Entretien exclusif avec l’historien Daho Djerbal à propos du tome II des mémoires de Lakhdar Bentobbal
«Tous les mouvements de libération ont connu des crises, des purges et des liquidations»
Mustapha Benfodil, El Watan, 16 mars 2022
Après la parution du premier tome du témoignage de Si Lakhdar Bentobbal en novembre 2021, chez Chihab, sous le titre Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’intérieur, et qui a rencontré un franc succès, Daho Djerbal est sur le point de publier la deuxième partie de ce travail vertigineux sous le titre : Lakhdar Bentobbal. La conquête de la souveraineté. Le livre devrait être prêt pour le SILA qui se tiendra du 24 au 31 mars. L’historien – comme il l’explique dans l’introduction du premier tome –, a passé cinq années entières à recueillir le témoignage de «Si Abdellah» (1980-1985). Et il a fallu attendre 35 ans pour que ce document historique exceptionnel trouve enfin son chemin vers le lecteur. Nous avons interviewé Daho Djerbal lors de la sortie du premier volet (voir El Watan du 22 novembre 2021).
Le directeur de la revue NAQD nous a fait l’amitié de répondre de nouveau à nos questions, toutes articulées autour de ce second volume qui, vous le verrez, est aussi riche et dense, aussi passionnant, que le premier, avec, à la clé, des révélations que d’aucuns n’hésiteraient pas à qualifier d’«explosives».
A travers cet entretien qu’El Watan publie en deux parties, nous poursuivons donc en compagnie de Daho Djerbal le décryptage et l’exploration critique du récit de ce dirigeant nationaliste hors du commun, qui aura été acteur et témoin de toutes les séquences phares de la lutte de Libération nationale, depuis les années de clandestinité, dans le PPA-MTLD et l’OS, les maquis de la Wilaya II, dans le Nord Constantinois, jusqu’aux coulisses du CCE et du GPRA et les négociations d’Evian.
Nous sommes ravis de vous retrouver, M. Djerbal, après l’entretien que vous nous avez accordé suite à la sortie du premier tome de votre ouvrage, Lakhdar Bentobbal, Mémoires de l’intérieur aux éditions Chihab. C’est un document historique majeur qui paraissait, faut-il le rappeler, après 35 ans d’attente. Vous êtes sur le point de publier la suite de ce travail colossal sous le titre Lakhdar Bentobbal. La conquête de la souveraineté. Donc, c’est acté, c’est bon, ce deuxième tome est dans les presses ?
Oui, c’est imminent. Si tout va bien, le livre sera prêt pour le SILA.
Question timing, on ne peut s’empêcher de noter la proximité de la sortie de cette deuxième partie avec le 60e anniversaire des accords d’Evian. Il était important pour vous que cela coïncide avec cette commémoration ?
Disons que oui, quoique, personnellement, je ne suis pas porté sur le commémoratif, sur l’événementiel. Mais c’est une question de principe. C’est un moment extrêmement important dans l’histoire contemporaine. Après le Vietnam et les négociations de Genève qui ont donné la possibilité aux Vietnamiens de se constituer en tant qu’Etat démocratique indépendant, ce fut le deuxième moment où un mouvement de libération rencontre la puissance coloniale occupante qui accepte de négocier avec les représentants d’un peuple en lutte.
C’est donc un événement historique qui a marqué le XXe siècle. Du point de vue du contenu de ce travail, du point de vue du témoignage de Si Lakhdar Bentobbal – Si Abdellah –, il était important que l’ouvrage sorte à cette période. Il aurait pu sortir en juillet ou en novembre 2022. Il aurait pu sortir aussi à un moment qui ne serait pas forcément une date commémorative. Cela aurait eu la même portée symbolique dans la mesure où il est hautement significatif que, 60 ans plus tard, on puisse rendre aux Algériens un témoignage de leur propre lutte et du combat de ceux qui les ont représentés à la tête du FLN-ALN, et à la tête du GPRA.
La bonne nouvelle donc est qu’on ne va pas attendre 35 ans pour pouvoir lire la suite de ces Mémoires. A la sortie du premier tome, la famille Bentobbal a réagi. On vous a notamment contesté la qualité juridique d’auteur de cette œuvre. L’affaire a été portée devant la justice. Le tribunal de Bir Mourad Raïs a tranché en première instance en votre faveur. Où en est l’affaire aujourd’hui ?
Le tribunal de Bir Mourad Raïs, puis celui de Sidi M’hamed les a déboutés pour défaut de qualité. C’est tout ce que je peux dire.
La parution du premier volume en novembre 2021 a suscité, on s’en souvient, un vif intérêt de la part du public. Le premier tirage a très vite été épuisé, et l’éditeur a dû procéder à un deuxième tirage. Vous attendiez-vous à un tel engouement ?
Très franchement, je m’attendais beaucoup à cet intérêt, en effet. Au début, l’éditeur, en raison de la crise que nous traversons, était sur des niveaux de tirage assez modestes. Et on a dit il n’est pas question d’accepter un tirage en dessous de 1000 exemplaires parce que la demande, on le savait, allait être extrêmement forte, au regard de ce que ce témoignage représente par rapport à l’écriture de l’histoire, par rapport à l’histoire en tant que telle. Il faut noter aussi que, pendant de longues années, j’étais sans cesse interpellé au sujet de ce manuscrit. Je répondais à chaque fois en précisant que l’affaire était entre les mains de la famille qui devait décider de la sortie ou non de cet ouvrage. Au final, cette demande potentielle s’est matérialisée de façon spectaculaire : le premier tirage était épuisé au bout de trois jours.
Trois jours !
Oui, et il y a eu après le deuxième tirage une nouvelle rupture de stock au bout de quatre, cinq jours.
Il faut donc procéder à un nouveau tirage…
Tout à fait. Nous en sommes au troisième tirage. Cela, pour le côté quantitatif. Du côté qualitatif, j’ai eu des retours de militants de la lutte de Libération nationale, de cadres du FLN et de l’ALN. J’ai eu aussi de nombreuses demandes de préface de la part d’éléments importants, à la fois de la société et de l’appareil d’Etat. Je pense donc que, d’une manière ou d’une autre, ce travail était vraiment attendu, par curiosité ou désir de savoir ce qui s’est passé au juste durant cette période. Il était attendu aussi par un certain nombre de jeunes chercheurs de la nouvelle génération. Le fait est qu’il constitue, à mon sens, un moment crucial du point de vue de l’historiographie, c’est-à-dire de l’écriture de l’histoire, puisque cette écriture de l’histoire était jusque-là très excentrée. Le «d’où l’on parlait» et à partir de quoi l’on parlait se faisait toujours de l’autre côté, et d’une manière quasi-exclusive. Or, comme je l’avais dit dans le premier entretien (voir l’interview parue dans El Watan du 22 novembre 2021, ndlr), depuis 1980, il m’a semblé absolument nécessaire et indispensable qu’il y ait une production et une mise à la disposition des Algériens et de l’Algérie d’un matériau pour l’écriture de l’histoire qui serait d’ici, fait ici et pour les gens d’ici. Pour toutes ces considérations, la demande du milieu académique qui m’est parvenue a été aussi importante que celle du grand public.
Justement, vous pensez qu’il y a eu suffisamment de réactions de la part du milieu académique, des universitaires, des médias… ? Suffisamment d’articles, de débats, à propos de ce témoignage exceptionnel de Si Lakhdar Bentobbal ?
C’est encore trop tôt pour en parler. J’ai eu néanmoins des réactions de collègues et d’amis historiens, algériens et étrangers. J’ai eu également des retours de la part de l’Université algérienne puisque certains de mes anciens étudiants devenus professeurs ont exprimé le souhait que j’intervienne auprès de leurs doctorants dans les séminaires de méthodologie. C’est quelque chose qui fait sens pour moi, c’est-à-dire le fait de donner la possibilité à la nouvelle génération d’historiens sortant de l’université algérienne de penser notre histoire à partir de nous-mêmes, à partir des récits des acteurs et des témoins d’une période qui n’est pas encore révolue, et qui a encore des retombées jusqu’à nos jours, dans la relation avec nous-mêmes, et dans la relation avec l’autre.
Avec ce deuxième tome, nous avons une image plus complète du parcours singulier de Si Lakhdar Bentobbal. Et on prend davantage la mesure du personnage, de sa stature et de son poids au sein de la direction de la Révolution, depuis qu’il était militant du PPA-MTLD puis cadre de l’OS jusqu’à son entrée au CCE et au GPRA, après avoir pris part à la réunion des «22», participé au déclenchement du 1er Novembre 1954 et dirigé la Wilaya II. Dans le premier volume, il était notamment question du cheminement du projet nationaliste à travers l’itinéraire militant de Bentobbal et le terreau social et culturel qui a forgé sa personnalité. Les protagonistes étaient surtout les combattants de l’ALN, les djounoud, et la population des mechtas qui portait la Révolution.
On sentait Bentobbal exalté dans la peau du combattant, du maquisard, de l’homme d’action. Dans cette deuxième partie, on a un tout autre décor. On se retrouve devant un aréopage de dirigeants en proie à des luttes intestines. Et on découvre au fil des pages en quelque sorte la face sombre de l’histoire de la Guerre de libération nationale avec ses dissensions, ses intrigues, ses purges, ses guerres de clans… D’emblée, Bentobbal met les pieds dans le plat en abordant une affaire qui est emblématique de ces luttes fratricides : l’affaire Abane Ramdane. Il dit : «J’ai toujours considéré – et je le dis devant l’histoire – que Abane méritait la mort, et je le maintiens jusqu’à présent». C’est un aveu pour le moins brutal.
C’est choquant. Qu’en pensez-vous ?
Il y a plusieurs dimensions dans votre question. Dans la première partie, vous mettez l’accent sur la personne, sa trajectoire. Je crois qu’il est extrêmement important de le faire. On ne voit pas tous les jours des dirigeants d’une lutte de libération de cette envergure. Il est donc impératif de savoir d’où vient le personnage et comment il a été forgé par le fait colonial dans son parcours, dans sa vie, et comment il a été forgé par la société à laquelle il appartient, le milieu dans lequel il a évolué, et comment on va retrouver dans un certain nombre de ses déclarations, de ses positions, de ses décisions, ce qui l’a déterminé déjà dès l’enfance. Dès lors, il était primordial pour moi de suivre ce fil. Et le fait de lui donner la possibilité de parler à la première personne du singulier est un choix fondamental. Car c’est d’abord un acteur qui témoigne. Ce n’est pas l’historien qui, à travers les archives, définit un personnage, le décrit et le dépeint dans son identité, ses caractéristiques personnelles. Non. C’est lui qui parle. Cela permet ainsi à chacun de ceux qui vont lire ce travail de se représenter le personnage. Ce n’est pas moi qui fais le tableau, c’est lui-même qui dresse son propre tableau. J’insiste là-dessus. L’histoire ne se fait pas par l’historien placé en surplomb, au-dessus du réel, en essayant de le redéfinir et de le reconstruire. L’histoire s’écrit à partir de celui qui la fait, par ses actes.
Et vous avez toujours plaidé, dans votre approche, sur l’importance de l’archive orale et de la source orale dans l’écriture de l’histoire…
Effectivement. Ce qui s’est passé avec ces deux volumes, c’est que l’archive orale est devenue une archive écrite qui va être utile à toutes les générations d’aujourd’hui et à celles qui arrivent. Je donne donc là, in extenso et sine die, ce qui a été dit, et tel qu’il a été dit. J’interviens simplement de façon indirecte dans les notes et références pour mettre en contexte, quand un nom est cité de dire de qui il s’agit, quand un lieu est cité de dire où il se trouve. Point, à la ligne. Ensuite, il a fallu le mettre en forme pour qu’il réponde à une construction chronologique et thématique. L’essentiel, c’est que ce soit celui qui parle qui a fait ce dont il parle. Ce personnage, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, doit être rendu tel quel stricto sensu. Ce n’est pas à moi de juger qu’est-ce qui mérite d’être retenu, transmis, et qu’est-ce qui ne le mérite pas. L’affaire n’est plus entre les mains de l’historien. Elle est entre les mains des Algériens. Et nous ferons tout pour en donner une version en arabe qui soit la plus proche possible de la langue dans laquelle cela a été dit. Ça, c’est un premier point.
Deuxième aspect de votre question : ce personnage qui parle, Slimane Lakhdar Bentobbal, Si Abdellah, revêt une dimension qui est celle d’un dirigeant, d’un homme politique qui a pris les armes, et d’un dirigeant politique qui a été reconnu et qui s’est imposé comme un des trois membres du Comité interministériel de la guerre (CIG), autrement dit un membre de la véritable direction civile et militaire de la Guerre de libération. Nous avons ainsi l’individu singulier, l’homme Bentobbal, et nous avons également la dimension de l’homme politique. Et j’insiste sur l’homme politique parce que, même quand il décide avec les 21 autres militants du PPA-MTLD de se réunir, et qu’ensemble ils prennent sur eux de déclencher la Guerre de libération, en prenant les armes, ils ne deviennent pas pour autant des militaires. Ce sont des militants en armes, et ils le sont restés même quand ils ont quitté physiquement le maquis. La nuance est de taille.
Il y a donc là, la dimension de l’individu singulier qui a aussi la dimension de l’homme politique. Cet homme politique est d’abord un responsable local, qui devient un responsable régional, puis un responsable national.
Troisième dimension de votre question : c’est celle des crises et des conflits à l’intérieur même de la direction du mouvement de Libération nationale. Cela est quelque chose qui, pour moi, historien des mouvements de libération et particulièrement du mouvement de libération nationale, est tout à fait ordinaire. Cela n’a rien d’exceptionnel. Que ce soit dans les rangs de la résistance yougoslave, dans les rangs de la résistance vietnamienne, comme dans les rangs de toutes les autres résistances qui ont lutté contre les dominations étrangères, qu’elles soient hitlérienne, fascisante, ou coloniale, ou impérialiste américaine, il y a eu des divergences au sein des directions, il y a eu des oppositions, il y a eu des purges, et il y a eu des liquidations. Nous ne sommes pas l’exception dans la règle. Il y a ainsi quelque chose qui est de l’ordre de la lecture de ces conflits, de ces contradictions internes, de ces crises et de ces purges, qu’ont connues les mouvements de libération, qu’ont connues les grandes révolutions, y compris la Révolution d’Octobre 1917.
Enfin, dernière partie de votre question : l’affaire Abane Ramdane. Le premier tome s’est arrêté au moment où le Comité de coordination et d’exécution (CCE) quitte l’Algérie pour aller à l’extérieur. Cela ne fait pas de lui immédiatement et automatiquement une direction de l’extérieur par rapport à une direction de l’intérieur. Il y a un problème qui est posé pour le CCE dans le contexte de ce qu’on appelle improprement «La Bataille d’Alger». Le CCE est contraint de quitter les lieux, sinon la Révolution aurait été décapitée. A ce moment-là, il y a une extra-territorialisation de la direction. Cependant, cette direction-là, elle n’est pas coupée de son corps. Son corps, c’est le FLN-ALN de l’intérieur. Il y a donc une relation, un lien qui reste, qui est entretenu, ne serait-ce qu’en tant qu’autorité morale qui parle au nom de la résistance.
Maintenant se pose le problème de l’autorité et de la légitimité de la direction. Et ce problème se pose aussi dans toutes les révolutions. Cette mise en relation et cette tension entre l’autorité et la légitimité va se traduire en termes de divergences quant à la ligne stratégique à suivre pour atteindre les buts assignés par la Proclamation de Novembre 1954. Quelle est la stratégie des uns et quelle est celle des autres ? Que faire par rapport à la situation sur le terrain ? Que faire par rapport à la position de l’Etat français quand il décide de détruire le FLN et l’ALN, et quand il propose par des voies détournées de négocier un accord à la tunisienne avec ceux qui lui conviennent ? C’est-à-dire parvenir à une «Paix des braves» pour déboucher sur une sorte de self-government, d’indépendance dans la dépendance.
Et là, les positions divergent. La crainte, c’était de voir se constituer en Algérie une force qui serait prête à négocier une solution à la tunisienne. Il faut rappeler que dès 1955-1956, le Maroc et la Tunisie sont passés à une forme d’indépendance sans pleine souveraineté. Le pouvoir souverain n’est pas encore complètement reconnu, ni à Mohamed V, ni à Bourguiba. Au même moment, à l’intérieur de l’Algérie et de la direction de la lutte de libération, il y avait des velléités pour imposer un sort similaire, une solution à la tunisienne. Des représentants de courants politiques, plus ou moins modérés, étaient prêts à négocier avec la France un cessez-le-feu avec un passage à une forme d’autodétermination dans laquelle serait aussi intégrée la minorité française, européenne, en Algérie. En gros, on revient à 1943 avec les AML (les Amis du Manifeste et de la Liberté). Dans ce manifeste, – il y a peu d’historiens qui ont souligné cet aspect –, la position centrale, c’est un gouvernement de l’Algérie «avec la participation des Algériens», c’est-à-dire un gouvernement qui ne serait pas exclusivement algérien.
Il n’aurait pas été un gouvernement souverain…
Voilà le fond du problème. Or, dès la Proclamation de Novembre 1954, ce que réclame le mouvement de libération, c’est non seulement l’indépendance, mais aussi la souveraineté de l’Etat algérien. Pour les militants que nous avons rencontrés lorsque nous étions dans la rédaction de ce témoignage, pour les militants clandestins du PPA, les jeunes du PPA, de Belcourt, ceux des autres régions, ceux qui étaient dans la clandestinité depuis 1945, ce passage-là à une solution à la tunisienne ou à la marocaine signifiait que les militants du FLN et les djounoud de l’ALN deviendraient des hors-la-loi d’un gouvernement de type tunisien ou marocain comme l’ont été les partisans de Salah Ben Youssef et ceux de l’Armée de Libération du Maroc. Ce sont ces questions-là qui se posent quand on veut comprendre les crises qui ont secoué la direction de la Révolution. Et là, des lignes de démarcation apparaissent entre les éléments du Comité de coordination et d’exécution, ceux du FLN-ALN, d’une part, et d’autre part la direction de l’extérieur. Il ne faut pas oublier qu’il y avait au même moment trois dirigeants officiels reconnus comme autorité légitime dans la direction du FLN-ALN qui sont Aït Ahmed, Ben Bella et Mohamed Khider. Donc, ces questions de stratégie et de «buts de guerre» sont soulevées. Pour accorder les violons, les dirigeants de l’extérieur vont au Maroc pour négocier avec les Marocains, et ils devaient aussi aller en Tunisie pour négocier avec les Tunisiens autour d’une formule proposée par la partie française qui vaudrait pour l’ensemble du Maghreb en quelque sorte. Celle d’une indépendance sans indépendance. Je ne dis pas qu’Aït Ahmed, Ben Bella et Khider étaient pour une indépendance dans la dépendance, mais quand même, il y a cette question qui est posée à ce moment-là sur la table.
C’est ce qui explique que Bentobbal se soit réjoui de l’arrestation des 5 dirigeants du FLN après le détournement de l’avion qui devait les emmener à Tunis en 1956 ?
Oui, car pour lui, c’est cette perspective qui menaçait la résistance de l’intérieur. A ce moment-là donc, comme en 1956, la question de l’autorité de la légitimité de la direction se repose de nouveau entre l’intérieur et l’extérieur. Abane Ramdane est représenté depuis longtemps comme la «figure de l’intérieur», par opposition à la «figure de l’extérieur» que serait Ben Bella ou Aït Ahmed ou Mohamed Khider. A ce moment-là, le problème aussi est celui de l’autorité légitime, parce que quand Abane est sollicité et intronisé pour diriger l’organisation du FLN, va surgir le problème du rapport entre FLN et ALN. Quelle est l’autorité légitime pour décider du sort de la Révolution ?
Est-ce le FLN ou l’ALN, ou bien les deux à la fois qui doivent se réunir en CNRA pour pouvoir trancher sur cette question ? Tous ces problèmes ont été soulevés dans ce témoignage, Bentobbal ne les pas éludés. Et à partir du moment où le CCE, sous la direction d’une alliance Abane-Ben M’hidi en particulier, décide d’ouvrir le FLN aux composantes politiques modérées qui ont appartenu soit au comité central du MTLD, à l’UDMA, aux Oulémas ou à d’autres courants du mouvement national, là s’est posée la question de l’autorité et de la légitimité du CCE. Tous ces éléments sont à prendre en compte pour répondre en partie à votre question concernant la position de Bentobbal et comment il en est arrivé à dire que Abane Ramdane méritait la mort.
Et surtout pourquoi, que reprochait-on exactement à Abane ?
Ce qu’on lui reprochait, Bentobbal le dit clairement dans son témoignage. Il dit que Abane a été amené à prendre des décisions sans concertation et nouer des alliances avec des éléments de l’intérieur qui étaient considérés comme une rébellion et une mutinerie en temps de guerre.
Il affirme que Abane Ramdane a voulu semer la division au cœur de l’ALN. C’est ça qui lui a été fatal ?
Pour Bentobbal comme pour tous les dirigeants des Wilayas, la colonne vertébrale de la résistance, c’était l’Armée de libération nationale (ALN). Et tenter d’alimenter des dissidences vis-à-vis de l’autorité légitime qui était le CCE et par la suite le GPRA, était dans beaucoup de cas (qui se sont produits, et qui ont été analysés par Mohammed Harbi et par d’autres historiens) suivi par des condamnations à mort. Ce qui a été décidé dans un premier temps, lors du Congrès du Caire de 1957, c’est de dépouiller Abane Ramdane de son autorité politique et le désigner dans des fonctions marginales. Il s’occupait de l’information, à travers le journal El Moudjahid, et de l’UGTA. Il en a fait des instruments politiques majeurs puisqu’il commençait à avoir une résonance internationale auprès de la CISL, la Confédération internationale des syndicats libres, et la FSM, la Fédération syndicale mondiale, et auprès des médias internationaux. Ce faisant, il acquérait une autorité grandissante à l’intérieur de la direction du FLN-ALN. Nous avons ainsi des problèmes qui se sont posés à l’intérieur de la direction, qui ne sont pas des problèmes de personnes, il faut bien insister là-dessus et souligner cet aspect. Ce sont fondamentalement des problèmes de choix de ligne générale et de stratégie à l’égard de la France et par rapport à l’Algérie et son devenir.
Dans ses propos, Bentobbal charge violemment Abane, l’accusant entre autres d’avoir manœuvré pour essayer de gagner à sa cause la Wilaya I, et d’avoir voulu s’approprier, auparavant, la Zone autonome d’Alger en la séparant de la Wilaya IV. Il mentionne également les récriminations de Krim Belkacem qui se plaignait du pouvoir personnel de Abane dans le premier CCE…
Le fait est qu’il a commencé à réunir autour de lui des responsables, des chefs, de la résistance de l’intérieur. Les choses vues sous cet angle, il constituait une forme de menace et une dissidence. S’il avait réussi à renverser le rapport de force à l’intérieur de la direction, les membres minoritaires auraient été liquidés. Enfin, je suppose. Mais on ne va pas disserter sur de pures supputations.
Il faut préciser que s’il a abondamment chargé Abane, Bentobbal s’est clairement démarqué du sort qui lui a été infligé entre les mains de Boussouf, Krim et Mahmoud Cherif au Maroc. Il soutient que sa position était que Abane Ramdane devait être déféré devant un tribunal révolutionnaire…
Même s’il a dit effectivement, comme vous l’avez souligné, que «Abane méritait la mort», Bentobbal dit en même temps que sur le plan de la forme, il fallait respecter le règlement intérieur. Pour un cadre du FLN ou un officier de l’ALN, il fallait passer devant un tribunal révolutionnaire. Et c’est au tribunal de décider, comme dans l’affaire Lamouri. Or, cela n’a pas été le cas puisqu’il s’agit d’une exécution sommaire sans procès équitable.
Lakhdar Bentobbal rapporte textuellement l’aveu de Boussouf qui lui aurait déclaré qu’il s’était chargé lui-même d’«exécuter la sentence» : «Comme je contrôlais l’organisation au Maroc, il me revenait d’exécuter la sentence», lui aurait-il dit. A la lecture du récit, on a le sentiment que Boussouf a, d’une certaine manière, forcé la main à Krim Belkacem et Mahmoud Chérif. Bentobbal assure au début du livre que Abane l’avait approché pour lui demander de l’aider à éliminer Boussouf. N’y a-t-il pas comme un parfum de vengeance personnelle dans l’attitude de Abdelhafid Boussouf dans cette affaire ?
Là, vous faites une interprétation hasardeuse. Vous formulez des impressions subjectives qui ne reposent que sur des supputations. Quant à moi, je n’interprète pas, je dis simplement comment les choses sont dites dans le texte, et dans quel contexte. Nous n’avons pas seulement affaire à des personnes et des hommes qui ont des subjectivités différentes, des intimités ou des inimitiés différentes. Le problème se pose politiquement. Il faut le poser politiquement, dans un contexte de guerre de libération féroce, face au rouleau compresseur de la répression française. Vous avez 400 000 hommes en armes, d’une armée régulière, auxquels il faut ajouter les 244 000 supplétifs (harkis, GMPR – Groupes mobiles de police rurale –, Mokhaznis, etc.) et les unités territoriales constituées par les Européens d’Algérie. Toutes ces forces ennemies commençaient à labourer l’Algérie et à détruire systématiquement tout ce qui pouvait constituer une structure de résistance en Algérie. Dans un tel contexte, il fallait impérativement serrer les rangs, éviter les dissensions, les divergences, se prémunir contre un éclatement de la résistance. C’est facile là, bien au chaud, de dire «ils auraient dû faire ceci ou cela». Il ne faut pas tout ramener aux purges et aux liquidations. Cela reviendrait à réduire les enjeux de la lutte de libération à des questions de personnes, de règlements de comptes entre personnes. Les conflits qui étaient en jeu, c’étaient des conflits d’autorité et de légitimité. Et chacun avait des arguments contre d’autres qui avaient aussi les leurs. Chacun pouvait être allié avec certains ensuite avec d’autres, et cela s’est passé ainsi dans d’autres révolutions.
La violence politique est inhérente, d’après vous, à tous les mouvements révolutionnaires ?
Absolument ! Et cette violence politique est née de la violence de la situation coloniale, de la violence de l’occupation, des ratissages, des déportations de gens par milliers… Ecoutez, vous êtes responsable de militants fidayîn dans la «Bataille d’Alger» ou de djounoud dans l’Armée de libération, et vous perdez vos hommes, vous perdez vos compagnons. Ce n’est pas une mince affaire, cette histoire. Ce n’est pas un dîner de gala. Vous portez en vous la responsabilité du sort non seulement de ces hommes mais de la révolution algérienne. Vous êtes constamment exposé à la mort et vous donnez la mort à d’autres.
(à suivre)