice qui échappent à la mainmise des services de sécurité.
La totale soumission du parquet et de l’appareil judiciaire à la DGSI ne sont plus à prouver, qu’il s’agisse du procureur, du juge d’instruction, ou du directeur de prison. Les « aveux » de M. A Benhalima dévoilent le rôle et l’importance de la télévision publique dans cette mécanique de propagande qui touche tous les espaces et toutes les corporations. Personne n’échappe à cette machine de terreur, qu’il s’agisse des avocats, des juristes, des journalistes qui auraient dû être les premiers à réagir, des universitaires ou encore des intellectuels de manière générale.
La machination cynique et totalement arbitraire dont M. A Benhalima est la victime est loin d’être singulière dans les annales des services de sécurité. La police politique continue de terroriser les détenus, leurs familles et tous ceux qui aspirent à un État civil démocratique. La justice, qui avalise tous les abus et dépassements, condamne sans ciller des citoyens pacifiques que le régime a décidé de transformer en terroristes pour avoir seulement demandé l’État de droit et la démocratie, la dignité et la liberté.
Ces pratiques indignes doivent impérativement cesser. En plus de leur caractère illégal et immoral, ces méthodes sont totalement contre-productives : elles ne témoignent que de la brutalité et de l’incompétence du régime et de ses hommes. Dans un contexte international en évolution rapide et incertaine, la volonté d’imposer par les pires moyens au peuple algérien un mode de gouvernement somme de toutes les faillites ne peut déboucher que sur des impasses dangereuses. Le repli sur un héritage sinistre d’autoritarisme archaïque n’est pas synonyme de toute-puissance, il représente l’antithèse absolue des dynamiques d’ouverture et d’apaisement attendues par la société algérienne et exprimée par le mouvement pacifique du Hirak. Mohamed Azouz Benhalima doit être libéré. Tous les détenus d’opinion doivent être libérés.
Notes
1 Salima Tlemçani, « Alors que le parquet a requis une peine de dix ans de prison ferme : Mohamed Benhalima nie les faits et dénonce le piratage de ses comptes », El Watan, 9 mai 2022.
2 Pour analyser soigneusement les images recueillies, nous avons demandé l’avis de professionnels de la santé. Nous nous sommes aussi référés au Protocole d’Istanbul sur la torture (voir International Rehabilitation Council for Torture Victims, « L’examen médical physique des victimes de torture présumées. Guide pratique du Protocole d’Istanbul – à l’intention des médecins », Copenhague, Danemark, 2009).
3 Pour un panorama complet des méthodes de torture utilisée en Algérie, voir : Me Mahmoud Khelili, « La torture en Algérie (1991–2001) », Algeria-Watch, octobre 2001 ; et Algeria-Watch et S-E. Sidhoum, « La machine de mort », 5 avril 2005.