Lies Kerrar, expert en finances: “Il n’y a pas de fonds à récupérer sur le marché informel”

Liberté, 13 septembre 2021

La problématique n’est pas de récupérer l’argent de l’informel, mais d’agir sur les raisons fondamentales qui ont poussé une grande partie des Algériens à tourner le dos au système formel”, préconise M. Kerrar.

Liberté : Le gouvernement prévoit l’introduction en Bourse de deux banques publiques, afin d’accroître la contribution de la Bourse dans la mobilisation de l’épargne et le financement de l’économie. Qu’en pensez-vous ?

Lies Kerrar : C’est une bonne chose. Pour le développement de nos marchés financiers, oui, il est évident que nous devons avoir des banques cotées en Bourse. J’écris cela dans les diverses recommandations pour développer notre système financier depuis plus de 15 ans. En revanche, il ne faut pas se tromper dans les objectifs et la façon de le faire. Car cela pourrait avoir l’effet inverse à l’effet recherché. Dans le rapport Nabni 2021, publié en 2011, le modus operandi a été détaillé. Avant d’ouvrir le capital d’une banque publique, il y a du travail à faire sur son bilan et sa gouvernance. Il faut, en effet, nettoyer les bilans et remettre en circulation dans l’économie les actifs non exploités de façon performante.
Il s’agit de sortir des bilans des banques publiques les actifs qui ne correspondent pas à̀ une exploitation commerciale normale, ainsi que les actifs non performants : les créances sur des sociétés publiques garanties explicitement ou implicitement par l’État ; les créances non performantes (sur le secteur public ou privé́) et les actifs découlant de l’exercice de sûreté non liquidé. La gestion de ces actifs serait confiée à des entités (par type d’actif) spécifiquement mandatées avec des objectifs précis de gestion.
L’objectif est de créer une coupure claire dans la gouvernance et la gestion des banques, de remettre sur le marché́ des actifs non exploités et de sortir des bilans des banques des actifs susceptibles de rendre moins visibles les performances des nouveaux gestionnaires. Cette mesure préalable permet de mettre en œuvre les mesures relatives à la gouvernance et à̀ l’ouverture du capital en Bourse des banques. Le nouveau management n’aura ainsi ni les rentes ni les boulets du passé à̀ gérer, et pourra se concentrer (et rendre compte) sur le défi de construire, à partir des ressources humaines et du réseau existant, la banque répondant aux défis de transformation de l’économie. En outre, les institutions en charge de la Bourse ont besoin de sortir de la léthargie bureaucratique dans laquelle elles sont enfermées depuis quelques années. On a besoin de faire fonctionner la Bourse pour acheter et vendre des actions, et la gestion bureaucratique de cette institution, indépendamment du fait qu’il y ait peu ou plus de sociétés cotées, ne le permet malheureusement pas.

L’Exécutif évoque la récupération des fonds disponibles dans le marché informel. Pourrait-il tenir cet engagement ?

Il est important de se préoccuper de l’informel. Mais il n’y a pas de “fonds disponibles dans le marché informel à récupérer”. Poser la problématique de cette manière induit en erreur sur ce qu’il faut faire. La problématique n’est pas de récupérer l’argent de l’informel. Ce qu’il faut, c’est d’agir sur les raisons fondamentales qui ont poussé une grande partie des Algériens à tourner le dos au système formel et à fonctionner de façon informelle. Oui, il faut donc évidemment de grandes réformes fiscales et bancaires pour réduire la part de l’informel à des proportions acceptables. Le Care a publié, il y a près d’un an, un dispositif fiscal complet permettant d’entrevoir la formalisation de notre économie. Pour formaliser notre économie, il faut d’abord mettre en place un dispositif fiscal simple, raisonnable et applicable à tous. Ensuite, il faut naturellement que notre système bancaire fasse d’énormes progrès en termes de service à la clientèle et de rémunération des dépôts. Si on veut attirer des dépôts bancaires, il faut d’abord faire le minimum pour les attirer : mettre en place un niveau minimum de services de paiement électronique, et rémunérer les dépôts de façon raisonnable à attractive.

Le gouvernement prévoit également la réforme des subventions. Dispose-t-il d’une marge de manœuvre suffisante pour le faire ?

Nous n’avons pas le choix. Mais là aussi, il ne faut pas se tromper sur la façon de le faire. Nabni a publié en 2018 un plan détaillé de réformes des subventions. Et ce plan pouvait être mis en œuvre dès 2019. Le véritable sujet ou débat, ce ne sont pas les subventions.
Nous n’avons pas le choix de les supprimer. Plus nous tardons, moins nous aurons les moyens de le faire sans que les catégories les plus démunies soient affectées. Le véritable sujet, c’est comment faire pour aider les plus démunis. L’erreur à ne pas faire, ce contre quoi Nabni a mis en garde il y a 3 ans, c’est de compter sur la mise en place de listes de ménages démunis établies par l’administration pour faire des transferts directs.
C’est une erreur car en général, ce type de programme a des taux de couverture des populations démunies faibles (moins de 20% de la population en général). C’est aussi une erreur car cela retarde la mise en œuvre de la réforme des subventions. Si on attend que notre administration soit en mesure d’identifier les plus démunis et de s’organiser pour leur transférer des allocations, nous allons encore retarder la réforme de subventions. Et retarder davantage la réforme des subventions, c’est prendre le risque de se retrouver demain en situation d’être contraints d’arrêter les subventions sans avoir les moyens de compenser les plus démunis. Nabni a proposé une alternative, sur des bases déclaratives, qui ne nécessitent pas de sélection par l’administration : un ciblage progressif de tous les ménages déclarant un revenu inférieur à̀ un certain plafond, ciblant les 40% des ménages les moins aisés, sur une base uniquement déclarative, ou un revenu universel individuel, accessible à quasiment tous les citoyens, sur une base uniquement déclarative.
Les deux options proposées sont moins chères que les subventions actuelles (plus de 13% du PIB actuellement, dont plus de 7% pour l’énergie) et élimineraient les distorsions et gaspillages du système de subvention universel des prix (surconsommation, fraudes, etc.). Elles généreraient des économies considérables au budget de l’État (plus de 8% du PIB pour le ciblage progressif et 5% pour le revenu universel), tout en protégeant une part plus large de la population plutôt que les solutions de ciblage dépendant de l’administration.

La situation mensuelle de la Banque centrale pour avril dernier fait état de la mobilisation de nouveaux financements au profit du Trésor au titre des articles 46 et 53 de l’ordonnance relative à la monnaie et au crédit. Quels impacts pourraient avoir ces dispositifs de financement monétaires ?

On a de moins en moins accès aux données tant sur la situation monétaire que sur les autres statistiques. Paradoxalement, alors que la situation économique de notre pays est très difficile, plusieurs institutions ne publient plus les rapports comme elles le faisaient auparavant. Au sujet de la situation monétaire et budgétaire, le réel problème est qu’on adopte depuis deux ans des budgets déficitaires sans expliciter comment on financera ses déficits. Et l’inquiétude légitime de tous, c’est que les besoins de financement du budget de l’État consomment, directement ou indirectement, les ressources dont on a besoin pour l’investissement et financer la croissance. Et il ne faut pas oublier qu’on a besoin de croissance. C’est la croissance qui crée des emplois et de la richesse.

Propos recueillis par : Meziane Rabhi