Une histoire sociale et politique de la conquête de l’Algérie

Romain Bonnel & François Cerutti

Une histoire sociale et politique de la conquête de l’Algérie

Terrasses éditions, 2022, 140p

INTRODUCTION

Autour des années 1830, l’État français organise la fin des « biens communaux » et la conquête d’Alger. Ce moment de l’histoire voit également la naissance d’une industrialisation massive. Apparemment, les liens entre ces différents phénomènes ne sont pas évidents. Pourtant, jusqu’en 1847, date de la reddition d’Abd el-Kader – principale figure de la résistance algérienne contre l’invasion française -, ils forment un même ensemble qui constitue une synergie de forces politiques. Cette tranche de l’histoire qui contient ces forces constitue notre cadre temporel. Nous montrerons qu’elles favorisent la construction d’une société autoritaire et inégalitaire qui se lance dans une entreprise coloniale en plaçant la rationalité au cœur de ses actions aux dépens de la traduction des expressions des subjectivités.

Nous nous sommes aperçus qu’une exploration dans le temps pour mieux comprendre la nature de la Régence d’Alger était nécessaire. C’est pourquoi alors que l’un d’entre nous se trouvait à Alger pour y voir de plus près le Hirak, il a ramené une poignée d’ouvrages écrits par des historiens algériens sur les origines de la Régence d’Alger . Cette matière nous a permis d’y voir plus clair dans la construction d’une des racines de l’État algérien, avant la conquête française, à une époque où la densité d’occupation humaine était faible.

Bien entendu nous nous interrogions sur les raisons, aussi équivoques et secrètes soient-elles, pour lesquelles le gouvernement français de Charles X avait lancé cette opération de conquête. Aussi, cela ne pouvait se faire sans un regard sur l’état de la société française au début du XIXe siècle. Le passage de la rente agricole à la rente industrielle à cette époque a favorisé des prises de conscience politique entraînant des luttes sociales et populaires intenses, qu’elles se situent dans l’espace rural ou dans l’espace urbain.

Nos étonnements nous ont conduits à explorer ces racines qui ont mené à la mise en œuvre de la société coloniale en Algérie. Une mise en œuvre qui ne s’est pas faite sans une grande résistance de la part des colonisés. Une mise en œuvre qui révèle la façon dont l’administration du vivant, à des fins de domination, peut se déployer dans tous les champs de la vie humaine. Une mise en œuvre qui a eu lieu avec l’appui de militaires, d’idéologues, de scientifiques, d’artistes et qui s’est solidifiée pour finalement perdurer très longtemps.

En effet, cette première période de la colonisation de l’Algérie par la France, c’est à dire de 1830 jusqu’en 1847, nous apparaît comme la plus importante à plusieurs égards. Parce qu’elle pose les bases d’une domination qui s’imposera 132 ans, parce qu’elle instaure un rapport de force Nord-Sud, parce qu’elle renvoie au complexe rapport occident contre orient, parce qu’elle se situe à une époque pendant laquelle se forment des industries, une économie, des identités et des façons de vivre qui se sont cristallisées et sont encore et toujours trop d’actualité aujourd’hui.

Nous ne le dirons peut-être pas assez souvent, alors nous le disons ici avec force, le processus de colonisation tel qu’il se dévoile dans cette histoire là, est d’une violence difficilement envisageable pour des esprits contemporains. Pourtant, il s’agit bien d’une violence tellement humaine, parce que si injuste, si triste et si tragique… D’une violence tellement horrible, souvent extrême, qui se faufile encore insidieusement, sous d’autres formes, dans les rapports géopolitiques ou dans les rapports sociaux que nous entretenons ici et maintenant. Parce que, comme le disait Frantz Fanon, la colonisation institue des rapports intersubjectifs particuliers qui lient inévitablement le colonisé au colon.

Nous souhaitons que cette lecture que nous proposons soit un outil pour avancer dans la mise en œuvre d’alternatives à ce monde qui nous oppresse. En racontant autant ce qu’il s’est passé que le récit qui en est fait, nous espérons mieux comprendre notre passé pour mieux transformer notre futur. Cela évitera peut-être de reproduire les mêmes erreurs qui prennent aujourd’hui des parures bien différentes, mais qui participent pourtant de la même logique coloniale. Cette logique coloniale qui consiste à instaurer un rapport de force contre celles et ceux qui auraient manqué à leur devoir de développement universel, nous espérons la décrire au plus près de ce qu’elle a été, dans sa profondeur et sa complexité, et cela même quand elle contenait des intentions de progrès social et de civilisation. Ces notions, pensées comme universelles, ont permis de concevoir la conquête de l’Algérie et toutes ses violences comme évidentes et légitimes.

C’est au cours de rencontres organisées au sein de la Pétroleuse, à Caen, que l’idée de ce travail a pris naissance. La Pétroleuse est un espace autogéré, utilisé par différents collectifs qui cherchent à développer l’autonomie individuelle et collective. S’y sont réunis des cercles de discussions sur la psychiatrie coloniale, l’histoire de la colonisation ainsi que des luttes anticoloniales en Algérie. Quelques personnes se reconnaissant comme voisines d’idées ont maintenu des discussions entre elles. L’idée de mieux comprendre le processus de la colonisation de l’Algérie s’est imposée. Dans des réunions régulières un partage des connaissances s’est instauré. Le désir d’approfondir des questionnements a entraîné des sondages passionnés et passionnants dans des rayons de bibliothèques. Il faut donc d’emblée remercier les précédents chercheurs qui ont déjà synthétisé des chaînes d’évènements fort complexes. Ainsi nous leur donnerons facilement la parole, nous les paraphraserons sans complexe, sachant bien qu’ils se reconnaîtront dans le soin que nous avons d’être au plus près de la vérité.

Mais cet écrit n’est pas pour autant un ouvrage scientifique qui cite tout ce qu’il pense, qui trace tout ce qu’il écrit, qui saucissonne la pensée ou encore qui emploie un ton et une construction académique. Il s’agit d’un écrit issu de rencontres. De simples rencontres amicales. Des rencontres entre personnes ayant une sensibilité commune, une appréhension du monde relativement semblable et rêvant sûrement aux mêmes lendemains émancipés. Deux d’entre elles ont écrit cette histoire.


Sommaire

INTRODUCTION

Chapitre 1

LA RÉGENCE D’ALGER

Une histoire de confrontations entre plusieurs mondes

L’appel aux Turcs-Ottomans

Naissance de la Régence d’Alger

La vie quotidienne à Alger sous les Ottomans

Course. Corsaires. Pirates. Redevances

Rébellions des janissaires

La descente aux enfers et l’arrivée des Français

Chapitre 2

INDUSTRIALISATION ET FIN DES BIENS COMMUNAUX : LA NAISSANCE D’UN NOUVEAU RAPPORT AU MONDE OU LE TERREAU FERTILE POUR COLONISER L’ALGÉRIE

La question sociale et coloniale avant la conquête

– Les vieilles colonies

– Le contexte politique avant la conquête

La promotion de la société industrielle

Dépossession, contrôle et migration vers les villes

La guerre des Demoiselles ou la défense des biens communaux

La conquête passée sous silence et l’insurrection bruyante et révolutionnaire

– Eté 1830

– Effervescence sociale et conquête coloniale : un hiatus ?

Chapitre 3

LA CONQUÊTE : UNE SYNERGIE DES FORCES COLONIALES POUR LA GLOIRE DE LA FRANCE

Les faits d’ordre militaire : de l’invasion française à la résistance algérienne

– L’utilisation d’arguments fallacieux pour justifier la conquête

– L’incroyable histoire du trésor de la Régence d’Alger

– La résistance se met vite en place

– Abd el-Kader : un émir qui pratique la guérilla

– L’état des troupes françaises : traumatisme et nostalgie

– Création de la Légion étrangère

– Création de milices : la Garde nationale et la Milice d’Afrique

Pouvoir administratif et judiciaire : des armes de destruction massive aux mains des militaires

– Le pouvoir administratif : une forme de pouvoir étatique largement déployée

– Les bureaux arabes

– La gestion des flux : les émigrations

– Une autre façon de gérer la population : le cantonnement

Pouvoir judiciaire

– La mise en place d’un pouvoir judiciaire inique

– Les trois séquences judiciaires : comment les militaires s’emparent de la justice

– La plasticité du concept de justice

Chapitre 4

LES DIMENSIONS PATRIARCALES ET RACISTES DE L’ORDRE COLONIAL

L’instauration d’un nouvel ordre sexuel et racial

L’impasse des représentations

La condition des femmes françaises d’Algérie et les autochtones :

– Ouvrières au statut mineur

– La prostitution pour ramener « la gaîté, sinon la santé parmi les hommes »

Chapitre 5

LA CONQUÊTE IDÉOLOGIQUE

Les idées socialistes comme ferment de la colonisation

Les précurseurs du socialisme

Le colonialisme préféré au féminisme

L’engagement des pré-socialistes pour l’Algérie : une suite logique devenue « questions d’intérêt primaire »

Faits et gestes de quelques personnages influents qui ont allié socialisme et colonialisme

Les justifications environnementales : signes avant-coureurs du « capitalisme vert »

CONCLUSION

ANNEXES

Cartes :

– La Régence d’Alger au XVIIIème siècle

– Carte de Prosper Enfantin issue de son rapport de 1843

– Les voies commerciales en Afrique du Nord par Cheik Anta Diop au XIème siècle

– L’Algérie dans les frontières actuelles

Chronologie

Bibliographie