La crise de l’eau s’installe
Sous l’effet d’une gestion hasardeuse et des changements climatiques
Samira Imadalou, El Watan, 21 juin 2021
Avec 35 barrages sur 80 remplis à moins de 30% (entre 1 et 5% dans certains cas, particulièrement à l’ouest), selon un bilan de l’Agence nationale des barrages et transferts (ANBT) établi au mois d’avril dernier et des stations de dessalement en attente de réhabilitation, l’été commence sur fond de crise hydrique.
Les perturbations ont déjà commencé depuis plusieurs semaines, notamment dans les grandes villes où l’eau est distribuée au compte-gouttes sans qu’aucun programme d’appoint ne soit mis en place alors que les dans les zones rurales, cette ressource se fait de plus en plus rare faute d’infrastructures.
Dans ces régions, ce sont les citoyens qui prennent en charge dans la majorité des cas la réalisation du réseau d’alimentation en eau potable via le système de cotisations en l’absence des pouvoirs publics.
Cela pour dire que bien avant l’accentuation du déficit hydrique, l’eau est inégalement distribuée alors qu’aujourd’hui dans les discours, l’on ne cesse de parler du développement des zones marginalisées. Finalement, avec cette crise, ce sont carrément les villes et les zones urbaines qui se retrouvent dans l’ombre avec des robinets à sec en pleine période de grandes chaleurs.
Ce n’est que le début d’une situation qui s’annonce de plus en plus difficile à gérer en ces temps de disette, et ce, même si du côté des pouvoirs publics les assurances et les annonces sur la prise en charge de cette problématique cruciale s’enchaînent en dépit du manque de financement.
Le dernier bilan du ministère des Ressources en eau concernant le premier semestre de l’année en cours le souligne d’ailleurs. Il serait «nécessaire d’accélérer les procédures de mise en place des financements s’y rapportant», souligne le document rendu public via le site du ministère, lequel fait état de 9948 points recensés en alimentation en eau potable et en assainissement dans 6213 zones et précise que dans ce cadre, 2365 projets sont achevés, 1769 sont en cours de lancement, alors que les 5814 projets restants nécessitent des financements, donc en attente.
Le même document annonce le lancement de réalisation ou de réhabilitation de 7 stations de dessalement sans préciser toutefois les modalités de financement.
Il précise également que quatre stations de dessalement de l’eau de mer à Alger et Tipasa actuellement en cours de réhabilitation et d’extension, seront mises en service au plus tard le 20 août prochain.
Aussi, dans le cadre de ce programme d’urgence, 70 forages ont été mis en service, durant le premier semestre 2021, développant un débit de 81 000 m3/j, alors que 13 autres projets d’Alimentation en eau potable (AEP) qui connaissent, selon la même source un «bon rythme d’avancement», dont la réception interviendra avant le 30 juin. Ceci pour le plan d’urgence face au déficit hydrique.
Mais au-delà de ces mesures, le secteur a besoin d’une véritable stratégie face à un stress hydrique de plus en plus accentué par le dérèglement climatique.
Ainsi, le renforcement des infrastructures existantes (barrages, stations de dessalement) pour préserver les ressources hydriques et la révision de la tarification de l’eau en prenant en compte le pouvoir d’achat des citoyens en vue d’économiser la ressource et assurer l’équilibre budgétaire des entreprises de distribution d’eau figurent parmi la proposition des experts.
La réhabilitation et la modernisation des réseaux d’alimentation en eau, la généralisation du comptage des consommations, une fiscalité plus adaptée ainsi que le développement des techniques d’irrigation localisées constituent par ailleurs les principaux points retenus dans le projet de charte sur les économies d’eau.
Le débat ne fait que commencer pour un dossier des plus cruciaux pour un pays connu pour sa vulnérabilité climatique et pour le dysfonctionnement dans la gestion d’une ressource qui se raréfie de plus en plus.
Indices
– L’Algérie dispose annuellement des potentialités hydriques moyennes avoisinant une vingtaine de milliards de mètres cubes, toutes ressources confondues, dont une douzaine relevant des apports superficiels, environ un tiers des eaux souterraines, et moins de deux milliards proviennent des ressources non conventionnelles (eaux usées épurées et dessalement de l’eau de mer et déminéralisation des eaux saumâtres).
– Plus d’une centaine de stations d’épuration, dont la moitié ou presque sont non productives ou presque. Le coût de l’unité avoisine les 10 -12 M$, pour une population supérieure à 30 000 habitants
– La déperdition physique et naturelle de la ressource en eau varie entre 30 et 35%, voire 40 % par endroits, alors que le piquage illicite se situe entre 10 et 15 %.
Dr Abdelkader Saadallah. Géoscientifique
«Il faut penser en urgence à un plan spécial de l’eau»
Nadjia Bouaricha, El Watan, 21 juin 2021
– L’Algérie, et à l’instar des pays de la région, passe par une période de sécheresse et de stress hydrique assez inquiétante. Quel est le potentiel hydrique existant et comment le préserver ?
Oui, l’Algérie et les régions voisines traversent une période avec un stress hydrique grandissant d’une année à l’autre, c’est évident. Les ressources en eaux souterraines, je dirais conventionnelles, c’est-à-dire classiques avec les méthodes d’études traditionnelles des années 1940-1980 sont largement connues, ce sont les nappes des bassins sédimentaires mio-plio-quaternaires comme la Mitidja, le bassin du Chlef, le bassin de Sebaou, le bassin de la Soumam… pour le Nord de l’Algérie.
Et, bien sûr, le SASS (Système aquifère du sahara septentrional) avec ses deux réservoirs : le Complexe terminal (CT), et le Continental intercalaire (CI), tels que les nomment les géoscientifiques, (https://saadgeo.com/les-reserves-souterraines-aquiferes-sahariennes/). Les régions atlasiques (hautes plaines, Atlas saharien, les Aurès) méritent de se pencher dessus avec de nouveaux regards géoscientifiques.
Quant aux réserves hydriques souterraines non-conventionnelles, les progrès des géosciences, de la fin du dernier siècle à nos jours, ont dévoilé que ce sont les réservoirs perchés, comme le Djurdjura. C’est un autre potentiel important non découvert encore que je suspecte potentiellement présent dans les massifs, comme les Aurès, le Zaccar, l’Ouarsenis, les Monts de Tlemcen,…
Pour les réserves hydriques souterraines du Nord de l’Algérie, elles sont en partie déjà polluées (cas de la Mitidja), et/ou sérieusement menacées par les invasions d’eau marine comme le bassin de Sebaou. Le principe de base pour les protéger est de se dire que ce sont des richesses naturelles limitées, donc à ne consommer que jusqu’à une certaine limite.
Dès que l’on dépasse cette limite, on ne fait que détériorer de plus en plus toute la réserve en eau, au point de la rendre inutilisable, donc de la détruire.
On ne tue pas une poule qui pond des œufs en or ! L’autre point important est d’agir rapidement pour les protéger des pollutions, que ce soit leur contamination par les eaux usées (domestiques, industrielles), les engrais et pesticides qui peuvent s’infiltrer des régions agricoles et les rejets de surface industriels.
Il est urgent de prendre sérieusement en main la question des stations d’épuration des eaux usées. Un autre moyen supplémentaire pour préserver ses réserves souterraines est d’augmenter la recharge, en captant et rééjectant les eaux de ruissellement de pluies. Les méthodes sont connues et d’unWe technologie rudimentaire, se basant sur des études élémentaires.
Il est connu que les eaux d’écoulement de surface sont régulières, avec des dégâts renouvelables, que ce soit au Nord ou au Sud, il est très possible de les guider pour les faire pénétrer dans les nappes souterraines, avec un minimum de traitement en surface, par des méthodes durables écologiques et naturelles. J’avais soumis un projet dans ce sens pour la wilaya de Tamanrasset, aucune réponse n’en a découlé !
– Avons-nous opté pour les bonnes méthodes pour maximiser la collecte des eaux pluviales ? L’Algérie a investi dans la construction des barrages, mais est-ce que ces structures sont suffisantes et répondent-elles efficacement aux normes et exigences ?
Je pense que la méthode, la seule utilisée à ma connaissance, en Algérie depuis des décennies est la construction de barrages de toutes sortes.
Dans un pays comme l’Algérie avec une érosion très élevée, de tels ouvrages sont soumis à l’envasement dont la vitesse peut être ralentie par des travaux spécifiques, mais ne peut être complètement stoppée, donc l’envasement total est la finalité.
A plus ou moins moyen long terme, la retenue devient coûteuse à l’entretien, avec des capacités amoindries d’une année à autre en tendant vers zéro réserve d’eau, surtout au moment où le besoin en AEP (Alimentation en eau potable) se fait le plus sentir, c’est-à-dire en été automne.
Je pense que toute cette expérience doit être repensée, toutes les données existantes doivent être retraitées pour répondre à la question fondamentale : un barrage est-il rentable ?
Le drainage des eaux de ruissellement vers la recharge des nappes souterraines ne serait-il pas meilleur, plus rentable pour le développement du pays ? Personnellement, je me pose la question, je n’ai pas la réponse, ni les données et moyens pour les traiter.
Il est vrai que le pays a beaucoup investi dans la construction de barrages, mais le constant actuel est évident, cette année peut-être plus que les dernières années, il y a encore pénurie, coupures d’eau dans beaucoup de villes.
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– Qu’en est-il des nappes et gisements souterrains ? Cette ressource est-elle à l’abri de l’épuisement ?
Non ! Les gisements souterrains d’eau sont des réserves épuisables et vulnérables. Il faut donc mettre dans la tête, de toute personne physique ou morale, que ma consommation est limitée, et que cette réserve doit être protégée.
– On parle souvent des nappes présentes dans le sud du pays, mais vous avez, suite à un travail de recherche, évoqué l’existence, d’un gisement sous-terrain dans le Djurdjura estimé à quelque 60 milliards de mètres cubes. Qu’en est-il réellement et comment l’exploiter, surtout que certaines zones rurales souffrent d’un manque drastique d’eau ?
Pour le malheur de mon pays, le pouvoir met du temps à réagir, pourquoi ? C’est une autre question. Chacun y va de sa réponse, loin de nous ce débat en ce moment. Je vais vous raconter une autre histoire que j’ai vécue, qui va vous illustrer, un peu plus, mon point de vue.
Dans ma carrière de consultant en géosciences, spécialisé dans la caractérisation des réservoirs d’hydrocarbures, à la suite d’études de plusieurs réservoirs dans le monde, j’ai mis au point une méthodologie pour mettre en évidence les circuits des fluides dans les réservoirs, déceler les drains.
Ce sont des choses qui arrivent parfois pour tout chercheur d’accumuler de l’expérience au point de mettre le doigt sur une nouveauté. Les réservoirs des fluides ne sont pas uniquement comme des éponges, avec des vides remplis de fluides en question que les compagnies pétrolières exploitent, en le pompant à travers des forages de puits.
Mais il y a des zones particulières que les fluides utilisent dans leurs circuits dans le réservoir, surtout quand il s’agit de déplacement des fluides vers le fond du puits.
Aussi j’avais proposé un résumé d’une page pour une association internationale de géoscientistes pétroliers. J’ai été invité pour présenter ma méthodologie, suivi d’un débat très intéressant où les collègues cherchaient réellement à tout savoir.
Le soir même j’ai reçu un coup de fil d’une grande compagnie pétrolière, basée dans un autre pays, qui me demande de faire le travail pour un réservoir particulier qu’elle exploitait. Le lendemain j’ai pris l’avion.
En l’espace de quelques heures, l’information a traversé les frontières, suivies de discussions, de décisions et d’actions. Dans le cas du Djurdjura, cela fait des années que cela se discute, ou pas, compris ou pas, mais rien ne se passe. Il y a de cela quelques années, je suis revenu à l’offensive en partant d’une conférence sur ce réservoir énorme dans le Djurdjura à l’Université de Bab Ezzouar.
Le journal El Watan en premier suivi par d’autres ont consacré des articles à cela. Le ministère de l’Eau m’a invité pour faire une conférence et discuter avec les cadres en question, le directeur de la recherche scientifique du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique me fixe un rendez-vous par email. Une fois sur place, je poirote durant 4 heures sans aucune rencontre,…
C’est-à-dire que pendant des années, nous sommes encore en train de se concerter ou pas, d’y croire ou pas, de réfléchir ou pas…Mais rien ne se fait, on perd du temps et on accumule du retard ! J’ai posté des vidéos, accessibles à tous, sur mon website pour expliquer le tout depuis des années (https://saadgeo.com/video/).
J’ai soumis et re-soumis des projets de recherche, que je pourrais mener avec des étudiants de master et des collègues enseignant-chercheurs des universités par exemple de Tizi-Ouzou et de Bouira, car les plus proches, pour faire cette recherche de courte durée.
Je suis prêt à re-soumettre un projet de recherche-développement détaillé pour qu’en une ou deux années, nous pourrions passer à l’exploitation rationnelle et le suivi de ce réservoir. Que puis-je faire de plus ? Que l’on me le dise alors !
– Nous constatons aujourd’hui un retour du phénomène de pénurie d’eau, notamment dans les grandes villes. Que pensez-vous de la gestion de la distribution de cette ressource ?
Les pénuries d’eau dans les grandes villes, villages et campagnes sont une réalité frappante. Il me semble que les causes sont multiples, en commençant par l’insuffisance d’apport en AEP en amont, les fuites dans les canalisations souterraines urbaines, la gestion de distribution elle-même et le manque d’économie de l’eau.
Un dernier mot : je pense qu’il faut sérieusement penser et aboutir en urgence à un plan spécial de l’eau, en donnant en premier lieu la parole aux géoscientifiques et scientifiques de l’eau pour une concertation et proposer un plan d’action et, en second lieu, les moyens pour agir.