Le mouvement des réformes (1986-1991), précurseur du Hirak

Omar Benderra, 27 juin 2022

Communication rédigée pour le colloque « Algérie 1962-2022, Trajectoires d’une nation et d’une société » tenu les 23, 24 et 25 juin 2022 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Aux prisonniers d’opinion

Dans le continuum politique algérien postindépendance, le courant « réformateur », constitué à partir de 1986, a formé un gouvernement dirigé par Mouloud Hamrouche qui a duré à peine dix-huit mois de septembre 1989 à juin 1991. Cette très brève phase de l’histoire du pays représente indiscutablement un moment de rupture et un intervalle politique tout à fait singulier. Il ne s’agit pas ici de tenter un bilan de l’action du gouvernement des réformes, cela a déjà été fait sous divers angles et registres. Mais plutôt d’en évoquer les dimensions stratégiques, en termes de citoyenneté et de transformation institutionnelle et d’en évaluer la conduite de la politique économique et sociale pour en mesurer l’impact sur les structures politiques de l’Algérie.

Le régime installé au lendemain de l’indépendance, sous ses façades institutionnelles successives, ses orientations politico-idéologiques diverses, a toujours été caractérisé par l’autoritarisme, la brutalité et l’absence de reddition de comptes. On pourra naturellement en contester les méthodes et les objectifs mais sous ce seul aspect, le gouvernement de l’ouverture démocratique tranche singulièrement avec ce qui l’a précédé et ce qui l’a suivi.

La voie des Réformes

Le programme des réformes qui a sous-tendu l’action gouvernementale entre septembre 1989 et juin 1991 n’est pas le produit d’un bureau d’études extérieur ou le résultat d’une série de décisions unilatérales prises au sommet des appareils de pouvoir. Certes, la stratégie générale a été élaborée par Ghazi Hidouci, conseiller à la Présidence de la République de 1984 à sa nomination en tant que ministre de l’Économie en 1989. Il n’est pas inutile toutefois de rappeler que cet ensemble de mesures législatives et réglementaires est le produit d’un travail collectif engagé dès 1986 par plusieurs centaines de cadres exerçant dans l’administration et les entreprises publiques. Pour les animateurs de ce débat avec ces acteurs économiques et sociaux, Mouloud Hamrouche, alors secrétaire général de la présidence de la République, et Ghazi Hidouci, conseiller économique du Président, il s’agissait à l’origine de produire un programme opérationnel de transition pacifique du régime, initiative fondamentale nécessitant l’accord du président Chadli Bendjedid, et de transformation de l’économie. Les réformes ont été élaborées par des cadres algériens au fil d’échanges et de débats qui se sont étendus sur une longue période dans une relative discrétion, pour ne pas interférer avec (ou provoquer) l’exécutif en place ni empiéter sur ses prérogatives.

L’urgente nécessité de reformer le cadre légal et réglementaire de l’économie s’est imposée de plus en fortement avec la dégradation de la situation économique du pays, mono-exportateur de ressources fossiles, en raison du contre-choc pétrolier de 1986. La très forte contraction des revenus externes a exhibé dans toute leur ampleur les failles structurelles d’une économie administrée, sa très faible production et son excessive dépendance aux importations.

La détérioration rapide des indicateurs a complètement pris de court le régime dans son ensemble – le général Larbi Belkheir en assurant la supervision à la présidence au nom de l’armée – et un exécutif privé de vision, dépourvu de toute stratégie d’adaptation à la crise générale induite par l’effondrement des cours des hydrocarbures. Ainsi la période ouverte en mai 1986 par la chute verticale des cours pétroliers est marquée par une succession de pénuries de toutes natures, de scandales de corruption et de détournements inédits, le tout sur fond d’un conflit au sommet du pouvoir allant en s’exacerbant. Menacé par la colère populaire, le gouvernement fait alors le choix de la fuite en avant et, plutôt que d’entamer un processus de reconstruction de l’économie, opte très démagogiquement pour le recours aux crédits à court terme pour financer les importations de produits de première nécessité. La détérioration des comptes publics s’accélère et les déficits se creusent très rapidement. L’Algérie entre ainsi dès la fin de l’année 1986 dans le debt trap, le piège de la dette…

Contre-choc pétrolier et conflit au sommet, 1986-1988

Le mécontentement général et la guerre interne au sérail qui oppose les partisans d’une ouverture bazariste ou infitahiste « à l’égyptienne » aux adeptes du statu quo finit par se traduire en octobre 1988 par des émeutes sans précédent, qui secouent toutes les grandes villes à travers le territoire. Dans la capitale, ces manifestations sont noyées dans le sang par l’armée sous les ordres du général Khaled Nezzar au prix de plusieurs centaines de morts, très jeunes pour la plupart. Pendant plusieurs jours, des dizaines de manifestants mais aussi de personnes connues pour leur activisme sont arrêtées et souvent torturées par les agents d’une police politique multicéphale, les généraux Mohamed Betchine, « Toufik » Médiène et Abbés Ghezaiel étant en compétition directe à sa direction.

Durant ce moment charnière de l’histoire du pays, le leadership du régime est désemparé et prêt au coup d’État contre son chef nominal, le président Bendjedid, qui refuse malgré tout la reprise en main autoritaire défendue par son omnipotent directeur de cabinet, le général Larbi Belkheir, et les chefs de l’armée. C’est dans ces circonstances très troublées que le groupe des réformateurs propose à Mouloud Hamrouche, secrétaire général de la présidence, de recommander au président un arbitrage allant au-delà des chefs du régime en offrant au peuple algérien une alternative à la répression par une sortie politique pacifique de la crise. Le contournement de ce centre de décision est totalement inédit. Le discours présidentiel du 10 octobre 1988, qui annonce une voie démocratique sur les principes de l’État de droit par une nouvelle Constitution, prend de court les caciques de l’armée et des services secrets. Cet entourage très influent parvient néanmoins, en tant que garantie pour ses intérêts, à imposer à la tête du gouvernement l’un de ses représentants, Kasdi Merbah, ancien chef de la police politique sous Houari Boumediene. La Constitution démocratique est approuvée par référendum en février 1989.

Une large partie de l’opinion approuve cette évolution, mais elle n’en voit pas les effets concrets. Face aux pesanteurs d’un gouvernement qui renâcle à réformer et tente de ravaler une façade irrémédiablement compromise, l’impatience est palpable dans un contexte d’effervescence sociale et de radicalisation de l’islam politique.

Le gouvernement des réformes, 9 septembre 1989- 5 juin 1991

Kasdi Merbah remercié, c’’est dans un climat social particulièrement tendu que le gouvernement réformateur est installé le 9 septembre 1989. L’opinion découvre que l’une des ultimes décisions du gouvernement Merbah est l’agrément du Front islamique du salut (FIS), dont les statuts semblaient pourtant non conformes aux stipulations de la loi sur les « associations à caractère politique » du 5 juillet 1989… Une campagne de désinformation tente d’attribuer la paternité de cet agrément, signé le 6 septembre par Aboubakr Belkaïd, ministre de l’Intérieur du Premier ministre Kasdi Merbah, à… Mouloud Hamrouche. Mais la direction du FIS elle-même ne s’y trompera pas : elle considérera le mouvement des réformes comme un danger pour ses alliances politiques avec des secteurs du régime…

Il n’empêche, les premiers pas du gouvernement réformateur sont plutôt favorablement accueillis par l’aile militaire non bazariste du régime qui pense voir émerger une équipe moderne, techniquement performante et « présentable » à l’étranger. Certes, il y a bien eu quelques grincements de dents lors de la décision de mettre fin aux « attachés de sécurité préventive », agents de la police politique présents dans toutes les administrations et entreprises publiques, chargés de la surveillance des cadres et de la collecte d’information, souvent décideurs de fait au sein de ces structures. Mais il faut dire que pour les membres de l’aile coloniale-libérale, l’ouverture de l’économie et les modifications du statut juridique des entreprises publiques, désormais sociétés par actions, sont vues comme autant de mouvements vers un début de reconnaissance de leur perspective affairiste : ils espèrent bien capter plus encore qu’auparavant les réserves de privilèges et orienter à leur profit les subventions pour en finir avec le « socialisme » d’État, ce qu’ils appelaient de leurs vœux avant même la disparition du président Boumediene en 1978…

Les réformateurs face au système

Mais le libéralisme affiché des principaux dirigeants du régime révèle rapidement ses limites lorsque le ministère de l’Économie entreprend une série d’actions visant à rationaliser et à ouvrir à la concurrence le commerce extérieur, « monopole d’État » des entreprises publiques notoirement contrôlé par des groupes d’intérêts dirigés par des généraux de l’armée ou de la police politique et source pour eux d’importantes commissions occultes. L’atmosphère se charge d’animosité et, dès le début de l’année 1990, des campagnes de presse d’une rare violence se succèdent, en mettant en cause gravement le ministre de l’Économie et des cadres du secteur. La loi sur la monnaie et le crédit adoptée en avril 1990, qui instaure l’autonomie de la Banque centrale, suscite une vive polémique nourrie par les relais de la police politique. La « coupole » des décideurs militaro-sécuritaires comprend que la débureaucratisation de l’économie a pour effet d’annuler les instruments de détournement de la rente et de gestion démagogique des comptes publics. Le gouvernement réformateur ne bénéficie plus de la réserve perplexe exprimée au départ par les chefs militaires. Des dirigeants de partis politiques « laïcs » et les journaux s’affirmant « indépendants » mais relevant de fait des appareils sécuritaires relaient des attaques sur tous les registres, y compris les plus abjects, dans ce qui se révèle clairement comme une entreprise coordonnée de déstabilisation du gouvernement.

Il reste cependant qu’un climat inédit de liberté s’installe dans le pays, ces journaux, d’abord constitués en coopératives de journalistes puis en entreprises privées de presse, modifient profondément le paysage médiatique. Et même la très bureaucratique télévision nationale s’ouvre aux débats contradictoires et aux reportages critiques. Mais le mécontentement est bien réel et le rejet du système est largement partagé, notamment par les catégories les moins favorisées qui se perçoivent comme les victimes directes d’un ordre rentier, inégalitaire, injuste et immoral. Le malaise est alimenté par le blocage des financements externes et budgétaires contraint par le poids du service de la dette. Les élections municipales de juin 1990, pluralistes pour la première fois depuis l’indépendance, confirment l’exaspération populaire en offrant au FIS une victoire écrasante. Ce plébiscite exprime par son ampleur une vérité sociale incontestable ; il surprend des officines et des analystes en rupture avec les réalités qui n’escomptaient pas un score aussi écrasant du parti islamiste ; celui-ci remporte toutes les grandes villes du pays, tandis que le FLN, ci-devant parti unique, résiste malgré tout, particulièrement dans les zones rurales mais s’effondre globalement. Le Front des forces socialistes (FFS) ayant refusé de participer à ces élections, des formations marginales récoltent les miettes du suffrage populaire. De fait, la nouvelle cartographie politique reflète davantage le rejet massif du système qu’une adhésion aux thèses du FIS. Pour de nombreux électeurs, le parti islamiste, qui tient le discours le plus radicalement anti-régime, est celui qui pourrait en débarrasser le pays.

Le très utile épouvantail islamiste

Le triomphe électoral du FIS provoque également une vague de réactions entre angoisse et colère, qui s’expriment de manière particulièrement vive chez les maigres catégories sociales formant la base et la clientèle du système. Mais aussi, plus généralement, au sein de la petite bourgeoisie francophone effrayée par la bigoterie et les discours parfois régressifs de certains militants islamistes peu formés à la pratique politique. Ainsi, au cours de l’été 1990, aux attaques contre la gestion économique du gouvernement par la diffamation et la calomnie, s’ajoute un concert ininterrompu de discours alarmistes sur la perspective d’une prise de pouvoir par le parti islamiste. Une campagne de propagande intensive est lancée autour des conséquences tragiques qui pourraient en découler ; les excès sanglants des premiers mois de la révolution iranienne de 1979 et les exactions perpétrées par les islamistes afghans sont systématiquement évoqués par la presse et certaines figures médiatiques proches de la police politique. Cette campagne est bien sûr confortée par la communication largement inepte des islamistes, dont les initiatives publiques, notamment la marche de janvier 1991 vers le ministère de la Défense suite au déclenchement de l’offensive terrestre occidentale contre l’Irak (afin de demander l’envoi de volontaires), ont nourri les argumentaires de propagande du pouvoir.

La conjonction d’une situation économique très difficile, le service de la dette absorbant les faibles excédents dégagés par les exportations d’hydrocarbures, avec la campagne virulente de déstabilisation du gouvernement pilotée par la police politique ainsi que la tension politique provoquée par la montée du FIS, explique le revirement du président Bendjedid : les réformateurs sont privés du soutien institutionnel du président. L’annonce en septembre 1990 par ce dernier d’élections législatives anticipées dans le courant de l’année 1991 est ressenti par eux comme un désaveu et un lâchage.

En effet, le président avait assuré par écrit son acceptation d’une période de trois ans à compter de la nomination de Mouloud Hamrouche en septembre 1989 avant que de telles élections générales puissent être convoquées. Ce délai était jugé nécessaire pour remettre l’économie sur les rails et stabiliser la situation sociopolitique. Avec cette annonce, il apparaît clairement pour tous que le lobby militaro-sécuritaire a pris un ascendant décisif sur le président et entend manipuler à son profit le climat d’instabilité. Les réformateurs sont désormais en confrontation directe avec ce groupe qui, avec ses relais médiatiques (notamment dans la presse francophone), use de tous ses moyens pour fourvoyer l’opinion dans une entreprise de déstabilisation permanente. L’échec patent de la grève insurrectionnelle lancée en mai 1991 par des dirigeants islamistes aveugles aux réalités politiques et aux rapports des forces en présence encourage ces décideurs de fait à imposer au chef de l’État une gouvernance autoritaire et liberticide pour étouffer toute contestation sociale. Le refus de cette logique répressive précipite la démission du gouvernement Hamrouche. Dans la nuit du 4 au 5 juin 1991, un escadron de blindés commandé par un général particulièrement brutal tire des coups de semonce sur le palais où siège encore le gouvernement démissionnaire. L’État de siège est instauré.

La suite est connue et amplement documentée. La reprise en main autoritaire par un groupe de militaires contre-révolutionnaires lors du coup d’État de janvier 1992 qui démet Chadli Bendjedid ouvre sur une décennie de terreur sanglante où, dans l’opacité d’une « sale guerre contre les civils », s’affrontent des forces de « sécurité » et des « desperados » islamistes – selon le mot d’Hocine Aït-Ahmed – apolitiques et ouverts à toutes les manipulations. Pour l’Algérie, trente ans après le soleil brûlant de l’indépendance, le coût humain de la dernière décennie du xxe siècle est effroyable. Rappelons-le ici pour mémoire : deux cent mille morts, des dizaines de milliers de « disparus » victimes d’enlèvements extrajudiciaires, plus d’un million de déplacés, plusieurs centaines de milliers de personnes contraintes à l’exil.

Économie politique de la prédation

Mais ce qui a été moins évoqué est que le paroxysme de violence des années 1990 a opportunément servi de paravent à des manœuvres massives de captation délinquante des ressources et d’accaparement du patrimoine public. L’interruption du processus de réformes, puis leur remise en cause, ne s’est accompagné d’aucune alternative de politique publique de redressement de l’économie. La période de stabilisation financière externe permise par le reprofilage de la dette conduite par les réformateurs s’est achevée sans ouverture ni dynamisation de l’économie. La passivité et l’incompétence flagrante des exécutifs successifs installés par les « décideurs » après juin 1991, conjuguées à la faiblesse persistante des cours pétroliers, dirigent irrésistiblement le pays vers la cessation de paiement et rendent inévitable le rééchelonnement de la dette. Les accords de stand-by de 1994 et 1995 procurent les nécessaires marges de manœuvres en échange d’un ajustement structurel inefficace au plan macro-économique mais au coût social exorbitant. L’ajustement sous supervision du FMI, en imposant la dissolution de très nombreuses entreprises publiques, est l’occasion d’un immense détournement au bénéfice de la bourgeoisie militaire aux commandes du pays et de ses clientèles, au moment-clé de la réorientation mafieuse de l’économie administrée. Les équipements de centaines d’entreprises de wilaya, cédées au dinar symbolique, sont démantelés et leurs terrains voués aux spéculations immobilières. Ce pillage de ressources mis en œuvre par des administrations mercenaires d’une insigne médiocrité a abouti à la destruction d’une part substantielle du potentiel de production, contribuant de manière criminelle à la désindustrialisation du pays. De très nombreux cadres d’entreprises nationales, 5 000 ou 6 000 selon les sources, qui s’opposent à ces mesures sont emprisonnés sous de fausses accusations. Certains meurent en prison.

L’Algérie opère ainsi un ajustement structurel par la socialisation des déficits et la privatisation des secteurs rémunérateurs au profit d’une caste compradore imposée par les baïonnettes. Sous pilotage du FMI, l’économie politique de la rente reste en place et ses performances tombent en dessous de tous les standards admissibles. Ceux qui rêvaient de voir les agences de Bretton Woods imposer au régime de véritables réformes de structures en sont pour leurs frais… Il est intéressant de souligner que ce programme violemment antisocial n’émeut guère, à de rares exceptions, les milieux de « gauche » alors mobilisés dans la promotion de la politique d’« éradication » des islamistes par le terrorisme d’État.

Légitimité rentière et déshérence : Abdelaziz Bouteflika

La désignation en tant que chef d’État d’Abdelaziz Bouteflika en 1999 – lors d’élections notoirement truquées – annonce le début de la fin de la période d’hyperviolence, de moins en moins acceptée par les partenaires de l’Algérie et de plus en plus difficilement défendue par les sponsors externes du système. Sur ce plan, les attentats du 11 Septembre favorisent complètement la mission de réhabilitation diplomatique dont est chargé l’ancien ministre des Affaires étrangères de Houari Boumediene. La hausse spectaculaire qui propulse durablement les prix du pétrole à partir de 2002 (jusqu’en 2013) vers des sommets inégalés stimule un gaspillage effréné, rarement vu dans les annales mondiales de la non-gouvernance. Les dépenses publiques explosent du fait d’investissements infrastructurels – dont la construction de logements pour « calmer » la population – avec commissionnements et pots-de-vin, dans un climat d’immoralité affichée et un niveau de corruption stratosphérique absolument inédit. Les ressources algériennes sont l’objet d’une prédation systémique en bandes organisées autour de chefs de réseaux occupant les plus hauts niveaux des appareils sécuritaires et de défense.

Et dès le retournement en 2013 du marché des hydrocarbures, ce qui reste des centaines de milliards de dollars de recettes externes fond inexorablement. La misère apparaît au grand jour, tandis que les subventions qui ont permis d’anesthésier la colère de l’opinion obèrent les comptes publics. L’iniquité du système et ses inégalités criardes sont impossibles à justifier : le pays s’appauvrit au rythme de l’enrichissement de la caste compradore dirigeante. Sous les yeux de tous, la richesse aussi ostentatoire qu’inexpliquée de personnages douteux mais notoirement proches des centres de décision n’a d’égale que celle de généraux de premier plan présents, par hommes de paille interposés, dans tous les secteurs d’importation, y compris les plus crapuleux (dont le trafic de drogue)

Mais, comme lors du contre-choc pétrolier de 1986, le rétrécissement de la rente pétrolière aiguise les conflits au sommet de la nomenklatura. Au gré des luttes de groupes d’intérêts des dizaines d’officiers supérieurs sont limogés, tandis que les généraux aux commandes ne parviennent plus à reconstituer la façade civile du régime, en déshérence depuis les graves problèmes de santé, dès 2013, de Abdelaziz Bouteflika.

Des Réformes au Hirak

Et en février 2019, une immense et très pacifique mobilisation populaire à travers le pays signe la fin du règne kafkaïen d’Abdelaziz Bouteflika, quelques jours après que soit annoncée l’invraisemblable candidature pour un cinquième mandat du président malade, mutique et quasi-grabataire – il décèdera en septembre 2021. Le Hirak du peuple a fait voler en éclat l’unité de façade d’une conjuration regroupant des lobbies en conflit pour le pouvoir et la rente. Pour tenter de neutraliser la puissante révolte populaire en sacrifiant des boucs émissaires, la coterie au pouvoir fait spectaculairement arrêter de nombreux généraux et affairistes, ce qui lui permet également d’assurer une mainmise plus affermie sur la rente.

Car le Hirak n’a pu obtenir que « tous dégagent » : faisant preuve d’une grande responsabilité face à la pandémie de covid-19, ses acteurs ont décidé au printemps 2020 de suspendre leur mouvement. Sur la scène politique ne subsiste provisoirement que le spectacle désolant des déchirements à ciel ouvert à la tête des appareils militaro-sécuritaires, exhibant l’état effroyable de décomposition morale des personnels de direction, militaires comme civils. L’extraordinaire levée en masse de la population a en tout cas fini de mettre à nu un autoritarisme dont le mouvement des Réformes avait exposé la mécanique d’accaparement et de pillage. Le régime en panne de figures historiquement légitimes finit par s’accorder sur un successeur sans aura particulière mais qui connaît parfaitement les modalités de fonctionnement du centre de décision réel. Privé de boussole politique et de compétences, le régime qui assume sa médiocrité n’a plus depuis que la seule répression comme instrument de pouvoir.

Soixante ans après l’indépendance et un peu plus de trente ans après la tentative d’ouverture démocratique menée par les réformateurs, l’Algérie est toujours dans une situation de crise institutionnelle dans le même contexte spasmé aux plans économique et social. La décennie cauchemardesque de la sale guerre contre les civils suivie de la présidence erratique d’Abdelaziz Bouteflika constitue la période la plus sombre de l’Algérie indépendante. La corruption généralisée, l’organisation de tous les trafics au plus haut niveau du commandement de l’armée révélés par les règlements de compte internes de la haute hiérarchie et des services de sécurité, en contrepoint d’une situation de précarité du plus grand nombre et d’exode tragique (la « harga ») de la jeunesse, forment la trame d’un scandale permanent. Ceux qui ont interrompu en 1991 un processus démocratique de réhabilitation de l’État pour précipiter le peuple algérien dans les affres de la terreur, de la misère et de l’injustice en portent toute la responsabilité.

L’expérience du gouvernement réformateur, qui a ouvert l’hypothèse démocratique, est donc aussi celle de la révélation de la nature du régime, de ses mécanismes et de ses personnels. Ainsi, le centre de décision effectif de l’Algérie apparaît depuis lors aux yeux de tous les observateurs rigoureux pour ce qu’il est : un commandement militaire contrôlant la rente, dissimulé derrière une façade civile. Cette réalité forgée avant même l’indépendance de l’Algérie est une constante qui se maintient par la répression, la corruption et la manipulation. Et on peut s’étonner que nombre de commentateurs occidentaux – français en particulier – de l’actualité algérienne, journalistes ou universitaires, continuent aujourd’hui à la commenter en passant totalement sous silence cette réalité.

Sous cet angle, l’interruption brutale d’un processus de réhabilitation impulsé dans le cadre d’un programme cohérent élaboré par des compétences nationales et le putsch qui l’a suivi il y a plus de trente ans démontre, jusqu’à la tragédie, l’impossibilité de réformer ce système.

Trente ans plus tard, le Hirak rejette le régime factieux installé en 1962 et, rappelant la plateforme de la Soummam de 1956, revendique la souveraineté de la justice, la liberté et l’État de droit. Le Hirak relaie en l’amplifiant, par le poids du peuple tout entier, ce qui a constitué le cœur politique et l’action du mouvement et du gouvernement des réformes.

Vers l’Etat de droit et les libertés démocratiques

Au bout du compte, les réformes ont essentiellement consisté en une articulation inédite en Algérie entre la politique et l’économie, le droit et les libertés. La traduction programmatique concrète de cette démarche a rencontré l’opposition multiforme du sommet d’un régime dont les mœurs sans loi le rendent incapable de respecter les règles qu’il édicte lui-même. Tout comme les principes et modalités de l’économie de marché sont en contradiction directe avec le fonctionnement bureaucratique, immoral ou mafieux de l’économie « libéralisée ». De ce point de vue, les réformes, ultime tentative d’évolution impulsée à l’intérieur du système par des cadres au service de l’intérêt général ont bien constitué un éclair démocratique, précurseur du Hirak. L’action des réformateurs forme bien un marqueur historique et politique.

Le Hirak l’a très clairement montré : l’évolution ardemment souhaitée par la majorité du peuple ne peut se concevoir hors du principe de réalité, dans l’action politique patiente et résolue. Cela a été exprimé lors des manifestations avant la pandémie, les convictions idéologiques des acteurs, nécessairement différentes ou même antagoniques, ne sont certainement pas annulées mais leurs expressions s’inscrivent dans le cadre de la compétition démocratique, des règles de l’Etat de droit et des valeurs fondatrices de l’Appel du 1er Novembre 1954. Il s’agit bien là de l’esprit du mouvement des réformes.

Les Algériennes et les Algériens, conscients des enjeux nationaux et internationaux, n’ignorent pas cependant que le régime, même s’il a dilapidé une part substantielle de l’héritage du 1er novembre 1954, conserve malgré tout quelques points d’appuis fondamentaux, notamment dans le refus de l’alignement et le soutien, cohérent avec l’histoire de l’Algérie, aux luttes de libération décoloniales, au Sahara occidental et en Palestine. La jeunesse algérienne connaît l’histoire de la résistance anticoloniale et les sacrifices colossaux consentis pour l’indépendance et la dignité. L’opinion, en cette veille du soixantième anniversaire de la libération nationale, est largement consciente des menaces extérieures qui visent le peuple algérien bien plus que le régime lui-même. Dans un monde en mutation profonde, rapide et dangereuse, il est plus que jamais vital pour l’État et la Nation, pour la sécurité, la paix et le développement, de mettre en œuvre les modalités démocratiques d’un vivre ensemble renouvelé.

Les conditions politiques du pays et sa tradition de ténacité, l’intelligence collective du peuple et l’inventivité de sa jeunesse permettront certainement l’avènement pacifique et ordonné de l’État de droit et des libertés esquissé par les réformateurs. Pour cette jeunesse et devant l’histoire, le mouvement des réformes de 1986-1991 est une expérience riche d’enseignements, un jalon dans l’évolution politique du pays et un repère chargé de sens dans le long processus de libération de l’Algérie.