Redouane Boudjema. Professeur à l’université d’Alger : «La loi sur l’audiovisuel n’est pas appliquée»

Madjid Makedhi, El Watan, 23 juin 2021

Le professeur Redouane Boudjema revient ici sur la dernière décision de l’ARAV qui a suspendu la chaîne privée El Hayat TV. En spécialiste des médias, il rappelle que l’ARAV refuse l’application de la loi sur l’audiovisuel de 2014, comme elle n’assume pas ses missions.

L’Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) vient d’annoncer la suspension de la chaîne privée El Hayat TV pour une semaine suite à la diffusion d’une interview polémique sur l’Emir Abdelkader. Quel commentaire faites-vous de cette décision ?

Je pense qu’il y a lieu de faire un point de pédagogie et un rappel historique autour de cette question, car nous sommes en face d’un phénomène de pollution symbolique. De fait, dans cette affaire, on a du mal à discerner les responsabilités et le rôle des acteurs.

Quid de la loi dans une telle situation ?

Le communiqué de l’ARAV indique que le ministère de la Communication a été saisi «aux fins de retrait de l’accréditation de la chaîne El Hayat TV» et précise même que cette Autorité entend «se réserver le droit d’engager toutes les mesures et procédures judiciaires adéquates en cas de récidive de tels dépassements et manquements professionnels».

Le communiqué signé par le président de cette instance demande au ministère le retrait de l’agrément de cette chaîne de télévision, algérienne de contenu et étrangère de droit. Cette demande de retrait d’agrément donne une idée de la mission, qui apparemment ne fait pas de distinction entre régulation et censure, dont l’ARAV se croit chargée.

Cette interprétation de sa mission éloigne l’ARAV de son rôle de régulation pour la réduire à une structure de surveillance vouée à offrir à l’Exécutif une sorte de couverture institutionnelle pour exercer davantage de censure.

Je ne comprends pas comment l’ARAV refuse l’application de la loi sur l’audiovisuel promulguée en 2014, surtout que les articles 55, 56, 57 et 58 de cette fameuse loi lui donne beaucoup de prérogatives. L’argument de l’ARAV, pour justifier la suspension et la demande de retrait d’agrément, se fonde sur la remise en cause de l’intégrité de certains moudjahidine.

Ainsi, l’ARAV exprime «son rejet de ce genre de discours consacrant la haine et la discrimination et portant atteinte aux principes généraux et à l’éthique journalistique». Or, toutes ces chaînes de télévision offshore, de droit étranger, versent depuis leur origine dans des discours virulents contre nombre d’acteurs sociaux et politiques qui ne partagent pas la doxa officielle.

On garde en mémoire les campagnes haineuses contre des personnalités qui avaient critiqué la candidature d’un Président malade en 2014 et en 2019. Cela s’est poursuivi après le 22 février 2019, ces chaînes n’hésitant pas à tenir des propos accusateurs contre les manifestants, en évoquant notamment de très nébuleuses officines étrangères qui manipuleraient ces protestataires.

Cela sans même évoquer les graves manquements déontologiques. Il est loisible à n’importe quel téléspectateur de constater que ces chaines de télévision diffusent des contenus discriminatoires contre les femmes, contre les migrants et réfugiés subsahariens, et ne reculent pas devant des attaques venimeuses contre la liberté du culte et les opinions divergentes.

L’ARAV dans son communiqué d’avant-hier s’élève notamment contre «la remise en cause de l’intégrité de certains moudjahidine». L’argument peut paraître surprenant. En effet, en tant qu’observateur des médias, je n’ai pas souvenir d’une seule déploration ou critique de l’ARAV de plusieurs dizaines d’autres opérations de lynchage télévisuel.

Que ce soit celle à l’encontre du défunt Lakhdar Bouregaa, de notre héroïne nationale Djamila Bouhired, de la mémoire du regretté Hocine Aït Ahmed ou de celle du chahid Abane Ramdane.

Sans même évoquer ces plateaux de télé organisés pour dénoncer le Congrès de la Soummam qui a vu la naissance de l’ALN, et d’autres campagnes haineuses en tous genres. Ce qui me pousse à poser cette question simple et sans aucune arrière-pensée : l’ARAV dénoncerait-elle la haine télévisuelle selon l’identité des victimes ou l’identité des acteurs de cette haine ?

Vous avez, depuis des années déjà, critiqué la gestion de l’audiovisuel algérien où toutes les chaînes privées sont considérées comme étrangères. Selon vous, pourquoi les autorités maintiennent-elles cette situation et pour quel objectif ?

Votre question suscite une série d’interrogations : pourquoi ce champ audiovisuel s’exerce-t-il en dehors de la loi ? Pourquoi l’ARAV est-elle à ce point dysfonctionnelle ? Pourquoi n’arrive-t-elle pas à imposer le respect de la loi ? L’ARAV respecte-t-elle la loi ?

Les prérogatives de l’ARAV sont très significatives. L’article 58 de sa loi fondatrice stipule : «L’Autorité de régulation de l’audiovisuel exerce ses missions en toute indépendance.»

Or, l’on constate depuis la promulgation de la loi en 2014 et depuis l’installation de l’ARAV en 2016 que la gestion bureaucratique du champ audiovisuel est toujours la règle. Avec des chaînes de télévision de droit étranger tolérées mais toujours pas agréées, et des chaînes publiques au service des personnels successifs du pouvoir plutôt qu’à celui de l’Etat et de la société.

Ces chaînes, créées au lendemain des événements de 2011 en Tunisie, en Libye et dans d’autres pays arabes, ont été fondées dans un objectif principal de contre-propagande : récupérer une audience algérienne largement captée par Al Jazeera, Al Arabiya et d’autres canaux liés à des appareils idéologiques et diplomatiques de pays du Golfe et de leurs sponsors occidentaux, qui faisaient la promotion du «printemps arabe».

Les articles 54, 55, et 56 de la loi promulguée en 2014 déterminent les missions et attributions de l’ARAV. Mais, hélas, dans les faits, cet organisme n’assure aucune mission et n’assume aucune attribution. Cinq ans après l’installation de cette instance et bientôt dix années d’existence, ces chaînes de télévision sont toujours de droit étranger. Le citoyen n’a eu droit à aucune information sur leur identité.

Qui les financent ? Quelles sont leurs lignes éditoriales ? A quel cahier des charges obéissent-elles ? Dans la réalité, ces télévisions ne répondent à aucune norme professionnelle ou déontologique. Des chaînes qui font souvent tout et n’importe quoi, sauf le métier de journaliste. Dans l’indifférence manifeste d’une instance de régulation absente.

L’article 86 de la loi stipule également : «L’Autorité de régulation de l’audiovisuelle adresse chaque année au président de la République et aux présidents des deux Chambres du Parlement un rapport concernant l’état d’application de la loi relative à l’activité audiovisuelle. Le rapport est rendu public dans les 30 jours qui suivent sa remise.»

L’ARAV, cinq ans après sa création, a connu quatre présidents, elle n’a produit à ma connaissance aucun rapport. L’ARAV a-t-elle le droit de demander l’application de la loi si elle-même n’applique pas le minimum de cette loi ? Nous verrons bien ce que l’ARAV pourra produire, car son mandat expirera le 16 juin 2022.

Des professionnels se plaignent, depuis notamment 2019, de la multiplication des contraintes, professionnelles et financières, qui étranglent la presse nationale (écrite, audiovisuelle, médias électroniques). Qu’en pensez-vous ?

La presse Algérienne vit une des plus sombres périodes de son histoire. La litanie est éprouvante : incarcération de journalistes, fermeture des médias au débat contradictoire, grave crise de la presse papier qui enregistre la chute de plus de 70 pour cent de son tirage depuis 2011. A cela il faut ajouter l’endettement astronomique des imprimeries publiques et la faillite de plusieurs sociétés de distribution. Le tout couronné par la crise sociale qui frappe la corporation des journalistes. La formule est consacrée : des journalistes de plus en plus pauvres et des patrons de presse qui s’enrichissent davantage. Dans ce paysage sinistré, une minorité de journalistes continue de résister pour assurer l’ABC de la profession, et une majorité continue de confondre le métier de journaliste avec celui de procureur, d’avocat, d’imam ou même celui de supplétif policier. La situation n’est pas moins grave dans la presse en ligne qui souffre d’une gestion bureaucratique qui n’arrive pas à comprendre ce que représentent et comment fonctionnent ces nouveaux médias. Le meilleur exemple de cette situation est bien le décret exécutif sur la presse en ligne, un décret qui peut tout produire sauf la promotion du contenu Algérien sur la toile. Ce système médiatique est construit sur la rente et la propagande. Cette organisation non performante coute des milliards de dinars au trésor public et qui devient de plus en plus contreproductive. Ce modèle en rupture totale avec les réalités contemporaines et avec l’opinion, menace la cohésion sociale et, partant, la sécurité nationale.

Dans les pays démocratiques, des médias, y compris ceux qui sont adossés à des groupes industriels, sont aidés financièrement par l’Etat. En Algérie, des fonds d’aides à la presse sont annoncés depuis des années, mais leur gestion reste opaque. Y-t-il réellement une volonté d’aller vers une politique médiatique pluraliste ?

L’opacité est la règle dans un système de rente qui opère exclusivement dans le but de favoriser les relais médiatiques des différents réseaux politiques du régime. Les journalistes doivent comprendre qu’il est urgent de défendre le métier menacé par la gestion bureaucratique et les oligarques. Ceux qui ont cette profession à cœur doivent comprendre que sans changement de système médiatique et sans respect des libertés fondamentales, il ne peut exister de journalisme réel ni de dignité professionnelle ni de liberté de la presse.

M. M.