La seconde guerre d’Algérie au prisme des guerres balkaniques contemporaines

Véronique Nahoum-Grappe, 73 ans, anthropologue, Algeria-Watch, 19 janvier 2022

Une opinion « politique » sur un événement historique donné est toujours à la fois « personnelle » – car c’est la « personne », avec tout son passé, ses névroses et son histoire familiale qui défend sa position – et générale, dépassant le seul « égo », pour toucher l’horizon du monde présent : il y a toujours l’esquisse d’une alternative pensable lorsqu’on affirme une opinion où sont intriqués le diagnostic sur des faits (posés comme avérés) et le jugement sur leur sens et leur légitimité. Une intense conviction apparaît comme d’autant plus évidente, logique, intelligente à son auteur que celle du contradicteur lui semble tordue, erronée, stupide… La dispute en politique est donc violente, à cause des valeurs sacrées défendues, et personnalisée, à cause du « moi je » du sujet qui s’engage parfois à fond dans ce qu’il veut expliquer… Dans les années 1990, la rage du débat était en France portée à son comble sur certains sujets clivants, dont la situation en Algérie…

Pourquoi cette évidence pour moi en 1992 d’une instrumentalisation possible par le pouvoir des généraux algériens de la dénonciation des GIA et de leur menace, celle d’un « terrorisme islamiste » rétrograde et barbare ? En ces années 1990, je n’avais personnellement aucun lien, ni de travail ni de militantisme quelconque, avec ce magnifique pays. Jeune adulte, modeste chercheure en sciences sociales sur des sujets tels que l’esthétique du corps, la différence des sexes et les conduites d’excès, l’Algérie n’existait pour moi qu’au travers de formidables souvenirs de voyages à moto dans des paysages bouleversants… Le désert avec le sable comme savon, pour seule ombre celle de la moto, pour tout paysage sonore le bruit de son propre sang dans les artères… Je peux dire que, comme beaucoup de jeunes Français.es, j’ai toujours aimé ce pays qui me semble si proche, sans trop savoir pourquoi…

Depuis « toujours », l’antistalinisme de gauche faisant partie de mon peu de traditions familiales, je connais les vieilles méthodes répressives (sans originalité) des pouvoirs (post) staliniens en trois temps : « Repérer, isoler, détruire. » Et donc : 1) surveillance et espionnage extrême des personnes, puissance démesurée et terrifiante de la police politique ; 2) usage du mensonge politique « déconcertant (1) », grossier et sophistiqué à la fois, pour isoler, et donc tuer la personne sociale (calomnies, procès grotesques mais venimeux) avant la personne physique ; 3) laquelle, bien sûr, au stade 3, est arrêtée, incarcérée, assassinée in fine… Souvenir d’un crime peu connu du pouvoir algérien en France : en 1987, André-Ali Mécili, formidable avocat franco-algérien des droits humains, est assassiné à Paris boulevard Saint-Michel par un tueur de la sécurité algérienne qui fut arrêté et rapidement exfiltré vers l’Algérie : le procès est attendu par la famille depuis plus de trente ans…

Je savais depuis toujours à quel point le stalinisme du FLN, noble vainqueur du colonialisme raciste français, avait assassiné les opposants, anarchistes, démocrates, défenseurs des droits humains et des libertés fondamentales… Je ne savais pas encore jusqu’où les chefs militaires qui revendiquaient l’héritage de la lutte de libération pouvaient aller dans l’instrumentalisation des crimes de leurs ennemis politiques.

Quand la propagande de guerre légitime les crimes les plus atroces

À partir du coup d’État du 11 janvier 1992 en Algérie, une grande majorité de Français.es se disputent sur son sens. Et le conflit des interprétations fait d’autant plus rage que la violence des informations sur des faits encore frappés d’inachèvement est souvent obscurcie par les mensonges de guerre liés aux enjeux politiques du moment, enjeux que seul le temps peut refroidir. Le mensonge politique n’a de sens que tant qu’il est une arme pendant le temps de la guerre dont il peut influencer le cours, mais après coup, quand il sera bien tard, les historiens auront le calme des cimetières pour mieux travailler les archives survivantes : quand pour le pouvoir algérien ?

Tant que les faits se continuaient, le débat en France était d’autant plus violent que l’enjeu politique d’une opinion collective majoritaire française était crucial pour le pouvoir algérien à l’œuvre dans son choix de coup d’État et de guerre intérieure. L’opacité des faits réels était aussi liée à la violence extrême des crimes horribles mis en avant, dont les images traumatiques frappaient d’une irréalité spécifique tout le contexte : « Non ce n’est pas possible », murmure le téléspectateur. Les informations sur la cruauté des crimes commis contre des civils de tous âges et sexes avaient pour effet de dépolitiser le champ, de clôturer toute analyse à cause de cet excès d’horreur forcément incompréhensible : le désir de comprendre deviendrait alors, pensait-on, complice des crimes. Et l’interdit fut posé de la question minimale : « Qui tue qui ? » Il suffit de nommer l’ennemi dont l’infâme cruauté sert de puissant levier à la haine qui jaillit contre lui, une fois son épouvantail bien pointé du doigt : les GIA étaient ces monstres qui violaient et voilaient les femmes, massacraient nourrissons et vieillards villageois, torturaient, rançonnaient, etc. Comment résister à la haine contre eux ?

On comprend que les propagandes de guerre s’appuient sur des récits de cruauté insoutenables, parfois réels parfois inventés, pour « barbariser » un ennemi contre lequel il faut faire se lever la haine collective… Ce mécanisme bien connu n’est pas assez réfléchi : notamment dans le fait que toute propagande obscène et atroce quant aux descriptions des crimes d’un ennemi contre lequel on veut faire se lever une guerre (crimes prédictifs dans leur extrême violence de profanation contre le ventre maternel, l’enfant des deux sexes, la femme, les lieux et objets perçus comme sacrés, etc.) dessine avec une grande efficacité performative le programme des crimes qui vont être commis réellement au cours de la guerre réelle contre cet ennemi ! Le rêve de vengeance des guerriers hallucinés d’images de propagande – dont souvent l’outrance en termes d’horreurs est signe de mensonge – dessine un « œil pour œil », « viol pour viol », etc., comme « contre-don » légitime du préjudice censé avoir été commis jadis, contre les « nôtres ».

Ce lien en miroir, entre l’extrême horreur d’une propagande de guerre barbarisant l’ennemi sadique et pervers – propagande toujours inscrite dans la culture populaire du pays ou groupe qu’elle veut séduire – et une sorte de permission tacite de pouvoir commettre les mêmes crimes contre lui, n’est pas assez perçu. Il explique à mon sens les différences entre formes de criminalité en fonction des terrains. Ainsi, entre 1989 et 1995 à Belgrade, la propagande de guerre portait une emphase descriptive atroce sur les crimes de torture et de viols qui auraient été commis (et bien sûr furent souvent commis) depuis des siècles contre les femmes et familles serbes par les Turcs « ottomans » et donc par filiation par les musulmans albanais du Kosovo, ou bosniaques. Roy Gutman, premier journaliste à avoir dénoncé les viols systématiques pratiqués contre les femmes bosniaques (2), explique que c’est le récit de propagande (au sein de l’armée serbe qu’il suivait) de viols systématiques de femmes serbes par les Bosniaques qui l’a mis sur la piste du contraire, à savoir une pratique réelle maintenant bien documentée : les viols systématiques contre les femmes bosniaques liés à la purification ethnique. Le « mensonge déconcertant » de ce type de régime consiste à retourner le réel comme une chaussette, pour projeter du côté des victimes la responsabilité et même l’invention des crimes qu’il commet contre elles, afin de leur faire ainsi porter le chapeau de la culpabilité politique. Il s’agit d’un effet de miroir classique au plan psychologique, la projection, mais, au plan politique, d’une venimeuse efficacité.

L’art de la propagande consiste à effectuer une réduction extrême du temps historique, compacté en un même bloc dur de violence systémique qui touche aussi le futur : l’ennemi ainsi historiquement compacté ne peut que pratiquer dans l’avenir son horrible programme de violences de « toujours », ancrées dans son passé barbare. Cette opération de compactage diachronique construit un ennemi historique « depuis toujours » et « à jamais », et ancre la haine contre lui dans le vertige d’un temps indéfini. La haine de l’ennemi devenu « historique » grâce à cette opération de négation de toute historicité devient alors quasi sacrée : ne pas le haïr est une haute trahison nationale ! La reconstruction historique de la propagande fut très importante dans les médias officiels de Belgrade deux ou trois ans avant la guerre. Rien à voir avec ce qui s’est passé en Algérie, où le coup d’État du 11 janvier 1992 fut décidé semble-t-il assez rapidement. Mais du point de vue de la construction de l’ennemi, la violence ciblée et criminelle des GIA a facilité le travail de propagande qui n’a eu besoin que d’instrumentaliser les crimes commis en surlignant leurs atrocités, et progressivement, en en favorisant les formes outrées et horribles dans des choix criminels d’infiltrations.

En 2022, les ravages sanglant en France et ailleurs du terrorisme islamique, à la suite des attentats de 11 Septembre qui ont terrifié la planète entière, ont nourri tout un récit rétrospectif venu renforcer la négativité des GIA de jadis. Ce qui a permis de mieux étayer le récit révisionnisme qui faisait du régime algérien le « sauveur » du pays en 1992, contre l’ennemi historique, le terrorisme islamiste, voileur et violeur, poseur de bombes, fanatique abominable – réputé également à l’œuvre en Bosnie dans ces mêmes années 1990… Pourtant, les Bosniaques dits « musulmans » de l’islam septentrional travaillé par cinquante ans de titisme, avec slivovitz à gogo, monogamie et agnosticisme élégant des élites, n’ont jamais choisi de poser la moindre bombe, ni à Belgrade ni à Zagreb, eux qui furent tant et tant sauvagement bombardés… Mais le discours révisionnisme contemporain en Algérie comme dans la Bosnie serbe n’a que faire des faits.

Entre 1992 et 1995, les GIA algériens ont pris le maquis et sont entrés dans une guerre forcement violente : ce fut encore plus facile de les « barbariser » en leur imputant des crimes atroces, en signant de leur nom toute criminalité même hors champ du politique pendant ces années de guerre. Ce qui était tellement difficile à comprendre, à savoir la possibilité de mentir avec du vrai partiel (le meilleur des mensonges), était évident pour qui suivait de près la fin des dictatures poststaliniennes marquées par un usage sidérant du mensonge « vrai » depuis les cadavres de Timisoara (fin 1989 en Roumanie, le parti a mis en scène la fin des Ceausescu en « hyper-réalisant » un faux massacre pour mieux se maintenir au pouvoir quelques années encore).

L’instrumentalisation du terrorisme islamiste

Bien sûr, je hais les talibans afghans, j’ai peur des poseurs de bombes, des fanatiques extrémistes de tous bords. Bien sûr, je trouve risible, digne d’une médiocre BD de science-fiction, à moins qu’elle ne soit terrifiante, l’idée d’un « califat » mondial où le racisme d’État serait celui d’une haine contre les femmes… Mais jamais je n’ai douté de l’instrumentalisation de l’ennemi « fanatique islamique » dans les années 1990, notamment par Poutine contre la Tchétchénie indépendante – moyennant quoi il a installé au pouvoir un dirigeant grotesque quant à son islamisme rigide… Ou encore contre les Bosniaques musulmans et les Albanais du Kosovo par le pouvoir de Belgrade, ou contre les GIA par les généraux algériens, qui ont aussi quant à eux l’héritage politique de la colonisation française, avec l’infiltration des maquis pour mieux les déconsidérer et en désamorcer l’action. De même, l’argument de Bachar al-Assad en 2022 reste également celui de l’éradication de l’islamisme, alors qu’il est le premier responsable de la grande majorité des crimes commis contre les civils syriens… Les GIA ont certes commis des crimes, et après l’Iran et l’Afghanistan le pouvoir politique des religieux islamiques est en général épouvantable pour la démocratie et les femmes ; mais trente ans après, il apparaît plus que probable que les GIA algériens furent progressivement infiltrés à partir des années 1992 et 1993 par le pouvoir. Les crimes des GIA doivent être dénoncés, jugés, punis, mais cette criminalité ne contredit pas le fait que bien des dictatures infâmes font des « terroristes islamistes » des épouvantails utiles à leur maintien au pouvoir, un pouvoir qui les autorise à commettre des crimes contre leurs opposants parfois pires que ceux contre lesquels ils appellent à lutter.

La seconde guerre d’Algérie des années 1990 – on peut bien l’appeler ainsi au lieu du terme navrant d’« événements » des Français pour désigner la première « guerre d’Algérie » (1954-1962), et surtout au vu de la gravité de la tragédie en cours depuis 1992, avec un nombre tragique de morts et l’écrasement des espoirs de démocratie par la longévité du régime maffieux rétrograde – reste l’exemple d’une grande criminalité politique d’État contre une fraction de sa propre population. Depuis, les responsables politiques de ces crimes jouissent d’une tranquille impunité, grâce bien sûr à leur politique de répression et de prédation, mais aussi à l’instrumentalisation de la figure de l’ennemi, le terrorisme islamique, qu’ils brandissent toujours comme un épouvantail et dont ils usent comme puissant levier de séduction politique des Français, souvent laïques et « éradicateurs »… Ils en partagent le levier efficace avec un certain nombre des pires régimes de la planète, qui assassinent de larges fractions de leurs propres populations et piétinent tout espoir de démocratie pour assurer leur propre survie politique – même si, bien sûr, cet épouvantail l’est vraiment, épouvantable.

1 Ante Ciliga, Au pays du mensonge déconcertant, Gallimard, Paris, 1938.
2 Roy Gutman, Bosnie, témoin d’un génocide, Desclée de Brouwer, Paris, 1994.