La région de Tizi-Ouzou plongée dans un sous-développement endémique
L’attente de la prospérité
Liberté, 21 décembre 2021
Une occasion ratée. Alors qu’elle se présentait comme une opportunité pour décongeler les projets de développement économique, la visite du Premier ministre Aïmene Benabderrahmane, dans la wilaya de Tizi Ouzou, a été ajournée. Comme toujours, cette région doit attendre…
Annulation de dernière minute. Le Premier ministre Aïmene Benabderrahmane qui devait se rendre aujourd’hui dans la wilaya de Tizi Ouzou, a vu, contre toute attente, sa visite reportée à une date ultérieure. La région qui souffre d’un sous-développement économique, devenu endémique, peut attendre. Comme toujours.
Ce qui n’est pas pour arranger les choses entre le gouvernement et cette wilaya qui voit ses attentes renvoyées aux calendes grecques. Les citoyens et les élus, qui espéraient, à la faveur de cette visite, voir un signal de la part des autorités pour dynamiser l’économie de la région en débloquant les projets structurants qui sommeillent dans les rouages de l’administration, seront déçus.
C’est un mauvais signal qui est envoyé, surtout que Tizi Ouzou n’a pas encore pansé ses blessures causées par les dramatiques feux de forêt de l’été dernier. Les multiples appels pour classer la wilaya zone sinistrée n’ont manifestement pas trouvé d’écho favorable. La demande d’un plan spécial n’a toujours pas pu trouver son chemin vers Alger.
L’annulation de la visite du Premier ministre est une autre occasion ratée de remettre la région sur les rails de la prospérité. Il faut dire que cette intenable situation est due à une accumulation de blocages systématiques qui remontent à des années en arrière. Les promesses données par les anciens gouvernements n’ont pas été tenues.
Pis encore, depuis son arrivée au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika ne s’est jamais rendu dans cette wilaya dans le cadre d’une visite de travail. Les rares fois où il s’y était rendu, c’était pour des raisons de campagnes électorales.
En effet, depuis son arrivée au pouvoir en 1999, Bouteflika, qui n’a jamais consenti à effectuer une visite de travail à Tizi Ouzou, n’a, en revanche, pas raté les occasions de campagne pour “solder ses vieux comptes avec la région”, comme aiment à le répéter de nombreux acteurs politiques et historiques de la région.
Dans la région, la population se souvient encore, comme si cela datait d’hier, de ses propos tenus en 1999, lorsqu’il promettait à la région de crever son “ballon de baudruche” ou encore lorsqu’il qualifiait ses habitants de “nains”.
Elle se souvient aussi de son déplacement, d’ailleurs chahuté, en 2005, lorsqu’il était venu défendre une réconciliation nationale rejetée par la région sans jamais évoquer les 128 jeunes tués durant le Printemps noir de 2001 et, encore moins, le développement qui avait reçu un sacré coup après ces événements.
Même les visites des ministres de ses nombreux gouvernements, qui se sont succédé sous son règne, ne donnaient guère l’impression d’être faites pour sortir la région du marasme dans lequel elle pataugeait, mais avaient plutôt des relents populistes, souvent dictés par les besoins de campagnes électorales.
La plus importante d’entre elles fut celle d’Abdelmalek Sellal, alors Premier ministre, en 2016. Lors de cette visite dont la région attendait beaucoup, le Premier ministre de l’époque, qui avait visité de nombreux projets structurants et rencontré la société civile, n’avait pas lésiné sur les promesses qui étaient restées finalement lettre morte.
“Nous allons tout mettre en œuvre pour accompagner cette wilaya dans la réalisation des projets prévus dans le cadre de la remise à niveau de la région en matière de développement local”, avait-il lancé à l’époque. La suite, les autorités locales et la population la connaissent. Ce qui n’a pas manqué de creuser le fossé déjà large avec le pouvoir et qui allait crescendo, au point d’ouvrir la porte à toutes les radicalités possibles.
Les projets structurants congelés
Aujourd’hui encore, la région attend beaucoup. À ce titre, la région espère voir relancés et achevés tous les projets structurants, bloqués ou gelés, et ils sont nombreux.
Le nouveau stade de 50 000 places, lancé en 2010, et qui a englouti des enveloppes faramineuses sans jamais voir le jour ; la pénétrante vers l’autoroute Est-Ouest, lancée en 2013 et qui n’est toujours pas achevée 11 longues années plus tard ; le barrage de Souk n’Tleta dont les travaux traînent en longueur, une dizaine d’années après leur lancement ; le centre d’entraînement des équipes nationales à Aghribs qui est quasiment jeté aux oubliettes ; le nouveau CHU qui a été gelé dans le sillage de la crise financière de 2015 ; le complexe mère-enfant promis depuis plus d’une décennie ; l’axe autoroutier Aïn El-Hammam-Drâa El-Mizan ; la ligne ferroviaire Draâ El-Mizan-Dellys ; le renforcement de l’électrification rurale ; la réalisation de nouvelles stations de dessalement d’eau de mer ; la poursuite des travaux du téléphérique… sont autant de projets structurants sur lesquels le gouvernement est toujours attendu.
Mais pas seulement ! Le dossier de la relance de l’investissement productif dans cette région où le tissu industriel — qui faisait jadis sa fierté car il permettait de nourrir une grande partie de sa population — est aujourd’hui en lambeaux sans pour autant que l’on accorde une chance au privé de prendre le relais.
En effet, après la mise sur le carreau de l’ex-Cotitex, un véritable fleuron de l’industrie du textile, voilà que deux autres géants de l’économie nationale, à savoir l’Eniem et Electro-Industries, voient leur ciel s’assombrir peu à peu et risquent, faute d’une véritable politique de soutien de l’État, de faire des milliers de nouvelles victimes dans cette région déjà connue pour son taux de chômage qui avoisine 30%, selon des élus, et qui est considéré comme l’un des plus élevés sur le territoire national.
La wilaya de Tizi Ouzou, qui n’a, de surcroît, bénéficié d’aucun projet d’investissement productif public depuis les années 70, a même vu le projet de production locale d’insuline, qui lui était destiné dans le début des années 2000, finalement détourné vers une autre wilaya du pays.
Même les hôtels publics qui représentaient les dernières poches de résistance du tourisme local — qui constituait l’une des vocations naturelles de la région — ont fini par être fermés dans le cadre d’une opération de réhabilitation qui continue de s’éterniser encore aujourd’hui. N’étaient la bureaucratie et l’inertie qui ont frappé les autorités locales, le secteur privé aurait pu assurer une transition souple vers une réelle économie locale.
Mais sur ce registre également, le poids des blocages a été tel, que de nombreux investisseurs ont fini, de guerre lasse, par délocaliser leurs investissements vers d’autres régions du pays.
Récemment encore, le directeur de l’Andi dans la région, qui intervenait sur la radio locale, a révélé que sur les 346 projets d’investissement inscrits depuis 2018, quelque 98 n’ont pu être lancés en raison de différents blocages.
Pour sa part, le directeur de l’industrie avait expliqué, à la même occasion, que le nombre de dossiers déposés depuis 2011 s’élève à 1 518 et que 406 seulement sont validés par la commission chargée de l’étude et de la validation des dossiers d’investissement, et que parmi les projets retenus, seulement 21 sont entrés en activité, créant 1 002 emplois. 145 projets d’investissement touristiques privés déposés n’ont pu, également, être lancés à travers le territoire de la wilaya.
La gestion du foncier industriel, la bureaucratie, l’état des zones industrielles et d’activité… sont autant de facteurs qui ont fait que l’investissement privé est resté dans un état végétatif. À cela s’ajoutent également de sérieux problèmes d’alimentation en eau potable, en électrification rurale, de logement, d’habitat rural, d’infrastructures sanitaires, culturelles… qui ont fait que le calvaire est quotidien dans cette région.
Depuis l’été dernier, c’est carrément la vie d’une bonne partie de la population de cette région qui a basculé dans l’enfer. Cela à la suite des incendies apocalyptiques d’août dernier qui ont fait près de 80 morts civils et des centaines de milliards de dégâts.
Une situation à laquelle l’État a, certes, apporté son soutien, mais qui demeure insuffisant devant l’ampleur des dégâts qui, visiblement, n’ont pas suffi à déclarer la région comme zone sinistrée. Une situation qui fait que de nombreuses familles touchées dans leur chair ou dans leurs biens se sont retrouvées dans la détresse.
Samir LESLOUS
BELKACEM BOUKHROUF, DOCTEUR EN ÉCONOMIE À L’UNIVERSITÉ DE TIZI OUZOU
“L’État doit comprendre que la Kabylie veut être apaisée et prospère”
“La wilaya de Tizi Ouzou, contrairement à ce que l’on entend ici et là, est l’une des wilayas les plus pauvres et les plus retardées sur le plan du développement”, soutient M. Boukhrouf. “L’ostracisme dont a été victime la région, des années durant, a fortement brisé le lien de confiance entre gouvernants et gouvernés. Le rétablir exige une action forte et sans ambages de la part des autorités centrales du pays”, préconise-t-il encore.
Liberté : On entend souvent dire que durant le règne de Bouteflika, la wilaya de Tizi Ouzou a cumulé un retard sans précédent en matière de développement. De quoi la région souffre-telle réellement pour se retrouver ainsi dans un sous-développement endémique ?
Belkacem Boukhrouf : La wilaya de Tizi Ouzou, à l’image de la plupart des wilayas du pays, a été soumise à un sous-management insoutenable au plan institutionnel et en matière de développement économique. La prévarication, l’incompétence et l’immaturité des cadres juridiques et législatifs du pays ont constitué la recette essentielle à ce ralentissement généralisé. Le caractère centralisé de la décision nationale a rendu toute possibilité de développement déconcentré des territoires difficilement envisageable. L’absence de complémentarité entre l’Exécutif et les instances élues, mais aussi la précarité de la coordination intersectorielle ont fait le reste. La contraction des assiettes foncières et les oppositions citoyennes à la mise en œuvre de projets souvent non maturés au plan de l’impact socioéconomique ont aussi rajouté à cette complexité. Enfin, la wilaya de Tizi Ouzou ne dispose pas d’un outil de réalisation suffisant et qualifié pour absorber la demande en développement.
En tant qu’économiste, de quoi aurait besoin la région pour relancer son développement. En d’autres termes, qu’attend-elle de l’État ?
La wilaya de Tizi Ouzou, contrairement à ce que l’on entend ici et là, est l’une des wilayas les plus pauvres et les plus retardées sur le plan du développement. N’étaient l’initiative citoyenne et l’apport de la diaspora, la situation aurait empiré. Il faut reconnaître que les gouvernements successifs, notamment sous Bouteflika, ont apporté de grosses contributions financières au développement, mais l’absence d’un suivi rigoureux et la bureaucratie ont anéanti la portée attendue de l’action de l’État. Il est attendu du Premier ministre d’annoncer des décisions concernant l’aménagement du territoire, l’infrastructure et l’encouragement de l’investissement public et privé productif. La décennie noire puis les événements du Printemps noir ont provoqué un mouvement de délocalisation industrielle et économique sans précédent. Cela a eu pour effet un taux de chômage très élevé, notamment chez les jeunes diplômés, et une émigration massive parmi les jeunes populations qui constituent la richesse essentielle de la région. Le Premier ministre aura la responsabilité de libérer l’initiative autour des secteurs potentiellement porteurs et structurants à Tizi Ouzou, comme le tourisme, la pêche, le commerce, l’artisanat et la culture. Les mesures fortes supposeraient qu’il secoue le cocotier bureaucratique et mette fin à l’omnipotence administrative dans l’action entrepreneuriale.
Un véritable plan Marshall est sans cesse réclamé par la région. En quoi consiste-t-il selon vous ?
La Kabylie, particulièrement Tizi Ouzou, est une zone montagneuse au relief complexe et difficilement aménageable. La densité démographique, la précarité sociale et la faiblesse du secteur économique appellent, effectivement, à un effort sans précédent de l’État central. Il est même utile de rappeler qu’au vu des effets néfastes des décennies précédentes, un coefficient de rattrapage doit être appliqué à la région. Un plan spécial, prenant en compte les besoins en développement et les attentes en matière d’investissement, mérite d’être pensé.
Quelles sont, aujourd’hui, les priorités qui permettront de dégripper la machine du développement dans la région ?
La priorité est de libérer l’initiative autour de l’investissement privé, le seul à même de densifier le tissu économique productif et générateur d’emplois. Puis, le gouvernement doit s’atteler à la réduction de la pression bureaucratique et des coûts de transaction institutionnels pour redonner confiance tant à la population fortement éprouvée par la succession d’événements malheureux, qu’aux apporteurs de capitaux et aux investisseurs restés dans l’expectative.
Cette visite du Premier ministre peut-elle peser dans les futurs rapports entre la région et le pouvoir central ?
Elle peut peser si, contrairement aux précédents déplacements des officiels, la symbolique et la langue de bois ne sont pas l’essentiel de la visite. Tant sur le plan politique que sur le plan économique, le gouvernement doit agir vite et bien. L’ostracisme dont a été victime la région, des années durant, a brisé le lien de confiance entre gouvernants et gouvernés. Le rétablir exige une action forte et sans ambages de la part des autorités centrales du pays. Une chose est sûre : les attentes sont énormes et le gouvernement gagnera à comprendre que la Kabylie, comprise comme une séquence importance du destin national, veut être apaisée et prospère. Dans la sérénité.
Entretien réalisé par : SAMIR LESLOUS