L’été de la Covid-19, des incendies… et de tous les dangers

Algeria-Watch, 17 août 2021

Au bout de toutes les manipulations et de sa médiocrité, le régime revient à ses méthodes de la « sale guerre ». Dimanche 15 août, de présumés coupables du meurtre et de l’immolation de Djamel Bensmaïl le 11 août, à Larbâa Nath Irathen, dans la wilaya de Tizi Ouzou, sont présentés à la télévision nationale dans une mise en scène caractéristique des régimes totalitaires.

Mohamed Chakour, le directeur de la police judiciaire, s’est donc présenté le 15 août devant les journalistes pour présenter sur écran géant les « aveux » des suspects. Le policier a communiqué sa chronologie des faits ayant abouti à un assassinat particulièrement ignoble, qui a révulsé une population frappée de plein fouet par le renouveau de la pandémie et confrontée depuis plusieurs jours à la propagation violente d’incendies de forêts.

Mohamed Chakour, manifestement très mal à l’aise face aux journalistes, semblant contraint à l’exercice jusqu’à paraître tétanisé, a lu une déclaration qui constitue le second narratif officiel des événements. Selon le policier, les auteurs de cette atrocité seraient au nombre de trente-six, dont trois femmes. Douze individus seraient toujours en fuite. Selon ce responsable, le jeune Djamel Bensmaïl se serait présenté à une patrouille de police pour demander protection. La victime aurait déclaré aux policiers que certaines personnes le soupçonnaient d’être un pyromane et qu’il craignait qu’il lui arrive malheur.

La mise à mort de Djamel Bensmaïl : le narratif des juges et celui des policiers

Cette version d’un drame qui s’achève dans la mort atroce d’un jeune homme contredit directement celle du procureur du tribunal de Larbâa Nath Irathen. Le magistrat avait en effet déclaré par voie de communiqué le 12 août dernier, trois jours avant le show télévisé policier, que la victime avait été appréhendée en compagnie de deux autres personnes par un groupe de citoyens. Le communiqué du procureur publié par l’APS le 12 août est sans ambiguïté : « Un groupe de citoyens a arrêté trois personnes qui se trouvaient à bord d’une voiture, suite à leurs soupçons d’être impliqués dans les feux de forêts qui se sont déclarés dans la région de Larbaâ Nath Irathen. Après les avoir agressés, les services de police sont intervenus pour les secourir et les ont transférés au commissariat. Cependant, le même groupe a continué à attaquer le siège de la police avec violence, et a réussi à faire sortir l’un des trois individus du commissariat et à le traîner à l’extérieur, le battant et le brûlant, ce qui a conduit à sa mort. Les policiers qui sont intervenus pour protéger la victime et la secourir ont également subi des blessures. »

Les images qui ont très rapidement circulé sur les réseaux sociaux montrent trois individus forcer la victime à renter dans la cellule du fourgon de la police entouré d’une foule chauffée à blanc. Djamel Bensmaïl a été ensuite extirpé du véhicule de police pour être sauvagement battu et immolé devant un groupe de citoyens en présence de plusieurs policiers qui ont visiblement laissé faire. Sur une image on voit très distinctement un des assaillants sortir du véhicule de police et parler tranquillement à l’oreille d’un policier avant de quitter la scène du crime. Les dizaines de vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux l’attestent sans contestation possible.

Il ressort clairement que les policiers n’ont pas esquissé le moindre geste pour protéger le jeune Djamel Bensmaïl, les images corroborent la coupable passivité, sinon la complicité directe, de policiers qui ont assisté en spectateurs à la tragédie. Selon le patron de la police judiciaire, les policiers ne sont pas intervenus sur instructions de la direction générale de la police qui craignait, piètre justification, de provoquer d’incontrôlables mouvements de foule.

Une interminable guerre de clans mafieux

La contradiction entre le storytelling policier et celui de la justice ne relève pas d’une communication défaillante. Ce qui paraît être un télescopage entre la Direction générale de la sureté nationale (DGSN) et la justice (le procureur de Larbâa Nath Irathen) n’est en réalité que la énième manifestation d’un affrontement entre groupes rivaux au sommet du pouvoir.

Le soir même de la conférence de presse du chef de la police judiciaire, le porte-parole non officiel du groupe des généraux janviéristes à Londres, Saïd Bensdira, a appelé à « armer » la population contre les « terroristes » et les « sauvages » qui veulent « replonger » le pays dans une nouvelle ère de « terrorisme ». Cette intervention d’une voix autorisée des « décideurs » semble préparer les esprits à un durcissement autoritaire du régime, voire à l’éventuelle instauration d’un état d’exception. Depuis plusieurs semaines, ce propagandiste des extrêmes appelle à l’intervention de l’armée pour mettre fin au « désordre » qu’Abdelmadjid Tebboune est dans l’incapacité de résoudre.

L’horrible assassinat à ciel ouvert sous les caméras de dizaines de smartphones participe directement de ce conflit au sommet. Il s’agit pour une partie des « capi » à l’origine du putsch de janvier 1992 de précipiter la sortie d’un président imposé par le défunt chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah pour une reprise en main effective des appareils du régime pour le contrôle de la rente. Ces généraux, tout-puissants depuis l’arrêt du processus démocratique en 1992, et leurs hommes d’affaires ont été effectivement largement évincés des circuits de prédation par le clan adverse dirigé par le défunt Gaïd Salah.

En effet, l’opération « mains propres », un règlement de comptes plus qu’une opération de salubrité publique, déclenchée à la suite de la déposition du président Bouteflika en avril 2019, a durement atteint les réseaux et les intérêts financiers de certains barons du système, notamment les généraux Nezzar et Tewfik. Le retour en grâce de ces responsables de crimes de masse, principaux artisans du coup d’État de janvier 1992, a été permis par le général Saïd Chengriha, lui-même coupable de crimes contre l’humanité et successeur de Gaïd Salah à la tête de l’armée.

Mais cette réhabilitation n’est pas – pas encore ? – triomphale. Des résistances à l’intérieur du régime sont très perceptibles, personne ne souhaitant perdre ses positions dans la captation d’une rente d’autant plus convoitée qu’elle se contracte inexorablement. L’annonce par le chef d’État d’une étape supplémentaire dans l’ouverture du marché algérien par la privatisation des banques publiques notamment en dit long sur la volonté d’épuiser tous les gisements de rente. Le libéralisme à l’algérienne est une succession de détournements…

Shock and Awe, version SM

La déstabilisation et les moyens habituels de la stratégie de la tension sont le recours habituel de la dictature militaire pour régler des comptes internes en terrorisant la société par l’exacerbation de tous les antagonismes, réels ou provoqués, dans la logique de la doctrine militaire étatsunienne dite « Shock and Awe » (choc et effroi) des années 2000. Les « décideurs » n’ont eu ensuite de cesse d’étouffer le mouvement de contestation populaire apparu en février 2019 en tentant de jouer les oppositions ethnoculturelles et régionalistes. L’opinion l’a parfaitement compris et a éventé le traquenard, exprimant à chaque occasion que le conflit au sommet du régime oppose des groupes mafieux aussi antinationaux les uns que les autres.

Les circonstances qui précèdent la mise à mort du jeune Djamel Bensmaïl, artiste solidaire et hirakiste pacifique, portent l’indélébile signature des services de « renseignement », en réalité une police politique militarisée (DRS et ses avatars) chargée des opérations les plus crapuleuses du régime. Ce meurtre particulièrement horrible, évocateur des atrocités des années de la « sale guerre », intervient dans une ambiance extrêmement tendue, entre pénuries de toutes natures, létalité vertigineusement accrue de la pandémie et incendies massifs en Kabylie d’abord et progressivement étendus au nord-est du pays. Ce tableau est avant tout celui d’un effondrement de l’administration et de l’impotence de l’exécutif.

La déroute des structures de santé publique confrontées à toutes les pénuries dont celle, vitale, d’oxygène face à la virulence renouvelée de la Covid-19 a montré au monde entier le niveau de négligence, de stérilité et d’incompétence d’un régime corrompu. La réaction des pouvoirs publics face aux incendies est encore plus révélatrice du désordre et de la totale impréparation face aux situations de crise. C’est bien la mobilisation spontanée de la jeunesse et la solidarité agissante de millions de citoyennes et de citoyens qui a permis de faire face aux flammes et à la destruction.

L’envoi de jeunes soldats seulement armés de pelles pour combattre de gigantesques incendies révèle le caractère irresponsable et criminel du commandement de l’armée. Le fait que les médias du régime se targuent de la mort de dizaines de militaires pour illustrer l’engagement de l’armée pour protéger les civils exprime le cynisme total de ceux qui jouent avec l’unité nationale dans un contexte où la sécurité du pays est directement menacée.

La « main de l’étranger »

L’examen sommaire d’une carte de la région permet de constater que l’Algérie est aujourd’hui au centre d’un jeu stratégique complexe et dangereux. Le Maghreb et le Sahel sont l’objet d’une déstabilisation néocoloniale qui s’approfondit et s’élargit depuis l’intervention impérialiste en Libye en 2011. Tous les voisins du pays sont fragilisés par des interventions étrangères directes et/ou indirectes. À l’exception notable de la monarchie marocaine où le Makhzen, structure médiévale traditionnellement soumise à l’étranger, joue activement le rôle de tête de pont du sionisme dans le sillage du processus de « normalisation » engagé par les principautés du golfe Persique. L’abandon ou la trahison par l’Algérie de la cause palestinienne et celle, dans une mesure moins globale mais tout aussi essentielle du point de vue du droit des peuples et de la décolonisation, du peuple sahraoui figurent naturellement dans l’agenda impérialiste. Il faut ajouter à cela que l’Algérie, par ce qu’elle représente, par ses alliances historiques et sa position géostratégique, demeure malgré tous les reculs d’un système corrompu un obstacle aux projections impériales sur le continent et n’est pas considérée par les Occidentaux comme un partenaire vraiment fiable en dépit de toutes les concessions et compromissions de ce régime.

Les menaces sont bien réelles et l’invocation par la propagande du régime d’une « main de l’étranger » à l’œuvre dans le pays n’est pas dénuée de fondement. Sauf que cette « main » ne se situe pas là où les porte-voix de la dictature voudraient la placer. L’intrusion et les influences externes sont à rechercher au plus haut des centres d’autorité, précisément au niveau du commandement de l’armée et de la police politique. Le très grave affaiblissement de la position économique du pays, la faillite de l’administration, la corruption généralisée et le désastre social actuel sont entièrement imputables à la direction militaire qui dirige le pays via des pantins civils, dans la plus complète irresponsabilité. Le fait que l’Algérie soit complètement démunie face aux incendies, qui ne sont nullement un épisode inédit, en dit long sur la volonté effective de protéger les populations.

Il reste que la meilleure preuve de la collusion d’une partie du régime avec des intérêts adverses réside dans la volonté manifeste de briser l’unité du peuple et de la nation en suscitant par des moyens machiavéliques des conflits ethnoculturels et régionaux. L’assassinat de Djamel Bensmaïl, qui se situe dans cette logique, est une traduction concrète de la stratégie visant à opposer arabophones et berbérophones, cyniquement déployée depuis des décennies. La prétendue main de l’étranger est d’abord « janviériste », made in Algeria.

Les campagnes d’intoxication et les psy-ops ont perdu toute efficacité. Le peuple, beaucoup plus éduqué et clairvoyant que les anti-élites médiatisées du régime, ne tombe dans aucune division ni remise en cause de son histoire. Les conspirations contre l’unité nationale font long feu. La réaction toute de hauteur et de dignité du père de la victime illustre au contraire le haut niveau de conscience du peuple et son refus de céder aux provocations du régime.

Avant même le Hirak, le peuple algérien dans sa profondeur historique et dans toutes ses dimensions politiques a toujours proclamé son attachement aux valeurs du 1er novembre 1954, réaffirmant l’unité nationale et réitérant son soutien inconditionnel et déterminé aux luttes décoloniales. Face à la crise générale, aux menaces de tous ordres et aux dangers aux portes du pays, ce sont bien les Algériennes et les Algériens, du sud au nord et d’ouest en est, de Miliana à Larbaa Nath Irathen, qui garantissent la pérennité de l’État. C’est bien le peuple algérien indivisible, à l’exemplaire solidarité, fidèle à son histoire et d’une générosité sans pareille qui assure l’intégrité de la nation.