Il y a 60 ans, les accords d’Evian mettaient fin à 132 ans de colonisation : De Novembre à Evian, le pari gagné de nos fiers libérateurs

Mustapha Benfodil, El Watan, 19 mars 2022

Il y a 60 ans, le 18 mars 1962, étaient signés les Accords d’Evian entre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et le gouvernement français.

Sans attendre les résultats du référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962 qui allait acter officiellement l’indépendance de notre pays, les négociations d’Evian refermaient de facto la longue et épouvantable parenthèse coloniale. Le lendemain, 19 Mars 1962, à midi, le cessez-le-feu conclu entre les deux parties entrait en vigueur conformément à l’article premier du document de 93 pages qui scellait ces accords de paix.

Evian-Les-Bains aura ainsi été la dernière station d’un processus âpre et long. Les discussions se seront en tout étalées sur plus de deux ans, si l’on compte depuis les pourparlers de Melun (25-29 juin 1960). A cela s’ajoute toute une série d’entretiens préliminaires et de contacts secrets. «Officiellement, la politique de paix proposée par les gouvernements français, ce fut jusqu’au 16 septembre 1959 le triptyque « cessez-le-feu, élections, négociation ».

Mais il y eut de si nombreuses négociations secrètes, sous la Quatrième comme sous la Cinquième République, que l’historien, qui ne les connaît pas toutes, risque de s’y perdre», avoue Charles Robert Ageron (Voir son article : «Les accords d’Evian», in : «Vingtième Siècle- Revue d’histoire», 1992)

«La seule négociation, c’est la guerre !»

Au tout début, dans la foulée du déclenchement de l’insurrection armée, il était hors de question pour la France de parlementer avec les «rebelles». «La seule négociation, c’est la guerre !» , martèle quelques jours après la déflagration de Novembre, exactement le 5 novembre 1954, François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur. Pourtant, la position du gouvernement français va bien fléchir au fil du temps. Et les contacts vont même s’intensifier à mesure que la lutte de libération gagne du terrain jusqu’à embraser et embrasser toute l’Algérie.

Dans un témoignage livré au Forum d’El Moudjahid le 17 mars 2012, Rédha Malek a indiqué que durant la seule année 1956, il y a eu pas moins de six contacts avec les Français. Mais le détournement, le 22 octobre 1956, de l’avion qui transportait cinq dirigeants du FLN qui devaient se rendre à Tunis, a donné un coup d’arrêt brutal à ces rapprochements. Avec le retour du général de Gaulle aux affaires en 1958, une autre stratégie va se mettre en place. Celle-ci va se matérialiser par une forme de «guerre totale» contre la résistance anticoloniale.

D’un côté, il y a le Plan Challe et les techniques de la guerre contre-insurrectionnelle pour étouffer les maquis de l’ALN, avec, à la clé, l’instauration des camps de regroupement et l’installation de barrages électrifiés aux frontières. De l’autre, il y a le Plan de Constantine qui vise à gagner la sympathie des Algériens et leur adhésion au projet d’intégration du général, cette sorte d’hyper-France, «de Dunkerque à Tamanrasset».

C’est ce que de Gaulle va miroiter en gros dans son discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination et où, en même temps, il propose «la paix des braves», autrement dit une reddition avec les honneurs. Malgré l’effort de guerre monstrueux déployé sous de Gaulle pour anéantir les unités de l’ALN tout en travaillant à la promotion de la «troisième force», les Algériens tiennent bon. Un acteur inattendu va faire irruption avec fracas dans les débats : le peuple algérien, à travers les manifestations urbaines de Décembre 1960.

Avec ce soulèvement, «la preuve était faite, une fois de plus, magistralement, que le peuple était pour l’indépendance, que la répression était vaine, que la fraternisation avec les ultras était un leurre, et que le FLN était le seul et unique représentant du peuple algérien», note Saâd Dahlab dans son livre : Mission accomplie (éditions Dahlab, 4e édition, 2010).

Le maire d’Evian assassiné par l’OAS

Membre de la délégation du GPRA à Evian, le témoignage de Saâd Dahlab sur les coulisses des négociations est forcément précieux. Et on saisit mieux, en le lisant, à quel point les tractations ont été serrées, et combien nos négociateurs ont été habiles et héroïques, épatants par leur ténacité, malgré leur manque d’expérience.

Ce cheminement laborieux a même été ponctué d’un drame : l’assassinat de Camille Blanc, le maire d’Evian, par l’OAS, le 31 mars 1961, soit à une semaine de la tenue des premières négociations d’Evian qui devaient initialement s’ouvrir le 7 avril 1961. M. Blanc a été assassiné simplement pour avoir accepté d’accueillir les pourparlers.

Saâd Dahlab commence par l’échec des pourparlers de Melun, étrennés le 25 juin 1960. La faute aux délégués français qui ne voulaient pas «discuter d’autre chose que de la déposition des armes et du sort des combattants».

Qu’à cela ne tienne ! «Le 5 juillet 1960, le président Abbas avertit le peuple algérien qu’il ne doit pas se laisser duper et que la guerre continue. Elle continue surtout sur le plan diplomatique où le GPRA marque des points.» Le 8 janvier 1961 : référendum sur l’autodétermination de l’Algérie qui accorde un «oui massif» à de Gaulle.

A partir de là, «notre mission à l’extérieur était claire», dit Dahlab. «Une campagne permanente auprès de tous les pays pour acquérir leur sympathie et leurs voix à l’ONU. Une offensive auprès de l’opinion publique française et internationale pour l’ouverture des négociations franco-algériennes». Les contacts secrets s’intensifient de nouveau. «Le président Abbas a reçu des dizaines d’hommes de bonne volonté ou d’envoyés de de Gaulle.

Chaque ministre algérien avait sa part de confidences, d’envoyés spéciaux. J’ai moi-même rencontré M. Chayet, diplomate français», témoigne Saâd Dahlab.

La précieuse médiation suisse

L’ancien membre du GPRA ne manque pas d’évoquer le rôle décisif de nos amis suisses dans la relance des négociations. C’est suite à la médiation du GPRA auprès de Sékou Touré, le leader guinéen, pour libérer un otage suisse détenu à Conakry, qu’ils ont proposé en retour leurs bons offices. «Olivier Long, ami de Louis Joxe, nous fit savoir que le gouvernement suisse était prêt à faciliter les contacts secrets ou publics sur son territoire», rapporte Dahlab.

C’est ainsi que «le 20 février 1961, M. Georges Pompidou représentant le général de Gaulle rencontra Messieurs Boumendjel (Ahmed, ndlr) et Boulahrouf, représentants du GPRA, à Lucerne (Suisse). Ils se retrouvèrent une deuxième fois à Neuchâtel le 5 mars 1961». Ces entretiens ont permis de tomber d’accord pour un autre round.

Et ça sera précisément les premières négociations d’Evian, prévues le 7 avril 1961. Mais quelques jours auparavant, Louis Joxe, le «Monsieur négociations» de de Gaulle, officiellement ministre d’Etat chargé des Affaires algériennes, annonce dans une conférence de presse à Oran que la France allait élargir les négociations au MNA. «Le 31 mars 1961, le GPRA déclara qu’il refusait de rencontrer le gouvernement français tant qu’il ne reconnaîtra pas que le FLN est le seul interlocuteur valable», écrit Dahlab. Finalement, ces premières négociations d’Evian se tiendront du 20 mai au 13 juin 1961. Les points d’achoppement sont innombrables.

Le dossier le plus épineux est la souveraineté sur le Sahara. «Le général de Gaulle nous demandait tout simplement de ratifier nous-mêmes, volontairement, la domination française imposée par la force.

En échange, les Algériens du Nord auraient un drapeau qui flotterait sur le cinquième du territoire. Territoire soumis d’ailleurs à la minorité française. L’accord apparaissait impossible», s’indigne Dahlab. Malgré cette nouvelle rupture, le contact est maintenu. Le GPRA reprend langue avec Louis Joxe. Il est convenu d’une rencontre secrète aux Rousses «sur les hauteurs du Jura, à la frontière franco-suisse». «Cette rencontre dura du 11 au 18 février 1962.»

Et c’est là que tout va se jouer, avant le dernier round, à Evian. «Toutes les questions ayant trait aux conditions du cessez-le-feu, les garanties pour l’application en toute liberté de l’autodétermination, la libération des prisonniers politiques, le retour des réfugiés et des exilés, la période transitoire de l’Exécutif provisoire, qui devait gouverner l’Algérie et préparer le scrutin de l’autodétermination, furent étudiées minutieusement», se remémore Saâd Dahlab.

«Nous étudiâmes tous les aspects de la coopération franco-algérienne et nous fûmes d’accord sur des textes élaborés ensemble, concernant la coopération culturelle, la coopération technique, les relations économiques et financières. Mais aucun de ces accords ne fut conclu facilement.»

Intransigeance sur le Sahara

L’auteur poursuit : «Le gouvernement français voulait conserver la haute main sur le Sahara, sur les aéroports pour des « escales techniques », sur les bases militaires et les bases où se poursuivaient des expériences atomiques françaises.» Mais, insiste Dahlab, «la fermeté du GPRA, son intransigeance sur les deux principes essentiels, l’intégrité du territoire et l’unité du peuple, ont eu raison de la fermeté du général de Gaulle».

Après l’aval du CNRA, il restait l’ultime étape. «Le 7 mars 1962, les négociations algéro-françaises s’ouvraient officiellement à Evian. Le GPRA avait désigné son vice-président Krim Belkacem, président de la délégation algérienne. Celle-ci était composée de M’hammed Yazid, Bentobbal, Saâd Dahlab, Benyahia Mohamed, Boulahrouf, Rédha Malek et le colonel Amar Benaouda. La délégation française était présidée par M. Louis Joxe. Elle comprenait également Robert Buron, Jean de Broglie, Bernard Tricot, le général de Camas, Yves Roland-Billecart et Bruno de Leusse», détaille Saâd Dahlab.

L’ancien membre de la délégation algérienne souligne que la difficulté qui se posait, à ce stade, était «l’application sur le terrain, dans la pratique, de ces accords». «L’application du cessez-le-feu, la commission du cessez-le-feu, le mouvement lui-même de l’ALN dans ses diverses régions, la place de l’armée française maintenue provisoirement en Algérie, la force locale qui maintiendrait l’ordre durant la période transitoire, la libération des prisonniers, la rentrée des réfugiés» : autant de sujets qu’il fallait clarifier.

En outre, précise-t-il encore, «nous devions saisir l’occasion par le moyen de l’Exécutif provisoire pour asseoir l’autorité du FLN sur l’administration algérienne et procéder à la relève des autorités françaises. Il fallait déterminer les délais d’évacuation des troupes françaises, la durée du bail sur Mers El Kebir dont la France avait encore besoin, le délai d’évacuation des centres d’expérimentation atomique et spatiale…».

Au bout d’un épuisant feuilleton procédurier, les accords sont enfin paraphés. «Le 18 mars 1962, vers 18h, les Présidents Louis Joxe et Krim Belkacem signèrent les Accords d’Evian et le cessez-le-feu fut décidé pour le 19 mars 1962 à 12h», se félicite Saâd Dahlab.

«Le lendemain, le drapeau algérien allait flotter librement dans le ciel algérien. Un monde venait de finir en Algérie, un autre allait commencer. Nos chouhada pouvaient reposer en paix.»