60e anniversaire de l’indépendance : Une liberté chèrement acquise
El Watan, 5 juillet 2022
L’une des séquelles du colonialisme en Algérie est cette aliénation culturelle qui perdure six décennies après la restauration de l’Etat Algérien savamment mise en place par «l’Ecole d’Alger» (1879), dont les représentants attitrés ont instauré une grille de lecture de la société algérienne axée sur l’exacerbation des différences communautaires servie par un matériau conceptuel qui résiste encore aux multiples efforts de «décolonisation».
La forme la plus exacerbée de cette aliénation a été la célébration officielle en 2009 du Centenaire de l’Université d’Alger (1909-2009), ce qui équivaudrait à dire que la République algérienne est l’héritière des six régimes constitutionnels coloniaux qui se sont succédé entre 1830 et 1962.
L’appel à décoloniser l’histoire lancé par Mohamed Chérif Sahli (1949) suivi des travaux de Mostefa Lacheraf (1954-1962) qui sont un véritable chef-d’œuvre en la matière et bien d’autres auteurs encore n’ont malheureusement pas trouvé un écho à la mesure de la tâche attendue auprès des historiens post 1980-1990 à ce jour et du coup auprès de nos étudiants.
Il n’y a pas que le handicap de la langue qui constitue une véritable barrière, mais il y aussi la représentation dominante de la science historique nationale. Même si les mémoires des (premiers) acteurs ont débloqué quelque peu la situation, la glorification de notre histoire nationale, celle de la Révolution en particulier et sa sacralisation sont de fait autant d’interdits pour qui veut sonder les profondeurs d’un passé dont bien des zones d’ombre gagneraient à être éclaircies.
Du coup la recension des faits, seul matériau de base pour accéder à une recherche historique objective et critique, se trouve submergée par un torrent de phraséologie que la non-maîtrise ou la mal-maîtrise de la langue arabe par nos étudiants rend aisée. Insuffisamment outillés, ne fréquentant qu’au besoin les bibliothèques universitaires transformées en salle de bachotage, ces derniers tombent, dans la grande majorité, dans le travers de la harangue devenue le métier d’enseignants professionnels des médias.
A ceux-là, s’ajoute une frange d’étudiants chaque année plus nombreuse assimilant les sciences humaines et l’histoire en particulier à une simple rhétorique religieuse. Aucune différence ou presque ne distingue un cours se voulant magistral d’un discours de circonstance prononcé devant un public hétéroclite hors enceinte universitaire.
La formation en un temps record de doctorants (es) encadrés (es) par des enseignants (es) qui font du nombre leur Curriculum Vitae pour accéder au grade de professeur, est à l’origine de cette carence cognitive qui cause des torts dommageables à divers échelons, à commencer par la formation des étudiants avant de s’étendre aux élèves des collèges et lycées.
Alors que les rares étudiants parmi les plus méritants font preuve d’un esprit critique, qu’ils sont à l’affût des dernières nouveautés bibliographiques, thématiques et méthodologiques, les seconds, soit la masse dominante, versent par mimétisme et facilité dans une phraséologie empruntée au discours dominant où s’entremêlent maladroitement absence de problématique, raccourcis et glorification à consonance politico-doctrinale.
Pour illustrer mon propos, je citerai l’exemple le plus frappant, celui qui revient dans pratiquement toutes les recherches, principalement doctorales. Ainsi en est-il de l’emploi de «istidmàr» en lieu et place de «isti’màr». L’argumentaire – si toutefois on peut parler d’argumentaire – de ceux qui réfutent l’emploi de «isti’màr» est d’essence coranique. Le verset 61 de Sourate Houde leur sert de référent :
Le Dr Khechrid en donne la traduction suivante : «C’est lui qui vous a créés à partir de la terre et vous y a fixés.» (Khechrid, 195). Autre traduction, celle de Kazimirski : «… Il vous a produits sur la terre, et il vous l’a donnée pour l’habiter.» Kasimirski, 196, n°64). Non convaincu par ces deux traductions, je me suis rabattu sur la lecture qu’en fait Cheikh Hacène Es Safar, figures chiite la plus en vue actuellement en Arabie Saoudite.
Son explication me paraît plus conforme au sens profond porté par la Sourate précitée. La traduction de son propos donne ceci : «Dieu a créé cet univers et y a déposé richesses, générosités et capacités, puis a délégué l’être humain pour les exploiter en vue de reconstruire cet univers.»
Partant de cette explication, la reconstruction ou le peuplement de l’univers se fait dans ce cas par la libre volonté de l’homme, de son propre territoire, à son seul profit, non sous la contrainte, aux dépens des autres hommes ou autres peuples.
Dans ce mélange des genres étymologiques entre «istidmàr» et «isti’màr», il y a une donnée fondamentale qui n’est pas prise en compte, à savoir l’occupation par la force d’un pays et la domination d’un peuple par une minorité étrangère aux fins d’exploitation à son profit exclusif des richesses naturelles et humaines de ce pays. «Et-t’amir» dans ce cas précis ne se fait ni par la volonté des habitants originaires de leur pays, ni selon leurs propres besoins, ni à leur profit, mais bien à leurs dépens par une puissance occupante. C’est le propre de l’«isti’màr».
Ceux qui ont recours à «istidmàr» ne font pas la différence, d’une part entre un mot créé de toutes pièces pour décrire le «calvaire du peuple algérien» (M. Ch. Sahli, 1949,) ou le «calvaire collectif» (Lacheraf,1965, 16) qu’a subi la société algérienne au lendemain d’une occupation sanglante et d’autre part, un concept qui a sa propre histoire qui n’est autre que celle de l’évolution de l’humanité tout entière. A l’esclavagisme a succédé le féodalisme, puis le capitalisme qui a produit pour prospérer le colonialisme et l’impérialisme.
C’est en faisant le constat du «chaos généralisé», des dégâts incommensurables causés par le colonialisme français que le défunt Mouloud Kacem Naït Belkacem a parlé à juste titre de «istidmàr», mot qui s’il était rendu dans la syntaxe française ne serait qu’un qualificatif.
Dans le même ordre d’idées, la traduction du français vers la langue arabe des textes fondamentaux de la Révolution, à commencer par la Proclamation du 1er Novembre 1954, pose problème. Il est tantôt question de «Nidà», tantôt de « Bayàne» pour désigner un seul et même texte. Alors que la version originale de la Proclamation est signée par «le Secrétariat National», la version en langue nationale mentionne deux signataires.
«El-amanà el-wataniya» pour l’une, «es-secretariya» pour l’autre. Idem pour la date de ce document fondateur. La date du 1er Novembre 1954 est traduite dans la version officielle par « fàtih nouvember». «Fàtih» est un mot non usité par le commun des Algériens, parce que tout simplement ne faisant pas partie de son lexique. C’est donc un mot importé du Moyen- Orient ou pour tout le moins employé par une élite arabisée passée par Tunis, Le Caire, Damas ou Baghdad.
L’authenticité recherchée par les hommes de Novembre passe d’abord par la mise en valeur de la culture et du vocabulaire du peuple à qui ils s’adressent et au nom duquel ils ont pris les armes. Autre terminologie à résoudre : «Guerre de Libération nationale» ou «Révolution algérienne» ? «Guerre d’Indépendance» ou «Guerre d’Algérie» ont été forgés par certains historiens (es) français (es) pour des raisons de convenances pratiques.
La «Guerre de Libération» a-t-elle commencé avec les premières actions armées le 1er Novembre 1954, avec le 20 Août 1955 ou avec le retour en 1958 du général de Gaulle au pouvoir, comme le pense Lakhdar Bentobbal («… C’est à partir de ce moment qu’a commencé la vraie guerre» (Djerbal, 149). «Révolution» reste dominant dans le discours politique. Quand a-t-elle commencé ? A-t-elle fait corps, à partir de quel moment avec «Guerre de Libération» ?
Faut-il les confondre ? Il s’est trouvé qu’une institution officielle a prié l’auteure d’une recherche initialement intitulée «Guerre de Libération nationale» de lui substituer «Révolution algérienne». Quelle explication en tirer ? Où se termine l’une et où commence l’autre ? Le 5 Juillet 1962 marque-t-il la date de l’«Indépendance de l’Algérie», ou de la «Restauration de l’Etat algérien» ? 1962 ou 1958 ?
De l’avis de Ali Kafi : «…Avec la constitution du GPRA, c’était la restauration de l’Etat algérien.» (Djerbal, 177). Que dire quand consciemment ou inconsciemment on fait du 8 Mai 1945 un génocide déclaré, de simples «événements – ahdàth – » ? Avant de conclure, faut-il continuer à considérer l’Emir Abdelkader, Mokrani, Boumezrag, Aziz Ben Cheikh El Haddad, etc., comme de simples résistants, ainsi que nous l’avons appris sur les bancs de la fac et enseigné à notre tour à nos étudiants ou faudrait-il se libérer de cette approche réductrice centrée sur la seule défense du territoire de la tribu, sur les batailles remportées et celles qui ont été perdues pour nous projeter bien au-delà, c’est-à-dire considérer l’unification et la défense du ‘arch en tant qu’entité humaine et territoriale comme un élément stratégique de base porteur d’un projet révolutionnaire devant aboutir après le ralliement des autres ‘archs à l’édification d’un véritable Etat, capable non seulement de se mesurer à l’«Etat» colonial, de le bouter hors du territoire, mais de lui survivre et de se mettre au service de ceux qui le composent. La notion de nationalisme, un autre héritage occidental, ne serait-elle pas dans ce cas là antérieure aux figures emblématiques de l’Emir Khaled et Messali Hadj ?
Ce bref relevé dénote une absence patente d’effort de conceptualisation par notre université de la terminologie historique. Malgré cela, l’espoir est porté par une jeune génération de chercheurs et d’étudiants, surtout ceux qui n’ont pas hésité à scruter les horizons que leur offrent tour à tour les langues étrangères, la sociologie historique et les sciences économiques. La traduction du français vers l’arabe, pour aisée qu’elle soit, pose dans l’état actuel des choses un double problème.
Celui des lourdeurs et contresens de la traduction littérale, mais plus grave encore celui du plagiat. Pour revenir à la nécessité de disposer d’un outil conceptuel viable, Mostefa Lacheraf, grand précurseur en la matière, avait mis le doigt sur cette plaie il y a au moins cinq décennies de cela, si on prend en compte la date de publication en 1969 de son ouvrage culte L’Algérie : nation et société. Il avait raison d’écrire : «Il y aurait à définir … un jour la nature de ces notions, de ces concepts … : ‘‘peuple’’, ‘‘liberté’’, ‘‘union’’, ‘‘droits’’,… ‘‘révolution’’ , ‘‘citoyen’’, ‘‘socialisme’’, etc.» (Lacheraf, 11).
Il est plus que jamais urgent de se pencher avec responsabilité et objectivité sur cette question qui détermine notre rapport avec l’écriture de l’histoire de l’Algérie et la construction de la mémoire nationale. C’est à ce prix là et seulement à ce prix là, qu’il sera possible de parler de mise en place de l’«Ecole algérienne d’histoire», une fois jetés les fondements conceptuels pour une histoire nationale reconnue universellement.
Mohammed Ould Si Kaddour El Korso (*) Historien
Quelques références bibliographiques
– Claude Collot : Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale CNRS/OPU, Paris, Alger, 1987.
– Daho Djerbal : Lakhdar Bentobbal. La conquête de la souveraineté Chihab Editions, Batna, 2022.
– Mostefa Lacheraf : L’Algérie : nation et société. François Maspero. Paris, 1969.
– Malika Rahal. Algérie 1962. Une histoire populaire Barzakh. Alger, 2022.
– Mohammed Chérif Sahli. L’Algérie accuse…Le calvaire du peuple algérien. Les Editions algériennes «En-Nahda », Alger,1949.