Djilali Hadjadj* : «La lutte contre la corruption est avant tout politique»
Entretien réalisé par Nouri Nesrouche, El Watan, 21 novembre 2021
Houda Feraoun, Haddad, les Kouninef ou encore Abdelmalek Sellal ont été jugés dans des affaires de corruption et écopé de sanctions pour le moins clémentes, alors que les préjudices moraux et financiers ont déstabilisé l’Etat et le peuple algériens. Comment expliquer ces jugements ?
Nombre d’Algériens se sont interrogés sur la «légèreté» de ces peines, d’une part au regard des délits pour lesquels ces agents publics ont été reconnus coupables (corruption, dilapidation de deniers publics, octroi d’indus privilèges et abus de fonction) et d’autre part à la lecture de la loi du 20 février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption, loi qui sert de référence législative aux juges chargés de fixer les peines. Cette mansuétude a bénéficié par ricochet aux co-inculpés issus du secteur privé, alors que pour ces derniers, l’enrichissement illicite est caractérisé ; légèreté qui s’est traduite aussi pour tous les condamnés par des amendes dont le montant est symbolique alors que le préjudice financier est pharaonique. Pour apprécier cette «clémence» qui ne dit pas son nom, citons juste deux articles de la loi évoquée plus haut. Le 48 à propos «des circonstances aggravantes» stipule que «si l’auteur d’une ou de plusieurs infractions prévues par la présente loi est magistrat, fonctionnaire exerçant une fonction supérieure de l’Etat, officier public, membre de l’organe, officier, agent de la police judiciaire ou ayant des prérogatives de police judiciaire ou greffier, il encourt une peine d’emprisonnement de dix (10) à vingt (20) ans assortie de la même amende prévue pour l’infraction commise». Là, les peines (prison et amende) sont conséquentes ! Et mieux encore, l’article 50 va plus loin et ordonne au titre des peines complémentaires qu’en cas de condamnation pour une ou plusieurs infractions, la juridiction peut prononcer une ou plusieurs peines complémentaires prévues par le code pénal. Visiblement, dans les scandales que vous énumérez dans votre question, les juges ont zappé l’article 50 !
Votre association a longuement milité pour l’abrogation de cette loi qui ne sert pas la justice et les intérêts des Algériens face au fléau de la corruption. Vous vous attendiez à ce que les autorités politiques actuelles prolongent la vie de cette loi ? Comment expliquer ce choix politique ?
Effectivement, nous n’avons cessé de dénoncer les insuffisances de cette loi de 2006, surtout qu’elle est le résultat de la transposition en droit interne de la Convention des Nations unies de 2003 contre la corruption, ratifiée par l’Algérie en 2004.
Cette transposition – volontairement de mauvaise qualité – a été un moyen pour la «îssaba» en place de s’autoprotéger, d’autant plus que cela correspondait à une période où la grande corruption devenait florissante, dopée par l’argent du pétrole à ne plus savoir qu’en faire et où la «nomenklatura» au sein du pouvoir et à sa périphérie accouchait d’une oligarchie sans frontières. Et dire que le pouvoir avait réussi dans un premier temps à faire croire à la communauté internationale de sa volonté politique de lutter contre la corruption. Quant à l’équipe qui est actuellement au pouvoir, on n’en attendait pas grand-chose en matière de lutte contre la corruption et, malheureusement, les faits nous ont donné raison : nous aurions souhaité nous tromper ! A titre d’exemple, qu’est-ce qui empêche l’Exécutif en place, parallèlement à sa «mini opération mains propres», de légiférer par ordonnance pour modifier cette loi scélérate de février 2006 ? Qu’est-ce qui l’empêche – par simple décret présidentiel – de permettre enfin à l’Algérie de disposer d’un code des marchés publics conforme aux standards universels, à l’image de ce que lui a proposé l’OCDE il y a quelques années.
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C’est si difficile donc de construire la confiance entre les autorités politiques et les Algériens ? On croit savoir aussi que le mécanisme de déclaration du patrimoine n’est pas respecté au sein des nouvelles institutions…
Vous imaginez bien que sous les cieux à fort déficit démocratique, cette confiance que vous évoquez est carrément inexistante. Quant à cette notion de déclaration de patrimoine des agents publics, la loi 2006 n’en donne qu’une définition restrictive et partielle, bien loin de ce qui est contenu dans la Convention des Nations unies contre la corruption ; et même ces dispositions insuffisantes ne sont pas respectées. J’en veux pour preuve l’obligation législative de publier au Journal officiel les déclarations de patrimoine des agents de la haute fonction publique et des parlementaires, et ce, dans les deux mois suivant leur élection ou leur prise de fonction. Cette obligation n’est pas respectée depuis 15 ans, et ça continue ! Mais non seulement la loi de 2006 est très insuffisante et non appliquée à ce sujet, plus grave encore, il y a à l’origine un vide voulu par le législateur et l’Exécutif : il n’y a aucun mécanisme de contrôle effectif du contenu des déclarations de patrimoine.
Les lanceurs d’alerte se sentent-ils mieux protégés depuis la chute de Bouteflika ?
Malheureusement, les représailles systématiques contre les lanceurs d’alerte contre la corruption n’ont jamais cessé et souvent l’emprisonnement et les condamnations arbitraires sont le «prix» à payer, et la notion de bonne foi – figurant pourtant dans la Convention des Nations unies – n’est jamais prise en compte. Alors que la protection des dénonciateurs et des victimes de la corruption est évoquée très largement par la Convention onusienne, la loi du 20 février 2006 lui consacre uniquement l’intitulé d’un article. Et cet article 45 (et la supercherie est de taille) n’évoque pas du tout cette notion ! Plus grave, l’article qui suit (46) traite très sévèrement de la notion de dénonciation calomnieuse. A croire que les auteurs de cette loi ont voulu sciemment dissuader tout dénonciateur de corruption ou donneur d’alerte ! Relancé à ce sujet en 2015 par les Nations unies, le gouvernement avait officiellement promis des mesures supplémentaires pour garantir la protection des dénonciateurs. Six années plus tard, aucune nouvelle mesure n’a vu le jour !
Pour terminer, pensez-vous que le mieux est de supprimer cette loi et repartir sur une nouvelle base juridique pour combattre la corruption ?
Si une loi – aussi parfaite soit-elle – pouvait venir à bout de ce fléau, j’applaudirais des deux mains à son avènement pour peu qu’elle se traduise quotidiennement sur le terrain par son effectivité. Des pays font de gros progrès en matière de lutte contre la corruption sans avoir de loi spéciale et sans même avoir signé et ratifié la Convention des Nations unies. Cette loi algérienne est très en retrait par rapport aux conventions des Nations unies et africaine, notamment concernant l’indépendance de l’organe de prévention et de lutte contre la corruption prévu par la loi, l’accès à l’information, les limites du dispositif relatif à la déclaration de patrimoine, les restrictions dans la participation de la société civile et les revers d’une nouvelle incrimination intitulée dénonciation abusive. La lutte contre la corruption est avant tout politique. Information, transparence, contrôle, réforme, participation populaire, citoyenneté sont les maîtres mots d’une avancée nécessaire qui se déclinerait en libertés à conquérir, en responsabilités à prendre, en ouverture du pouvoir à d’autres secteurs de la société.
N. N.
* Président de l’Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC)