Ahmed Mahiou. Juriste : «Il persiste une grande incertitude sur la nature du système juridique algérien»
Nadjia Bouzeghrane, El Watan, 26 mars 2022
Ahmed Mahiou est ancien doyen de la Faculté de Droit d’Alger, ancien directeur de l’IREMAM, ancien président de la Commission pour le Droit international, et ancien juge ad hoc à la Cour internationale de justice (CIJ). Dans ses Mémoires Au fil du temps et des événements qu’il vient de publier chez Bouchène*, il relate 48 ans au service du Droit en Algérie et dans des institutions internationales, témoignant sur des faits et des événements auxquels il a été mêlé, et ce, dans un souci de «contribuer à enrichir la connaissance d’épisodes de l’histoire interne et externe de l’Algérie».
Comment avez-vous vécu l’arabisation de l’enseignement en tant qu’enseignant et doyen de la Faculté de Froit d’Alger que vous la décrivez comme «un champ de surenchère et de conquête du pouvoir» ?
J’ai effectivement vécu de près le processus d’arabisation et parfois dans une position plus qu’inconfortable. Objectivement, pour être dans une position favorable et comprendre le problème de l’arabisation, il faudrait être trilingue (arabe, français et berbère). Certes, j’étais bilingue, mais c’était berbère (langue maternelle) et français (langue d’enseignement) ; il manquait la langue arabe plus répandue démographiquement que les deux autres.
Pour moi, dans mon village des montagnes de Kabylie, l’arabe était alors une sorte de langue étrangère. En effet, les rares fois où j’ai entendu quelques mots ou phrases en arabe populaire, c’était lors du passage de quelques marchands ambulants qui se hasardaient jusqu’au village montagnard où je résidais. Tant bien que mal, je l’ai entendu plus régulièrement en arrivant au lycée à Alger, où cependant la langue française était très largement dominante, non seulement en classe, mais aussi dans les cours de récréation. Ce qui m’a permis d’apprendre un peu l’arabe populaire.
Ce problème de l’arabisation qui est donc très sérieux pour l’avenir du pays, au lieu d’être un point de rencontre et d’entente, est devenu un lieu de désaccord et de confrontation, par la faute d’une approche idéologique qui a pourri le débat alors que celui-ci est aussi sérieux que nécessaire pour connaître et comprendre les réalités algériennes.
En schématisant, une approche se fait jour pour prôner une arabisation rapide, car il est évident que les Algériens doivent apprendre les langues du pays. Mais, elle se radicalise pour devenir le chantre d’une arabisation intégrale et sans concession, au motif que la langue française est celle du colonisateur qui a tout fait pour chasser la langue arabe ; il faut donc inverser la tendance pour retrouver celle-ci et chasser la langue française.
La politique d’arabisation devient démagogique et cristallise une opposition entre «arabophones» et «francophones» ; elle devient un instrument pour conquérir le pouvoir politique, neutraliser et éliminer les «francophones» qui dominaient jusque-là dans l’Etat. Or, il y a une seconde voie possible, avec d’ailleurs des variantes, qui se base sur les retards de la langue arabe pour conserver une place importante au français et rester au contact des progrès scientifiques et technologiques. Le débat aurait dû être et rester serein en prenant comme base des données objectives et les intérêts du pays.
La question des langues pose problème en Algérie. Comment résoudre cette problématique ?
Certes, le problème est complexe, mais il me semble qu’il aurait pu se résoudre si chacun veut bien tenir compte de cette complexité et, surtout, ne pas en faire un champ de confrontations idéologiques exacerbées et a fortiori un enjeu de quête du pouvoir. Quelques options auraient pu être faites et retenues pour donner corps à une politique plus sereine :
– l’adoption d’une politique pour que l’arabe soit une langue d’enseignement et de communication fiable et moderne commune à l’ensemble du pays ;
– le déploiement d’un enseignement en berbère dans le respect de la diversité de ses variantes, en encourageant son éventuelle unification ;
– le maintien de la langue française comme langue étrangère privilégiée, en raison des acquis qu’elle présentait du fait de sa connaissance et de sa pratique au sein d’une bonne partie de la société algérienne ; pour reprendre la formule de Kateb Yacine, le butin de guerre avec les avantages qu’il comporte. En effet, on n’efface pas par un simple décret une histoire – même douloureuse – avec bientôt près de deux siècles (1830-2030) de cette langue en Algérie ;
– l’encouragement de l’accès aux autres langues étrangères, notamment l’anglais, devenu pratiquement une sorte de langue universelle. Si la langue anglaise devient progressivement prééminente, il serait alors normal qu’elle devienne la langue étrangère privilégiée. L’erreur serait de croire que l’on peut passer, du jour au lendemain, d’une langue privilégiée à une autre.
En tant que doyen de la Faculté de Droit d’Alger, vous vous êtes retrouvé engagé dans la réforme de l’enseignement supérieur que le défunt ministre Mohamed Seddik Benyahia voulait mener rapidement. Qu’en a-t-il résulté ? Quel est votre point de vue sur la qualité de l’enseignement supérieur aujourd’hui ? La formation des enseignants ?
Tout d’abord, le regretté ministre Benyahia, dont j’ai été un proche collaborateur pour la «réforme» de l’enseignement supérieur, a certes voulu la mener rapidement, mais cette rapidité concernait davantage l’aspect technique de son contenu en faisant en sorte que l’enseignement universitaire algérien s’aligne sur les standards internationaux.
S’agissant de sa forme linguistique, il connaissait fort bien les difficultés que posait alors l’arabisation tant elles étaient objectivement évidentes. Le plus important était le suivant : le très faible nombre d’enseignants algériens capables d’enseigner en arabe la discipline qu’ils maîtrisaient en français, y compris dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Dans son approche, il voulait mettre l’accent sur deux choses : d’une part, encourager les enseignants connaissant déjà la langue arabe à s’améliorer plus vite pour faire le saut linguistique, d’autre part, envoyer en formation et en perfectionnement dans les pays arabes le plus grand nombre possible.
Cela a été esquissé, mais avec des résultats limités, car il faut un certain temps pour faire mieux. En outre, comme il a été appelé à devenir ministre des Affaires étrangères, le pouvoir a été bousculé par les revendications et surtout les manifestations des partisans de l’arabisation forcenée et son successeur a été contraint d’accélérer l’arabisation, sans avoir les moyens humains et pédagogiques nécessaires.
C’est à partir de là que le dérapage se produit, entraînant le dévoiement et le déclin de l’enseignement universitaire que j’ai vécu de près. En effet, je voyais arriver à mon cours en français de 3e cycle de Droit (diplôme d’études supérieures) des étudiants arabisés mal formés qui avaient le mérite de vouloir se perfectionner en suivant mes cours en français.
J’ai alors découvert que ces courageux étudiants ont fait quatre années de licence en Droit, sans jamais avoir été initiés aux travaux que l’on attendait d’eux : savoir lire, comprendre, commenter et rédiger des textes législatifs ou réglementaires ainsi que des décisions de justice.
C’est comme si un médecin soigne les gens sans jamais avoir pratiqué la médecine. Malheureusement, cette situation prévaut même actuellement dans l’université algérienne, car rares sont les enseignants arabisés formés pédagogiquement pour transmettre ces initiations qui sont basiques dans la plupart des pays du monde.
Vous évoquez des interférences de la part du pouvoir politique lorsque vous étiez doyen de la Fac de Droit. Sous quelles formes se manifestaient-elles ?
J’ai connu, au début des années soixante, une période où les autorités (Etat et FLN) ont voulu domestiquer l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA). Il en a résulté des incidents à l’université, avec souvent des bagarres entre les partisans du FLN et de l’UNEA, ce qui a entraîné de multiples interventions policières pour rétablir l’ordre.
Cette remise en ordre s’est traduite par des interpellations ou arrestations, accompagnées parfois malheureusement de sévices et j’ai dû protester plusieurs fois auprès des services de sécurité pour contester le comportement de leurs agents.
Je dois cependant ajouter que peu d’enseignants ont été affectés par ces incidents et, même lorsqu’ils l’ont été, cela n’a jamais concerné leur enseignement, mais le fait qu’ils appartenaient parfois à des mouvements politiques interdits.
Bien que sous l’empire du parti unique et par un curieux paradoxe, cela n’a pas réellement affecté la liberté d’enseignement à l’université. Il est important de rappeler que les enseignants des Facultés de Droit et des Sciences économiques étaient d’opinions politiques disparates et parfois très opposées, allant de l’extrême gauche à l’extrême droite, aussi bien du côté des Algériens que des étrangers provenant de plusieurs pays (Européens, notamment Français, Arabes, notamment Egyptiens, socialistes, notamment européens de l’Est).
Malgré l’agitation étudiante, la Faculté de Droit a donc vécu dans une ambiance où la confrontation des idées et des désaccords était vivifiante, nécessaire et acceptée par tout le monde, sans quoi il n’ y aurait plus d’enseignement scientifique mais de l’endoctrinement.
Vous faites référence à l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA). Quel rôle a-t-elle joué à l’université, plus précisément à la Fac de Droit ?
L’UNEA, qui a succédé à l’UGEMA, a eu des relations assez tourmentées avec le pouvoir, en alternant des périodes de collaboration et de confrontation. La première période, entre 1963 et 1965, a commencé par une association du mouvement étudiant pour une Algérie socialiste, avec la Charte d’Alger du FLN de 1964.
Puis, il y a eu le coup d’Etat du 19 juin 1965 qui a entraîné une rupture entre le pouvoir et l’UNEA ; celle-ci était effectivement proche du parti communiste qui était alors interdit, mais se maintenait dans une certaine clandestinité plus ou moins tolérée.
A partir de ce moment, les membres actifs de l’UNEA ont souvent fait l’objet d’une sévère répression que j’ai eu à gérer difficilement au début des années 1970, comme doyen de la Faculté de Droit, du fait de l’agitation récurrente entre étudiants ; des interventions étaient fréquentes des partisans du FLN et des forces de sécurité qui s’opposaient à une certaine hégémonie des tendances communiste ou gauchiste au sein du mouvement étudiant.
La répression s’atténue surtout à partir du moment où le pouvoir décide de tolérer une certaine opposition clandestine du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) qui a remplacé le traditionnel parti communiste algérien.
La répression s’arrêtera au milieu des années 1970, lorsque le programme du pouvoir opte pour une triple Révolution : agraire, industrielle et culturelle. Il y a eu alors un retour à la collaboration qui va perdurer jusqu’à la fin des années 1970, avec notamment une mobilisation de l’UNEA en faveur de la Révolution agraire et une participation de ses représentants à la gestion des facultés par le biais de comités pédagogiques composés d’enseignants, d’étudiants et de membres du personnel administratif.
J’ai donc connu cette participation et l’atmosphère de sérénité qui a succédé à une période fortement troublée. Présentement, le mouvement étudiant s’est fractionné en une demi-douzaine d’associations avec des options idéologiques divergentes de gauche et de droite.
L’année dernière, vous avez été sollicité par le ministère de la Justice pour initier des magistrats à l’arbitrage international. Quelle observation faites-vous de la qualité du contenu du cursus de ces magistrats depuis que vous avez quitté l’université algérienne ?
Là, vous faites référence à une intéressante expérience dont j’ai eu la responsabilité à l’initiative du ministre de la Justice de l’époque (2018-2019). L’Algérie s’étant engagée depuis longtemps déjà dans d’importants et nombreux contrats de développement économique, des contentieux sont naturellement inévitables entre les sociétés étrangères et les entreprises publiques ou les autres organismes d’Etat (y compris les ministères) impliqués dans ces contrats. Bien que leur solution relève de l’arbitrage international, le déroulement de la procédure et le fait que ces contrats sont soumis au droit algérien entraîne automatiquement, à un moment ou un autre, l’intervention des juridictions dans ces conflits. Il fallait donc familiariser les juges à la pratique de l’arbitrage international dont ils n’avaient qu’une très faible connaissance et parfois aucune connaissance.
Pour combler ces lacunes, le ministre de la Justice a estimé nécessaire non seulement d’assurer une certaine mise à niveau des magistrats en exercice, mais de la faire en langue française, langue retenue par presque tous les contrats conclus avec les entreprises étrangères.
Ainsi, pendant près de six mois, j’ai parcouru l’Algérie, avec une collègue algérienne parfaitement bilingue, dont l’aide a été plus que précieuse pour le monolingue que j’étais.
Ainsi, nous nous sommes rendus dans plusieurs cours pour rencontrer une vingtaine de magistrats auxquels nous infligions une semaine d’initiation à l’arbitrage international, à raison de 6 heures par jour de cours théoriques (par les deux enseignants) et d’exercices pratiques par les magistrats eux-mêmes (analyses et commentaires des textes algériens et internationaux régissant ce mode de règlement des conflits commerciaux ainsi que des décisions des tribunaux algériens concernant l’arbitrage).
Quelle observation faites-vous de la qualité du contenu du cursus des magistrats depuis que vous avez quitté l’université algérienne ?
Le niveau des magistrats a incontestablement beaucoup baissé, à l’image de la baisse qui a affecté tout l’enseignement du Droit, cela concerne aussi bien les universités que les Ecoles supérieures chargées de leur formation et perfectionnement. Il faudrait un effort gigantesque, sérieux et continu dans la durée pour redresser la barre et remettre à niveau l’ensemble du système, car cette faiblesse commence déjà dès l’école primaire et s’aggrave au fur et à mesure des autres niveaux scolaires et universitaires.
Vous avez été contacté en 1966 par le ministère de la Justice pour faire partie de la commission préparatoire sur le statut familial. Vous relevez que le Code de la famille (1984) «ne respecte ni les textes de base de la Révolution algérienne, ni les textes de l’indépendance (Chartes et Constitutions), ni les engagements internationaux du pays, qu’ils soient universels, régionaux ou bilatéraux». Pourquoi ce texte de loi n’est-il pas abrogé et remplace par une loi conforme aux principes constitutionnels ?
Oui, alors que je ne suis pas vraiment compétent dans le domaine du statut personnel dont je n’avais qu’une connaissance très superficielle, puisqu’il repose essentiellement sur le droit musulman. Mais, ma présence était souhaitée, parce que le droit de la famille est également soumis au droit international, notamment les accords internationaux (qu’ils soient universels ou régionaux) et la jurisprudence internationale dont l’Algérie doit tenir compte.
Les débats ont été tellement houleux entre les universitaires et les cheikhs qu’ils ont abouti au bout de quelques semaines à l’arrêt des travaux. En effet, alors que les universitaires soutenaient qu’il faut mettre à jour le statut personnel, en harmonie avec les nombreux textes de la Révolution et les accords internationaux acceptés par l’Algérie (notamment en matière de droits de l’homme), les cheiks soutenaient le point de vue inverse pour soumettre lesdits textes à leur conformité avec leur interprétation des préceptes du droit musulman.
Le dialogue, déjà très difficile dès le départ, est devenu impossible, d’où le blocage de ladite commission. Il est revenu fort tardivement, avec le compromis très contestable du Code de 1984 et quelques amendements ultérieurs qui maintiennent toujours des inégalités flagrantes entre les hommes et les femmes, en violation de la Constitution et des conventions internationales et régionales acceptées par l’Algérie.
Comment a été construit le Droit algérien en remplacement du Droit français ? Quels sont ses fondements et ses références ? Vous écrivez qu’«un système juridique nouveau ne relève pas de la génération spontanée». Voulez-vous nous expliquer ?
C’est une longue et complexe histoire qui s’est déroulée sur une période de 60 ans et, en outre, il est malaisé d’expliquer cette évolution en quelques phrases. Pour résumer très sommairement, je dirais que l’Algérie s’est retrouvée avec un héritage du Droit français libéral, à la fois important quantitativement et imposant intellectuellement, alors qu’elle a comme projet de passer rapidement à un régime socialiste dont le contenu est d’ailleurs loin d’être précis et a fortiori maîtrisé.
Avec de tels écueils, elle a beaucoup tâtonné, en essayant de tenir les deux bouts mais sans parvenir à trouver une synthèse et à dépasser les deux systèmes qui ont coexisté plutôt mal que bien. Le problème demeure puisque, aujourd’hui encore, persiste une grande incertitude sur la nature du système juridique algérien. Pour être plus précis, car c’est là que repose tout le problème : quels sont les rôles respectifs du secteur public et du secteur privé dans le domaine économique et social ?
La question est centrale et elle reste sans réponse dans la mesure où, comme dans la fable et le paradoxe de Buridan, un âne assoiffé et affamé placé à équidistance d’une botte de foin et d’un seau d’eau, incapable de trancher, se laisse dépérir. Telle est, me semble-t-il, la situation actuelle du Droit algérien !
Les Algériens ont démontré massivement pendant les deux ans de hirak leur attachement à un Etat de droit. Quels en sont les soubassements juridiques et les modalités de fonctionnement ?
Là encore, on peut avoir une réponse succincte, mais avec le risque d’être mal compris. Je m’y risque en disant que le hirak a été une chance – le Président lui-même disant qu’il a été «béni». Toutefois, le système politique algérien n’a pas réellement saisi cette chance, pour ouvrir une voie démocratique dont le pays continue de rêver.
Est-il besoin de rappeler qu’un tel mouvement de masse ayant drainé de façon pacifique et bon enfant, pendant plusieurs mois, des centaines de milliers de personnes, dans tout le pays, en mêlant toutes les couches de la société algérienne, soulevant une admiration quasi-unanime aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, était une occasion unique de réconcilier le peuple et le système politique en mal de légitimité depuis l’indépendance.
Or, on a le constat malheureux d’un immense gâchis. Divers reproches ont été fait au hirak. J’en retiens trois en essayant de les comprendre : il n’est pas organisé ; il n’a pas de projet clairement identifié ; il aurait été noyauté par des mouvements peu recommandables.
A supposer que cela soit partiellement vrai, depuis quand un mouvement d’une telle ampleur et impliquant une aussi grande majorité de la population, toutes couleurs politiques confondues – c’est là son principal mérite – va-il devenir du jour au lendemain un parti politique structuré avec un programme et des responsables pour le représenter ?
Il aurait fallu que le système contesté fasse des ouvertures suffisamment claires et audacieuses, en temps utile, pour répondre aux revendications légitimes exprimées librement dans la rue sans aucun incident notoire de sa part.
Au lieu d’une telle approche pour en discuter autour d’une table, la réponse a été une stratégie pour l’affaiblir, le diviser et l’atomiser pour le rendre invisible par divers moyens, dont la plupart remettent en cause l’Etat de droit que l’on prétend construire. Je pense qu’il n’est pas trop tard et que, même si la chance est ténue et la voie difficile, il est encore possible d’envisager un scénario de discussion entre les autorités et le hirak, en commençant d’abord au niveau des communes et wilayas, puis de l’Etat.
Quels sont les instruments juridiques dont pourraient se saisir l’Etat et les juges algériens pour lutter efficacement contre la corruption et récupérer les biens détournés qui sont hébergés dans des pays étrangers ?
De telles démarches sont possibles et généralement connues des autorités concernées. Toutefois, comme nous sommes dans le domaine diplomatique international, tout cela est long, complexe, coûteux et nécessite souvent plusieurs années de procédures et beaucoup de coopération de la part des autres Etats et organismes internationaux concernés.
Il faut également savoir que, même lorsque de tels mécanismes sont effectivement mis en œuvre, on ne parvient pas toujours au résultat souhaité du fait de la grande habileté des chaînes de fraudeurs – dont c’est le métier – pour camoufler le produits de ces fraudes.
Vous vous êtes intéressé très tôt à la coopération maghrébine et à la réalisation d’une union des peuples. Une perspective qui n’est pas près de prendre forme…
Je suis un partisan convaincu de la nécessaire construction du Maghreb, malgré l’état déplorable de ce projet et le blocage dont chaque Etat de la région porte une responsabilité, avec surtout les mauvaises relations algéro-marocaines et leurs accusations mutuelles. Une simple comparaison entre le Maghreb et l’Europe montre à l’évidence cette responsabilité.
Ces deux ensembles régionaux ont commencé leur politique de coopération au milieu des années 1950 pour l’Europe et des années 1960 pour le Maghreb. Regardons les résultats à ce jour. Du côté européen, on est dans une opération d’intégration dans tous les domaines qui permet tous les espoirs, au point de ressembler davantage à un Etat fédéral qu’à une organisation internationale.
Du côté du Maghreb, il n’y a plus de coopération multilatérale et même la coopération bilatérale est tellement réduite que personne n’en parle. L’Union du Maghreb arabe (UMA) qui était un beau projet, audacieux et prometteur, est actuellement en état de mort cérébrale et je ne vois point à l’horizon d’initiative de nature à le faire revivre, en attendant des jours meilleurs.
Pourtant, lorsque l’on compare les atouts des deux ensembles régionaux, le Maghreb n’a jamais connu les très graves confrontations intervenues en Europe, avec non seulement des guerres meurtrières, d’abord bilatérales, mais aussi régionales et même mondiales puisque l’Europe est la source de deux guerres mondiales, avec le risque actuel d’une troisième qui se profile en Ukraine.
Tout le monde parle de la rivalité algéro-marocaine, mais si on la compare à la traditionnelle rivalité franco-allemande, elle apparaît objectivement comme un détail ou une petite péripétie, au point que les autres pays ont de la peine à comprendre pourquoi ces deux pays continuent d’entretenir et parfois d’aggraver leurs divergences, même si elles sont sérieuses.
Surtout si l’on ajoute que le Maghreb a cette chance d’avoir de très forts éléments de coopération, d’intégration et d’unité avec des populations berbéro-arabes, partageant les mêmes langues, la même religion et le même souci de développement économique et social, la crise de l’UMA est tout aussi incompréhensible pour ces populations si proches que l’on continue de diviser. Mais on sait, hélas !, que les conflits fraternels sont parfois irrationnels et incompréhensibles.
*Ahmed Mahiou,
Au fil du temps et des événements (Mémoires), éditions Bouchène, 2022