Mourad Khader. Avocat : «La détention préventive a été banalisée et a tendance à être couverte par une condamnation»
Salima Tlemçani, El Watan, 30 avril 2022
Me Mourad Khader relève «la gravité» de la situation en matière de respect de la présomption d’innocence et affirme que la détention préventive est devenue «une pratique courante» alors que la loi l’a consacrée comme une mesure exceptionnelle. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il appelle au «réveil des consciences» pour une refonte des textes afin de «mieux protéger» les libertés individuelles.
La question de la détention préventive revient sur la scène médiatique après le décès d’un détenu, en attente d’un procès, pour des publications sur la Toile, à la prison de Koléa. Quel commentaire faites-vous ?
En fait, on nous a fait banaliser un des droits les plus fondamentaux garantis par la Constitution, qui est la liberté du justiciable. La détention préventive est devenue une pratique courante. Les juges ont inversé les procédures. La détention qui est une mesure exceptionnelle, selon le code de procédure pénale, est devenue la règle. J’ai l’impression que les juges sont formatés ou mis dans le même moule. Il faut réveiller leur conscience et celle de tous les juristes par l’ouverture d’un débat sur le problème de la détention préventive, mais aussi sur toutes les libertés consacrées par la Constitution. Si nous ne le faisons pas aujourd’hui, on ne saura pas de quoi sera fait demain. Il faut, peut-être, appeler à la création de mécanismes qui permettent la désignation de juges des libertés qui auront à statuer sur la question des libertés au lieu qu’elle soit confiée aux juges d’instruction. Il est donc important que les professionnels du droit unissent leurs rangs pour militer ensemble afin d’imposer le débat sur les questions des libertés et d’aller vers une réforme des lois.
Les textes de loi sont clairs et précis et font de la liberté une règle et de la détention une exception. Ne pensez-vous qu’il y a, plutôt, un problème dans l’application de la loi ?
Effectivement, raison pour laquelle il faut des mécanismes qui permettent le respect de la loi et sa bonne application. Le justiciable est présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit condamné définitivement, et ce, qu’il soit en prison ou en liberté.
Justement, un de vos confrères a affirmé qu’il est plus difficile de préserver les droits d’un justiciable en prison que ceux de celui qui est poursuivi en étant en liberté. Qu’en pensez-vous ?
Il a entièrement raison, parce que nous sommes face à des magistrats qui ne traitent pas de manière équitable les justiciables en détention et ceux en liberté. Ce qui est anormal. Il y a un vrai problème. Sur quel critère se base le magistrat pour prononcer le mandat de dépôt ? S’il se base sur la loi, celle-ci est précise. La détention est une mesure exceptionnelle décidée lorsqu’il y a des faits extrêmement graves, comme le meurtre par exemple, ou risque d’entraver le cours de l’instruction. Pour le législateur, la liberté reste la règle générale et elle est accordée sur la base des garanties présentées par le justiciable, c’est-à-dire une adresse fixe, la volonté de se présenter devant le juge à chaque fois que c’est nécessaire.
Qu’il soit en prison ou en liberté, le droit du justiciable à la présomption d’innocence est garanti. Dans de nombreux pays qui font du respect des libertés un principe fondamental, on fait tout pour que le justiciable ne soit pas placé en détention. Ils attendent jusqu’à la condamnation pour incarcérer le mis en cause. Chez nous, la détention a été banalisée et a tendance à être couverte par une condamnation, certainement pour éviter les procès en réparation. C’est très grave qu’on arrive à des situations pareilles. Il faut interpeller les consciences. Ce qui se passe doit servir de leçon. Si l’ancien ministre de la Justice, Tayeb Louh, avait travaillé pour la préservation des droits, notamment celui de la présomption d’innocence et des libertés, il aurait certainement été jugé tout en étant en liberté. Les tenants du pouvoir doivent apprendre les leçons et travailler sur ces questions des droits et des libertés.
Dans le cas où un détenu en attente d’un procès meurt en prison, sa famille peut-elle engager une procédure en réparation ?
D’abord, il faut savoir que la famille est en droit de connaître les circonstances du décès. Il doit y avoir une autopsie dont les conclusions doivent lui être remises. Mais, en ce qui concerne la procédure en réparation, elle devra apporter la preuve qu’il y a un lien direct entre le décès et la détention. Ce qui est très difficile à faire. Cela étant, ces affaires sont, pour moi, des signaux d’alarme qui doivent réveiller les consciences. Ce cas appelle à une réforme urgente des textes.
Mais les textes ne disent-ils pas que la détention préventive est l’exception ?
Effectivement, et je vais même dire que les textes sont parfaits, mais ils ont été faits dans un contexte totalement différent de celui d’aujourd’hui. On doit les renforcer par des procédures bien définies afin de protéger au maximum les droits et libertés. Nous n’allons rien inventer. En France, par exemple, lorsque l’on a remarqué que les juges d’instruction abusaient de leur pouvoir, on a créé une chambre des libertés composée de magistrats indépendants des dossiers en instruction, à laquelle on a confié la décision de trancher sur tout ce qui relève des libertés individuelles. En réalité, on a renforcé la loi par une meilleure application. Nous devons conjuguer les efforts pour réveiller les consciences.
Lorsque vous appelez au réveil des consciences, ne pensez-vous pas que cette action est d’abord celle des avocats, restés majoritairement silencieux ?
Je peux vous en dire plus. Le silence des avocats constitue, pour moi, une complicité dans cette situation. On a banalisé quelque chose de très grave. Rares sont les réactions qui dénoncent, et lorsqu’elles sont faites, elles ne durent pas. Il est vrai que l’avocat n’a devant lui qu’une seule voie pour critiquer ou dénoncer la décision du juge, soit à l’audience soit à travers l’appel et la cassation.
Mais si des juristes, des avocats et des militants des droits de l’homme unissent leurs efforts pour ouvrir le débat sur la place publique et créer une dynamique à même de réveiller les consciences des uns et des autres sur ce grave problème de respect des libertés, nous pouvons pousser à la réforme des lois pour une meilleure protection des droits.
Entretien réalisé par Salima Tlemçani